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L’implication des groupes cultist dans la traite

A ce stade de nos recherches, il est difficile d’établir la nature exacte de l’implication des groupes cultist dans la traite. Néanmoins, on peut identifier d’une part, la proximité des membres des groupes avec des individus impliqués dans cette activité criminelle (a) et d’autre part, l’existence d’actions nécessaires à l’activité de traite et assumées par des membres des cults (b).

a) La proximité des membres des groupes « cultist » avec l’activité de traite

La plupart des enquêtées interrogées lors de l’étude PACKING, sur l’éventuelle présence des groupes « cultist » en Europe et en France, les situent pour la plupart en Italie, en Espagne et en France. Un ensemble d’éléments permet d’attester d’une proximité tant criminelle que relationnelle entre les membres de ces groupes cultist et certains individus impliqués dans l’exploitation sexuelle. En Europe, ils ont été identifiés comme participant au trafic de stupéfiants, à la falsification de documents, à la contrefaçon, au blanchiment d'argent et à la traite des êtres humains194. A l’exception de la traite, les choses n’apparaissent pas aussi

191 Ibid., p. 223.

192 Ibid., p. 252.

193 B. LAVAUD-LEGENDRE et C. PLESSARD, Groupes religieux, sociaux et criminels dans la traite des filles et

femmes nigérianes, op. cit., p. 141.

194 IMMIGRATION AND REFUGEE BOARD OF CANADA, « The Eiye confraternity, including origin, purpose, structure, membership, recruitment methods, activities and areas of operation; state response (2014-March 2016) », Refworld, 8 avril 2016, disponible sur https://www.refworld.org/docid/5843fa644.html.

clairement en France selon l’Office Central pour la Répression du Trafic Illicite des Stupéfiants (OCRTIS) et l’Office Central de Lutte contre la Corruption et les Infractions Financières et Fiscales (OCLCIFF) que nous avons consultés. On peut donc se demander si les individus impliqués en France dans ces formes de délinquance n’appartiennent effectivement pas à ces groupes ou si ce point n’a pas encore été identifié par les services concernés.

Les deux groupes repérés en France par les enquêteurs spécialisés sur la traite sont Eiye et Aye195. Ce sont les mêmes que ceux qui sont identifiés principalement en Italie196. Néanmoins, ils ne s’affichent pas comme tels. Si au Nigéria, les membres de groupes « cultist » peuvent en certaines circonstances être fiers d’afficher leur appartenance, tel ne semble pas être le cas en France. C’est donc principalement sur la base des écoutes téléphoniques que les enquêteurs parviennent à repérer leur affiliation. De plus, les enquêteurs observent que les rendez-vous sont donnés dans des hôtels, appartements ou restaurants « miteux » et que les protagonistes semblent avoir des trains de vie assez modestes197. Ce constat soulève plusieurs questions. Ce faible niveau de vie est-il une réalité ? S’agit-il d’une stratégie pour cacher leurs ressources ? Les services enquêteurs font ainsi l’hypothèse d’un transfert rapide de l’argent vers le Nigéria. Les individus repérés en France ne seraient alors que des intermédiaires au sein d’un système plus complexe. Avant d’apporter quelques éléments permettant d’identifier la nature exacte de ce rôle, c’est leur proximité avec les madams qui doit être soulignée. Cette proximité ressort de la plupart des entretiens réalisés en France. Dans de nombreux cas, les madams ont un « boyfriend », membre d’un groupe « cultist »198. Dans d’autres, des membres de leur famille appartiennent à ces groupes199. Néanmoins, ces éléments ne permettent pas de savporsi ces individus sont impliqués parce qu’ils ont des liens interpersonnels avec des acteurs eux-mêmes impliqués ou s’ils sont impliqués en tant que membre d’un groupe « cultist ».

Sans pouvoir répondre spécifiquement à ce questionnement, les entretiens permettent d’acter le fait que ces membres de groupes « cultist » interagissent avec des madams. Mais il reste difficile d’affirmer s’ils travaillent pour elles ou si, à l’inverse, ce sont elles qui travaillent pour eux. Dans la continuité du mode de fonctionnement des cults tel qu’identifié au Nigéria, on peut faire l’hypothèse qu’ils sont, dans le champ de la traite des êtres humains, rémunérés pour la prestation réalisée. Néanmoins, rien n’exclut que les cults aient pu décider, à un moment donné, de prendre la direction d’un trafic qui se révèle extrêmement lucratif. Ce seraient alors les madams qui agiraient pour le compte de ces derniers. A ce stade, nous ne disposons pas de suffisamment d’éléments pour répondre à ces questions. Les travaux réalisés

Sur le blanchiment, voir notamment l’affaire française : https://www.francetvinfo.fr/societe/prostitution/un- reseau-de-blanchiment-d-argent-issu-de-la-prostitution-nigeriane-demantele-trente-personnes-interpellees-dont-plusieurs-femmes_2972485.html ; ou encore l’arrestation le 18 novembre 2016, d’un groupe de nigérians à Palerme, impliqué dans des activités économiques illicites : http://palermo.gds.it/2016/11/18/mafia-nigeriana-il-blitz-di-palermo-nomi-e-immagini-degli-arrestati-video_591800/

195 https://www.francetvinfo.fr/societe/prostitution/un-reseau-de-blanchiment-d-argent-issu-de-la-prostitution-nigeriane-demantele-trente-personnes-interpellees-dont-plusieurs-femmes_2972485.html

196 Bien qu’identifié en Italie – Blues Sisters –, aucun groupe « cultist » féminins n’a été repéré en France.

197 B. LAVAUD-LEGENDRE et C. PLESSARD, Groupes religieux, sociaux et criminels dans la traite des filles et

femmes nigérianes, op. cit., p. 169. 198 Ibid., p. 170.

permettent en revanche d’identifier certaines prestations liées à la traite des êtres humains assurées par les membres de groupes cultist.

b) Les prestations réalisées dans le cadre de la traite

Si les questions qui demeurent sont considérables, un certain nombre d’éléments extraits des entretiens réalisés en France auprès de victimes permettent d’exposer les domaines dans lesquels a été repérée l’intervention des membres des cults dans la traite, que ce soit au Nigéria ou lors du transfert.

Les membres des groupes cultist peuvent effectuer dans le cadre de la traite des êtres humains des tâches sur le territoire nigérian que ce soit avant le départ de la candidate à la migration ou pour exercer des pressions sur la famille une fois que celle-ci est en Europe. Une enquêtée indique la présence d’un membre des groupes cultist alors qu’elle prêtait serment avant son départ200. Néanmoins, c’est davantage sur la pression exercée auprès des familles des victimes que les enquêtées témoignent. Il est ainsi très commun dans le discours des victimes que leurs parents, notamment leur mère, soient visités et menacés par des membres de groupes cultist envoyés par leur madams : « Ma madam a envoyé un cultist dans notre maison (…) pour frapper, pour détruire nos affaires, celles de ma mère, pour frapper mon père, et j’ai perdu mon père à cette période, ils les ont utilisés »201. La plupart du temps, ces interventions sont relatives au remboursement de la dette.

Ces éléments sont corroborés par la consultation des écoutes téléphoniques réalisées dans une procédure judiciaire. Si l’appartenance aux groupes cultist n’est pas explicitement affirmée, certains échanges renvoient à des pratiques possiblement exercées par des membres des cults. Le frère du petit ami d’une madam indique à cette dernière qu’il s’est arrangé avec son frère pour kidnapper la mère d’une fille exploitée en Europe afin que sa fille paie ce qu’elle doit au petit ami. Dans un autre échange, une madam conseille à une de ses amis : « Dis-lui que c’est moi qui te l’ai dit et que si elle se comporte mal, je prendrai des hommes pour aller frapper sa mère. Et je le pense. Ton frère m’aidera à trouver des hommes pour frapper sa mère ». De même, une femme identifiée comme ayant un rôle important au Nigéria dans l’organisation de la traite est décrite lors d’une conversation téléphonique comme « connaissant beaucoup de gens dont des tueurs »202. Il n’est pas possible de déduire strictement de ces extraits que les individus visés sont membres de groupes cultist, mais ils confirment le mode de fonctionnement consistant à solliciter des individus pour aller exercer des menaces sur celles qui n’exécuteraient pas le paiement de leur dette. Ces interventions peuvent être commanditées depuis la France pour être réalisées au Nigéria203.

En outre, les membres des groupes cultist peuvent, selon les services enquêteurs spécialisés, également intervenir dans le transfert de prostituées vers le pays de destination en assurant le

200 B. LAVAUD-LEGENDRE et C. PLESSARD, Groupes religieux, sociaux et criminels dans la traite des filles et

femmes nigérianes, op. cit., p. 172. 201 Idem.

202 Eléments issus du dossier A étudié dans le cadre de la recherche AVRES.

203 B. LAVAUD-LEGENDRE et C. PLESSARD, Groupes religieux, sociaux et criminels dans la traite des filles et

rôle de trolley204. Pour ce qui est enfin des prestations réalisées en France, les services enquêteurs spécialisés font état de la fourniture d’appartements et de la gestion des conflits. Sur ce dernier point, ils interviendraient alors de manière comparable à un « juge de paix entre des mama en conflit sur un territoire »205. Du point de vue des discours des enquêtées, c’est le fait de faire pression sur les « filles » pour obtenir l’argent dû qui est mis en avant. De la même façon, ils peuvent avoir pour rôle de collecter l’argent206.

Qu’il s’agisse des actes effectués au Nigéria ou en France, le discours des enquêtées renvoie d’abord au fait que ces prestations sont réalisées pour le compte de la madam. Les membres des groupes cultist agiraient en tant que prestataires de services au sein d’une activité criminelle qu’ils ne contrôlent pas207. Ceci correspond à un des modes d’intervention criminelle déjà identifié. Cependant, rien ne permet de dire précisément si leur rôle est bien celui d’un prestataire pour le compte de la madam ou s’ils prennent part de manière plus active dans le processus d’exploitation. En effet, en tant que boyfriends, ils bénéficient de l’argent que leurs partenaires – madams ou victimes – rapportent. Ils ont donc autant d’intérêt que les madams à récupérer l’argent de la dette. Plus encore, on peut faire l’hypothèse que certains membres des groupes cultist sont au cœur du processus global d’exploitation. Cette hypothèse impliquerait alors qu’à l’inverse, certaines madams puissent agir pour leur compte. Si l’on retient la première hypothèse, il faudrait alors considérer que ce sont les groupes en tant que tels qui sont impliqués dans la traite des êtres humains. Dans le cadre de la seconde hypothèse, ce seraient des individus, membres des groupes « cultist », qui prendraient part à l’exploitation. En d’autres termes, se pose la question de savoir si l’on doit distinguer leur implication dans la traite de leur appartenance aux groupes. Un entretien nous permet de faire l’hypothèse que l’implication des membres des groupes « cultist » dans l’organisation de la traite des êtres humains en France serait en train de connaître une évolution majeure, allant dans le sens de la maîtrise de l’ensemble du processus conduisant à l’exploitation : son recrutement, son transport, son hébergement, et plus largement encore, le transfert d’argent, la fabrication des papiers et tous les actes nécessaires à l’instauration de la relation d’exploitation208. Une enquêtée fait en effet état de la possibilité pour les cults de travailler en partenariat avec les madams : « Pour emmener une fille, ils peuvent travailler ensemble. Ils peuvent la conduire, la plupart du temps ils interviennent en Lybie aussi. Ils peuvent être payés par la madam pour emmener une fille ». Elle continue : « Ils peuvent même emmener une fille pour la vendre en Europe […]. La plupart d’entre eux, pas tous, ils ont des filles en France. La plupart des cultists en Europe, ils ont des filles qui bossent pour eux »209. Cet

204 Un « guide qui va prendre les personnes en charge pour faire la route jusqu’à un point donné où d’autres partenaires pourront acheminer les personnes jusqu’à leur destination finale ». Sur ce point, voir LAVAUD -LEGENDRE Bénédicte et PLESSARD Cécile, Groupes religieux, sociaux et criminels dans la traite des filles et

femmes nigérianes, Paris, ECPAT France, 2019, p. 172.. 205 Ibid., p. 171.

206 LAVAUD-LEGENDRE B. et C. PLESSARD, Groupes religieux, sociaux et criminels dans la traite des filles et

femmes nigérianes, Paris, ECPAT France, 2019, p. 170. 207 Ibid., p. 174.

208 Identifiée dans sa forme contemporaine depuis la fin des années 80, cette pratique a été juridiquement définie en 2000 avec le Protocole de Palerme (préc.) qui a été suivi de différentes conventions internationales.

209 B. LAVAUD-LEGENDRE et C. PLESSARD, Groupes religieux, sociaux et criminels dans la traite des filles et

extrait ne comporte aucune ambiguité. Ici, il est clairement question d’individus membres des groupes cultist qui organisent la venue de « filles » en Europe en contre-partie du remboursement de la dette. Cette donnée peut être enrichie par le discours des services enquêteurs : « Alors que là, il y a quand même une évolution où les mamas sont maintenant un des éléments d’une organisation beaucoup plus complexe dans laquelle les hommes prennent une part de plus en plus importante » 210.

L’hypothèse selon laquelle on serait à une période charnière dans le fonctionnement des groupes se livrant à la traite peut être étayée par le rapprochement entre ce qui précède et la déclaration de l’Oba – Chef religieux de l’ensemble des Chief priests dans la région de Benin City - du 8 mars 2018211. Il a été démontré que l’appartenance au groupe d’exploitation, appartenance scellée notamment via le serment d’allégeance pouvait avoir un rôle considérable en termes d’enfermement de la victime dans une logique lui interdisant de dénoncer les faits subis et de coopérer avec les autorités étatiques. Le serment et l’appartenance au groupe seraient alors un des facteurs expliquant la difficulté des victimes de traite à se saisir du dispositif de protection prévu, depuis la directive européenne de 2004212 et résultant en droit français de l’article L 316-1 du CESEDA.

La déclaration de l’Oba du 8 mars 2018 pourrait être de nature à affaiblir le poids du groupe d’exploitation parmi les facteurs entravant la parole des victimes. Si réellement les auteurs de traite ne recourent plus au rituel du serment d’allégeance, on peut faire l’hypothèse que le poids de la contrainte sera doublement amené à s’alléger, puisque d’une part, elles ne craindront plus les sanctions d’ordre spirituel et que d’autre part, la force du lien les unissant à leur proxénète, et plus largement au groupe d’exploitation pourrait en être d’autant plus affaiblie.

Dans un tel contexte et si les éléments qui précèdent, qui restent à consolider, devaient se confirmer, on peut alors penser que les madams seraient d’autant moins en mesure de résister à la volonté de leadership des cultist, dans le processus de traite, qu’elles auraient d’autant plus besoin de leurs prestations et de l’autorité associée à la peur suscitée par leurs modes d’action. Ces éléments devront être explorés lors de futures recherches.

Par ailleurs, l’étude PACKING a permis d’approfondir les connaissances sur un autre très peu visible bien qu’ayant un rôle non négligeable dans l’exploitation, à savoir, les ladies’ clubs.

B - Les Ladies’ clubs

On retrouve avec les Ladies’ clubs certains des éléments évoqués à propos des groupes cultist quant à l’importance associée à l’appartenance au groupe et à la forte identité sociale qui en

210 Ibid., p. 177.

211 Le texte de la déclaration figure en p. 102 du rapport B. LAVAUD-LEGENDRE et C. PLESSARD, Groupes

religieux, sociaux et criminels dans la traite des filles et femmes nigérianes, op. cit. Sur les fonctions exercées

par l’Oba et sur l’importance de cette déclaration, voir B. LAVAUD-LEGENDRE, « Retour sur la déclaration de l’Oba du 8 mars 2018 », halshs-01740471, v1, 2018.

212 Directive n° 2004-81 du 29 avril 2004 et relative au titre de séjour délivré aux ressortissants de pays tiers qui sont victimes de la traite des êtres humains ou ont fait l’objet d’une aide à l’immigration clandestine et qui coopèrent avec les autorités compétentes.

résulte. Les principales fonctions des clubs sont liées à une forte appartenance identitaire et à la pratique du rotating credit (1). Or, si, comme pour les cults, l’existence des clubs ne se réduit pas à leur implication dans la traite, celle-ci se manifeste de manière différente (2).