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Les réactions politiques

Partie III – Les prémices d’une construction identitaire

B. L’affaire Oscar Wilde

2) Les réactions politiques

Douglas O. Linder et Michael Foldy affirment que le gouvernement Liberal de Rosebery eut son mot à dire quant à l’issue des procès d’Oscar Wilde. Dans une lettre du 1er juin 1895 adressée

La Revue Blanche, Alfred Douglas révéla que l’on menaçait certains membres du gouvernement de

Rosebery de divulguer leur homosexualité au grand jour, ce qui aurait compromis la réussite du parti Libéral aux élections générales d’août 1895, d’où l’importance, selon Douglas, de condamner Wilde coûte que coûte.46 Des rumeurs voulaient que le Premier ministre, Archibald Primrose, comte

de Rosebery, eût eu une liaison, lorsqu’il était encore ministre des Affaires étrangères, avec le fils

42 Michael Foldy, The Trials of Oscar Wilde, op. cit., p. 39.

43 Ibid., p. 41.

44 « Oscar Wilde and Alfred Taylor, the crime of which you have been convicted is so bad that one had to put stern restraint upon one’s self to prevent one’s self from describing, in language which I would rather not use, the sentiments which must rise in the breast of every man of honour who has heard the details of these two horrible trials. » cité dans Douglas O. Linder, « The Criminal Trials of Oscar Wilde: Transcript Excerpts. The Second Criminal Trial (May 20 to May 26, 1895) » , Famous Trials, http://www.famous-trials.com/wilde/328-second, consulté le 9 mars 2018.

45 « In one final bit of irony, the last day of the trial, Saturday, May 25, was the Queen’s birthday, and thus the air was full of patriotic fervour as Wilde was being denounced by Justice Wills. » Michael Foldy, The Trials of Oscar Wilde, op. cit., p. 45.

aîné du marquis de Queensberry, Francis Douglas. Après la mort supposée accidentelle de son fils en 1894,47 le marquis de Queensberry aurait également menacé le Premier ministre de révéler cette

liaison au grand jour.48 C’est également à ce moment que Queensberry commença à importuner et

menacer Wilde. Linder et Foldy soulignent également que la santé du Premier ministre se dégrada au mois de février 1895 (c’est-à-dire au moment où Queensberry commença à importuner Wilde), et ce jusqu’à fin mai 1895. Pendant trois mois et demi, le Premier ministre souffrit d’insomnie, de dépression, d’anxiété et de problèmes digestifs,49 comme s’il avait somatisé son angoisse quant à

l’issue des procès de Wilde. Selon Foldy, les choix de Sir Frank Lockwood comme avocat général et de Sir Alfred Wills comme juge pour le deuxième procès pénal sont à interpréter comme des signes « que la Couronne comptait faire en sorte que Wilde soit reconnu coupable ».50 L’influence

de Queensberry durant le deuxième procès se fit ressentir lorsqu’Alfred Wills refusa à plusieurs reprises que l’on mentionne le nom d’Alfred Douglas : le jeune homme ne fut jamais appelé à témoigner au cours des procès.51

La retentissante affaire Oscar Wilde causa beaucoup d’agitation en Grande-Bretagne. Six ans après le scandale de Cleveland Street, les procès du dramaturge placèrent une nouvelle fois la question de l’homosexualité masculine au cœur du débat public. Les témoignages et les preuves mis en lumière lors des trois procès choquèrent les auditeurs, et dépeignaient pour la première fois en détails, parfois très crus, une sexualité entre hommes. Six ans auparavant, cette homosexualité masculine, bien qu’au centre du scandale de Cleveland Street, avait été camouflée tant bien que mal. On savait alors que des « agissements pervers » entre hommes avaient eu lieu au 19 Cleveland Street, à Londres, et que parmi les clients de cette maison close se trouvaient des aristocrates et des personnes haut placées, mais c’était tout. En juin 1895, les procès d’Oscar Wilde avaient non seulement révélé une nouvelle fois l’existence d’une sexualité entre hommes en Grande-Bretagne, mais les témoignages avaient également décrit, expliqué, et montré cette sexualité.

En mars 1896, soit presque un an après le début des procès de Wilde, les membres de la Chambre des Lords débattirent sur un nouveau projet de loi, la Publication of Indecent Evidence

47 Harris Douglas mourut officiellement de façon accidentelle lors d’une partie de chasse, mais l’on soupçonna à l’époque que le fils aîné de Queensberry se soit suicidé. Source : Douglas Linder, « The Trials of Oscar Wilde: An Account », op. cit. ; Michael Foldy, The Trials of Oscar Wilde, op. cit., p. 22.

48 Douglas Linder, « The Trials of Oscar Wilde: An Account », op. cit.

49 Michael Foldy, The Trials of Oscar Wilde, op. cit., p. 25.

50 « [Lockwood’s] assignment to the case was a clear signal that the Crown was serious about convicting Wilde. » Ibid., p. 39. Foldy fait référence à la Couronne car c’est celle-ci qui poursuivit Wilde en justice, comme pour n’importe quel procès pénal. Le nom officiel des procès pénaux d’Oscar Wilde était Regina v. Wilde, tandis que le premier procès s’appelait Wilde v. Queensberry.

Bill. Proposé par le lord chancelier, Lord Halsbury, ce projet de loi visait à interdire la publication dans la presse de preuves ou de témoignages issus d’une enquête ou d’un procès pour délit ou crime homosexuel. Lord Halsbury avança que cette loi serait d’utilité publique, puisqu’elle satisferait les journaux, qui ne seraient plus obligés de couvrir des cas de crimes homosexuels, et soulagerait les pères de famille, qui étaient alors « forcés d'appliquer un index expurgatorius à la table du petit- déjeuner ».52 Si la proposition fut appuyée par le Premier ministre, le conservateur Lord Salisbury,

une partie des lords s’opposaient à la Publication of Indecent Evidence Bill en ce qu’elle entravait à la liberté de la presse. Lord Russell of Killowen indiqua que « tout le monde estimait que les publications indécentes devraient être arrêtées, et une sanction acceptable infligée »,53 mais il ajouta

que « tout écrivain, qu’il soit ou non journaliste, devrait pouvoir écrire ou publier ce que bon lui semble sans sanction préalable, tout en assumant les conséquences, qu’elles soient civiles ou pénales, que la loi attribuerait à ce qu’il a fait », et que ceci était pour lui la liberté de la presse.54

Lord Russell of Killowen, et d’autres lords, soulignèrent qu’il était déjà illégal de publier des écrits indécents, conformément à l’Obscene Publications Act. Lord Rosebery, quant à lui, insista sur l’inutilité de ce projet de loi. Il demanda à la Chambre si « le mal [est] aussi prégnant que ce que l’on dit ». Le leader du parti Libéral affirma que « le nombre de témoignages indécents publiés dans les journaux à grande diffusion est extrêmement faible et sa quantité, décroissante ». Ainsi, aux yeux de Rosebery, la Chambre des Lords était « sur le point de légiférer à propos d’une partie, d’un fragment d’un mal qui n’est même pas considérable et qui tend à s’amoindrir de jour en jour ».55

Selon Sean Brady, ce fut alors la première fois en Grande-Bretagne que l’on s’interrogea publiquement sur la prévalence d’une sexualité entre hommes. Pour l’auteur de Masculinity and

Male Homosexuality, ce débat exprimait « la peur profonde de suggérer que le sexe entre hommes

était un phénomène fréquent en Grande-Bretagne »,56 si bien que les lords étaient prêts à entraver la 52 « He believed many fathers of families, who had to apply an index expurgatorius at the breakfast table, would be grateful to their Lordships if they passed this Bill and mitigated the indecency to which publication was given in some newspapers. » Publication of Indecent Evidence Bill, House of Lords Debates, 20 March 1896, vol. 38, cc1434-1451, Hansard, https://api.parliament.uk/historic-hansard/lords/1896/mar/20/publication-of-indecent- evidence-bill-hl, consulté le 20 mai 2018, c1436.

53 « Everyone felt that indecent publications should be stopped and adequate punishment inflicted. » Ibid., c1437.

54 « Any writer, whether of the Press or not, might write and publish what he pleased without previous sanction, taking the consequences, be they civil or criminal, which the law annexed to what he did. That was what was called the liberty of the press […] » Ibid., c1438.

55 « The first point is this—is the evil as great as it has been asserted to be? » ; « as a matter of fact, is it not within the knowledge of your Lordships that the amount of indecent evidence that is published in newspapers of large circulation is extremely small and a diminishing quantity? » ; « You are going to legislate with respect to a corner, a fragment of an evil which is not itself great and which has a tendency to become less and less every day. » Ibid., c1446.

56 « This unique debate articulated, for the first time in a public arena, the deep fear of suggesting that sex between men was a prevalent phenomenon in Britain. » Sean Brady, Masculinity and Male Homosexuality, op. cit., p. 43.

liberté de la presse. Le Premier ministre Salisbury estimait que la publication des détails des affaires liées à l’homosexualité incitait à « l’imitation du crime par d’autres personnes ».57 Néanmoins, pour

les raisons soulevées par une partie des lords, à savoir, la question de l’entrave à la liberté de la presse, mais aussi en raison du pouvoir que cette loi accorderait aux juges, qui décideraient le degrés d’obscénité de tel ou tel témoignage, la Publication of Indecent Evidence Bill demeura à l’état de projet.

Brady affirme que ce furent « les vives réactions des journaux causées par les procès d’Oscar Wilde en 1895 » qui amenèrent Lord Halsbury à légiférer.58 Le 14 avril 1895, dans un article qui

résumait l’issue du premier procès de l’affaire et l’arrestation de Wilde, l e Lloyd’s Weekly

Newspaper citait un extrait du virulent Telegraph, qui déclarait en avoir « assez, et plus qu’assez, de

M. Oscar Wilde ».59 Pour le Telegraph,

ce n’est pas seulement l’individu lui-même qui doit être considéré dans l’affaire. Le juste verdict doit inclure, en plus de [Wilde], la propension de son étrange carrière, la signification et l’influence de son enseignement, et ces arts superficiels et spécieux par lesquels lui et ses semblables ont essayé d’établir un culte dans notre monde, et même de créer de nouvelles écoles de littérature, de théâtre, et de la pensée sociale.60

Le journal établit un lien entre ce qu’il appelait « l’art extrafin », qu’il disait « [n’admettre] aucune obligation morale »,61 et la supposée perversion de Wilde. Déjà alors, dans l’imaginaire collectif, la

figure de Wilde comme esthète et artiste s’amalgamait avec celle du « pervers homosexuel ».