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Les premières peacelines, réponse à l’urgence

1-2 Belfast ville-frontière : les manifestations urbaines du conflit

2. Les premières peacelines, réponse à l’urgence

Les émeutes sont une forme ancienne, bien qu’évolutive, du conflit intercommunautaire en Irlande du Nord. Au 19e siècle, elles sont fréquentes, décrites à partir d’archives par Andrew Boyd1,

journaliste politique à Belfast. D’autres séries d’émeutes interviennent au début des années 1920 et en 1935. Au mois d’août 1969, elles sont d’une intensité extrême et marquent le début des Troubles. Elles provoquent des mouvements de population de grande ampleur et un retranchement territorial des communautés au sein de l’espace urbain, amplifiés par des phénomènes d’intimidation. Elles entraînent l’intervention de l’armée et l’instauration de l’état d’urgence. Elles ont une relation très forte au territoire urbain, qui a une incidence sur la dynamique du conflit. La construction des peacelines est la réponse des forces de l’ordre à la situation incontrôlable d’août 1969. Je m’interroge sur la genèse des peacelines que j’analyse comme instruments de maintien de l’ordre. Elles sont placées sur certains flashpoints, les lieux des émeutes récurrentes. Le chapitre décrit d’abord la localisation des ‘désordres urbains’ avant d’analyser la réponse des forces de l’ordre. Mais auparavant, il faut resituer le contexte politique et social qui a précipité le déchaînement de violence.

2-1. La crise politique et les tensions intercommunautaires

Il existe une corrélation forte entre les modalités du débat public et la situation de blocage institutionnel qui précipite l’Ulster dans la crise en 1969. L’Etat dominé par les protestants n’intègre pas la minorité catholique qui milite pour sa reconnaissance politique et sociale. Le refus des protestants aboutit à une situation de crise.

2-11. L’absence de débat public et la répression des manifestations pour les droits civiques

En Irlande du Nord, le débat public est limité par la question nationale1. La partition de

l’Irlande a dessiné les lignes de division interne de la société. Le champ politique est construit selon l’opposition nationaliste/unioniste ou en terme de loyauté/déloyauté à la couronne, même si à l’intérieur de chaque camp, on retrouve l’opposition classique entre modérés et extrémistes. Les problèmes sociaux sont interprétés en fonction de la question nationale et sont débattus comme des questions identitaires. Le vote est implicitement un soutien à la position constitutionnelle d’un parti et cela apparaît clairement dans les thèmes électoraux. A partir des années 1960, le débat public s’ouvre cependant avec la création d’associations promouvant les droits économiques et sociaux, déconnectés de la question nationale. En 1964, un groupe de pression appelé Campaign for

Social Justice (CSJ) voit le jour. Il milite pour l’égalité dans le logement, l’emploi et les élections. Les

réformes sont une préoccupation montante. La Northern Ireland Civil Rights Association (NICRA), l’association pour les droits civiques d’Irlande du Nord, est fondée en 1967. La NICRA revendique l’égalité des droits des citoyens d’Irlande du Nord. Elle demande la fin du gerrymandering, c’est à dire du découpage biaisé des circonscriptions électorales et l’application du principe « un homme, un vote » par l’abrogation du système semi-censitaire alors en place. Elle réclame aussi une législation anti-discrimination, l’établissement d’un système juste pour l’attribution des logements sociaux, l’abolition des B-Specials, police supplétive très fortement décriée par les catholiques pour son sectarisme et sa brutalité et l’abrogation des pouvoirs spéciaux votés en 1922 (Special Powers Act) et prorogés depuis2. L’agitation sociale en Europe à la fin des années 1960 encourage les

manifestations en Irlande du Nord.

Le 24 août 1968, la NICRA organise sa première manifestation pour contester l’attribution inéquitable des logements sociaux par les municipalités3. Elle doit se dérouler de Coalisland à

Dungannon, villes situées dans le Comté Tyrone, à l’ouest de la Province. La manifestation, ainsi que les suivantes, est interdite par le ministre de l’Intérieur, William Craig. Bravant l’interdiction, les manifestants ne peuvent atteindre la fin de l’itinéraire prévu, empêchés par la police et des groupes loyalistes, mais l’événement se déroule sans violence. La situation se renverse lorsque la police

1 Karin Renon, Sortir de la violence en Irlande du Nord ? Culture et conflit, n° 29-30, printemps-été 1998, p. 319.

2 La Civil authorities Special Powers Act, appelé Special Powers Act, est une loi promulguée en 1922 instituant les pouvoirs d’exception. Elle est renouvelée annuellement par le Parlement d’Irlande du Nord, puis, devient loi permanente en 1933. Elle sera abrogée en 1972 après l’imposition de l’administration directe par Londres. Toutefois, le Northern

Ireland (Emergency Provisions Act) de 1973 comprendra aussi des dispositions attentatoires aux libertés. J. Mc Master, Living through the troubles, 1968-1993, Belfast : Youth Link, 1994, p. 6.

disperse brutalement une marche non autorisée de la NICRA le 5 octobre 1968 à Londonderry. Les violents affrontements entre la police et les manifestants sont diffusés par la télévision dans le monde entier. Les leaders unionistes assimilent le mouvement revendicatif à une subversion républicaine orchestrée par l’IRA. La contre-manifestation la plus importante est organisée le 30 novembre 1968 à Armagh par le révérend Paisley et condamnée, elle aussi, pour rassemblement illégal. Les marches pour les droits civiques se transforment en affrontements entre nationalistes et ultras-loyalistes entraînés par Paisley. En réaction à la répression du 5 octobre, People’s Democracy (PD), plus radicale que la NICRA, est créée. PD organise une marche de 4 jours de Belfast à Derry, du 1er au 4 janvier 1969, interrompue par une attaque des loyalistes sur le pont de Burntollet,

provoquant de sévères émeutes. Le mouvement pacifique touche à sa fin. En mars 1969, le Public

Order Bill constitue en délit la participation à une manifestation interdite alors q’auparavant, le

pouvoir de l’Etat se limitait à déclarer illégales les manifestations non autorisées. La loi suscite de nouvelles protestations. Les leaders du mouvement des droits civiques - John Hume, Bernadette Devlin, Gerry Fitt – perdent leur emprise sur les événements. Les manifestations deviennent de plus en plus spontanées, désorganisées et violentes. Les 19 et 20 avril 1969, de sérieuses émeutes ont lieu à Londonderry, puis à Belfast. Les catholiques prennent confiance en leur pouvoir. Dans ce climat, les protestants sont déterminés à maintenir les défilés commémoratifs qui suscitent l’opposition renouvelée des catholiques1.

2-12. L’échec de la modernisation de l’Etat

Le Premier ministre d’Irlande du Nord, Terence O’Neill, annonça en novembre 1968 des réformes qui satisfaisaient au moins partiellement les revendications des droits civiques2. O’Neill

était un conservateur, mais ouvert sur l’étranger et disposé à ouvrir le débat sur les questions sociales. Il avait entrepris des réformes pour surmonter les faiblesses structurelles de l’économie, à savoir une faible productivité industrielle et un chômage endémique. Au milieu des années 1960, il avait donné une impulsion étatique à l’investissement privé et mis en place des zones prioritaires de développement. La rénovation urbaine, l’amélioration du système de transport grâce à un projet autoroutier ambitieux et la création d’une nouvelle université à Coleraine constituaient les principaux éléments de son projet de modernisation. Le Premier ministre considérait les retards de développement social comme une entrave à la croissance économique et qu’en revanche, le bien- être économique surmonterait les divisions confessionnelles. L’action d’O’Neill s’appuyait sur un

1 Government of Northern Ireland, Violence and civil disturbances in Northern Ireland in 1969. Report of Tribunal of Inquiry. (Cmd. 566). Belfast : HMSO, avr. 1972 [rapport Scarman], vol. 1, p. 6.

discours intégrateur. Il souhaitait la reconnaissance de deux traditions politiques et culturelles en Irlande du Nord et envisageait la communauté catholique comme une composante de l’Irlande du Nord, non plus comme une faction déloyale envers l’Etat qu’il fallait à tout prix marginaliser. Des gestes symboliques comme la visite d’une école ou d’un monastère manifestaient cette volonté d’ouverture. Toutefois, les chercheurs O’Dowd et Tomlinson considèrent que malgré son discours de modernisation, le Premier ministre conservait une idéologie sectaire, plus insidieuse, car revêtue de l’apparence du libéralisme. Pour preuve, ils citent O’Neill affirmant que si les catholiques étaient traités avec considération, ils se comporteraient comme des protestants1. O’Neill est aussi l’auteur

d’un rapprochement avec l’Etat d’Irlande, considéré comme un partenaire économique et non plus comme un adversaire politique. En 1965, il a invité son homologue irlandais, Sean Lemass, au Stormont. Cette vision s’accordait au changement d’attitude des catholiques. Ils considéraient leur sort en Irlande du Nord plus important que la perspective de plus en plus lointaine d’une réunification avec le Sud, dont ils formaient une communauté distincte. Le mouvement des droits civiques revendiquait une place pour les catholiques et la reconnaissance de leur légitimité dans la société nord-irlandaise, et par conséquent formulait des revendications sociales sans rapport avec les questions constitutionnelles. Les réformes proposées par O’Neill différenciaient aussi les droits sociaux de la question identitaire. Mais la promesse offerte à la population catholique était vécue comme une menace par les protestants, qui assimilaient les revendications sociales à une tentative de subversion nationaliste2. Le refus des réformes a beaucoup contribué à la montée de la violence

et à sa légitimation. Les catholiques les plus modérés n’ayant pu obtenir l’égalité sociale, le conflit s’est radicalisé et la suspicion envers les institutions s’est renforcée. En avril 1969, de nombreuses explosions ont endommagé les réseaux d’électricité et les réservoirs de distribution d’eau de Belfast. Elles furent attribuées à l’IRA, mais le rapport de la commission d’enquête officielle affirme qu’elles étaient indéniablement le fait de milices loyalistes visant à affaiblir les intentions réformatrices du Premier ministre. Le 28 avril, O’Neill démissionne et Chichester-Clarke lui succède3.

L’impossibilité d’un règlement politique du conflit, la non-médiation des intérêts par le système politique et les réformes trop tardives ont été un contexte favorable au soulèvement de la rue. La répression des manifestations a radicalisé l’opposition. Malgré la philosophie non-violente sous-tendant les mouvements des droits civiques, le défi au statu quo provoqua le désordre. Manifester pour les droits civiques, revendiquer l’égalité de l’accès à l’espace public et l’avènement

1 Liam O’dowd, Bill Rolston, Mike Tomlinson, Northern Ireland : between civil rights and civil war, Londres : CSE Books, 1980, p 150.

2 Renon, op. cit., p. 300.

d’un sujet de droit ont été vécus tant par les supporters que les opposants comme une affirmation de l’identité confessionnelle. Le combat pour les droits civiques ne put s’affranchir des codifications préexistantes et de la politisation de l’espace public selon des lignes confessionnelles. Ainsi, le droit à défiler (freedom to march) représente une liberté publique pour la communauté protestante, mais elle rechigne à l’étendre aux catholiques. Les tensions ont été exacerbées par les défilés orangistes de l’été, crispant les relations entre les communautés et le conflit a éclaté dans la rue.