Chapitre 5 - Discussion générale
5.1. A-t-on validé les microhabitats comme indicateur de biodiversité ?
5.1.3 Les microhabitats, nouveaux indicateurs de biodiversité ?
Les microhabitats sont considérés comme des indicateurs structuraux indirects (proxies) d’une partie de la biodiversité forestière. A ce titre, ils présentent les mêmes écueils que d’autres indicateurs de ce type. Ainsi, si un lien, partiellement fonctionnel, avec certains indicanda a été mis en évidence (Paillet et al., in press), il n’en reste pas moins fondé sur une corrélation statistique non causale. Cependant, il me semble que cette approche par corrélation sera difficile à dépasser et qu’une validation expérimentale du lien causal entre une diversité de microhabitats et la biodiversité de groupes taxonomiques mobiles comme les oiseaux et les chauves-souris est assez illusoire, mais peut néanmoins s’envisager sur des microhabitats individuels (Cockle et al., 2010; Gossner et al., 2016; Lindenmayer et al., 2009). Condamnés à une approche corrélative, les indicateurs indirects de biodiversité ont cependant l’avantage d’être relativement faciles à mesurer ou à observer, avec des niveaux d’expertises moindres que la taxonomie et avec des coûts souvent limités par rapport à des relevés directs de biodiversité. Cependant, cette approche fondée sur la ressource disponible pour une espèce ou un groupe d’espèces néglige très largement les processus démographiques qui façonnent les communautés. En effet, ce n’est pas parce qu’un habitat est présent qu’il est occupé par les espèces, car elles n’ont pas encore colonisé ce milieu favorable, ou au contraire, la présence d’espèces en lien avec un habitat favorable peut n’être que temporaire car les populations sont en train de s’éteindre. Ces deux phénomènes sont connus respectivement sous les noms de crédit de colonisation et de dette d’extinction (Hanski & Ovaskainen, 2002). La connaissance de ces tendances de populations est insoluble par des indicateurs indirects et ne peut s’affranchir d’un suivi direct de la biodiversité (Gosselin et al., 2012; Paillet, 2017; Paillet et al., 2013). On atteint ainsi les limites des indicateurs indirects desquelles mon cas d’étude ne s’affranchit pas. Les microhabitats restent cependant un indicateur accessible aux gestionnaires, au contraire de groupes d’espèces qui nécessitent des compétences généralement pointues. Une fois ces limites identifiées, un certain nombre de points abordés dans ma thèse méritent d’être rappelés.
L’établissement d’une typologie de référence constitue un premier pas vers la validation des microhabitats en tant qu’indicateurs de biodiversité. Cette typologie se veut avant tout pratique et utilisable dans un panel de situations différentes. Bien que fondée sur la relation entre microhabitats et biodiversité de plusieurs groupes taxonomiques, le lien avec les théories écologiques reste peu établi. Les microhabitats sont considérés comme une partie de la niche écologique des espèces, mais leur contribution à la niche pour un groupe ou une espèce donné reste largement inconnue et probablement très variable : les dendrothelmes ou les cavités à terreau représentent sans doute une grande partie de la niche pour les espèces qui en dépendent (Gossner et al., 2016; Ranius et al., 2011), mais d’autres cavités représentent une partie plus modérée pour des espèces qui les utilisent
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seulement pour gîter (e.g. certains mammifères, incluant les chauves-souris et oiseaux, Cockle et al., 2011; Tillon & Aulagnier, 2014). De fait, la théorie de la niche, qui traduit un ensemble de conditions favorables à des espèces données, retranscrit assez mal le lien entre microhabitats et biodiversité. Il serait sans doute plus pertinent d’évoquer la relation ressource-espèces (Bouget, 2013) ou l’hypothèse de quantité d’habitat qui traduit mieux le lien entre biodiversité et ressource (Seibold et al., 2016). Il semble d’ailleurs que la plupart des indicateurs de biodiversité forestière soient fondés – souvent implicitement – sur ces relations plus que sur la théorie de la niche.
D’autre part, la sensibilité des inventaires de microhabitats à l’effet observateur pourrait apparaitre rédhibitoire au regard du ratio signal / bruit lié à leur détermination par des publics différents. Bien que légitime, cette critique peut également s’appliquer à d’autres mesures utilisées en routine, pour lesquelles des niveaux comparables ont été démontrés (e.g. Larjavaara & Muller-Landau, 2013 dans le cas de la mesure de hauteur des arbres) ou n’ont jamais été quantifiés (e.g. mesure de quantités de bois mort). Il semble important de rappeler que ce travail partait du principe que ces relevés étaient réalisables par des observateurs non experts (Regnery et al., 2013b), ce qui, au final a concouru en grande partie à la diversité des résultats observés. Nous avons par ailleurs proposé des solutions pour faire en sorte que l’effet observateur soit minimisé dans les relevés futurs, ou a minima pris en compte dans les analyses statistiques. Si cet effet observateur mérite une vigilance particulière, il convient néanmoins de le mettre en perspective au regard de la typologie publiée en 2018 et de l’utilisation qui en sera faite à l’avenir (notamment des différents grains).
Les travaux sur l’influence de différents facteurs à l’échelle de l’arbre et de la parcelle forestière ont montré un lien fort entre les caractéristiques de l’arbre (diamètre, essence, vitalité) et les microhabitats, qui se retranscrivent au niveau de la parcelle forestière. Ainsi la présence de gros arbres et d’arbres morts en plus grande quantités dans les réserves intégrales (Paillet et al., 2015b) favorise de plus grandes densités de microhabitats. Ces résultats ont été confirmés par l’approche incluant la biodiversité (Paillet et al., in press), pour laquelle nous avons montré l’effet de médiation des microhabitats sur une partie de la biodiversité étudiée, ce qui constitue un prérequis indispensable à la validation « scientifique » d’un indicateur de biodiversité (Heink & Kowarik, 2010b). Cependant, la magnitude observée reste modeste au regard du gain en biodiversité et limitée à certains groupes. De manière synthétique, on peut reporter les avancées de ce travail de thèse dans le tableau de Niemeijer and de Groot (2008) qui classifie les critères de validation des indicateurs environnementaux (Tableau 23). Au-delà des aspects purement « scientifiques » qui constituent le cœur de mon travail (notamment le lien indicateur-indicandum), les autres critères peuvent être complétés de manière plus qualitative. Cette grille d’analyse montre que l’indicateur microhabitat remplit assez bien un certain nombre de ces critères, bien que quelques-uns restent à consolider. Elle met aussi en évidence les lacunes de connaissance et un certain nombre de perspectives de recherches qui seront abordées ci-après.
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Dimension Critère Description Pour les microhabitats
Scientifique Pertinence analytique Solides bases scientifiques et conceptuelles Bases théoriques assez faibles, mais de nombreuses
références documentent le lien avec la biodiversité (Annexe 1)
Crédibilité Scientifiquement crédible Existence d’un standard scientifiquement fondé
(Larrieu et al., 2018)
Caractère intégrateur L’indicateur ou le système d’indicateurs doit
couvrir des aspect / composants / gradients clés
Relativement universel, mais à adapter à d‘autres biomes (Larrieu et al., 2018)
Importance générale Repose sur un processus fondamental ou un
changement largement répandu
Pas étudié
Historique Données historiques Existence de données historiques comparables Non
Fiabilité Antécédents éprouvés Non
Systémique Anticipatif Annonce un changement imminent d’une
caractéristique clé du système
Non
Prévisible Répond d’une manière prévisible à des
changements et des contraintes
Oui à l’échelle de l’arbre (Paillet et al., preprint) à préciser à l’échelle de la parcelle (Paillet et al., 2017)
Robuste Relativement insensible à des sources
d’interférences
Sensible à l’effet observateur (Paillet et al., 2015a) et variable en fonction de l’altitude (Paillet et al., 2017) Sensibilité à la
contrainte
Sensible aux contraintes exercées sur le système Sensible à l’exploitation forestière (Paillet et al.,
2017)
Spatialisation Sensible aux changements spatiaux Pas étudié
Temporalité Sensible aux changements temporels Etudié de manière indirecte (Paillet et al., 2017)
Niveau de connaissance
Un faible niveau de connaissance de l’indicateur veut dire qu’il y a beaucoup à gagner à l’étudier
Bonne connaissance a priori
Intrinsèque Mesurabilité Mesurable en termes quantitatifs ou qualitatifs Oui
Portabilité Répétable et reproductibles dans différents
contextes
Oui (mais voir Paillet et al., 2015a)
Spécificité Clairement et explicitement défini Oui, depuis Larrieu et al. (2018)
Propriétés statistiques Les propriétés statistiques permettent une
interprétation sans ambigüité
Oui, mais dépend de l’indice (microhabitat, biodiversité) utilisé. Magnitude faible de la relation biodiversité / microhabitat)
Universalité Applicable dans de nombreuses contextes :
régions, situations, et échelles
Oui, mais nécessite des adaptations typologiques
Pratique et
financière
Coûts, bénéfices et rapport coût-bénéfice
Les bénéfices de l’information fournie par l’indicateur surpassent son coût d’usage
Non étudié Besoin et
disponibilités des données
Recueil de données facile à gérer ou données déjà existantes et disponibles
Non, mais voir (Kraus et al., 2017)
Compétences nécessaires
Ne nécessite pas des compétences excessives pour l’acquisition de données
A tester sur la nouvelle typologie (Paillet et al., 2015a)
Opérationnalité et simplicité
Simple à mesurer, à gérer et à analyser Oui
Ressource nécessaire Réalisable dans la mesure des ressources
disponibles
Oui, mais à évaluer précisément et dépendant du contexte local
Temps nécessaire Réalisable dans la mesure du temps disponible Oui, mais à évaluer précisément en fonction du grain
et du contexte local
Politique et
gestion
Compréhensible Simple et facilement compréhensible par
l’audience cible
Oui, mais à évaluer précisément Compatible à
l’international
Compatibilité avec les indicateurs développés et utilisés dans d’autres régions
Oui, si adaptation typologique (cf. Kraus et al., 2016)
Lien avec la société Connectable aux développements
socio-économiques et aux indicateurs sociétaux
Pas étudié (sciences participatives ?)
Lien avec la gestion Liens bien établis avec des pratiques de gestion
ou interventions spécifiques
Oui dans le cas de la mise en réserve. A voir pour d’autres modes de gestion
Progrès vers une cible Liens qualitatif ou quantitatif avec des objectifs
fixés par les documents politiques
Pas actuellement
Quantification L’information doit être quantifiée d’une façon à
ce que sa significativité soit apparente
A priori oui
Pertinence Pertinence pour la problématique et l’audience
concernée
Oui, à évaluer précisément Applicabilité spatiale
et temporelle
Fournit de l’information aux bonnes échelles spatiales et temporelles
Informatif à l’échelle d’une réserve. L’influence de l’échelle de relevé reste à tester
Seuils Existence de seuils pouvant être utilisés pour
déterminer quand agir
Partiellement, voir e.g. Larrieu et al. (2012) Conçu par les
utilisateurs
Conçu ou émane des utilisateurs pour être pertinent pour l’audience cible
Non, mais adopté assez largement (Kraus et al., 2016)
Tableau 23 : Critères de sélection et d’utilisation des indicateurs environnementaux appliqué au cas des microhabitats (d’après Niemeijer et de Groot, 2008).
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On peut donc considérer, au regard de ce travail et des publications récentes sur le sujet, que les microhabitats peuvent constituer un (nouvel) indicateur de biodiversité forestière. Ce ne sont cependant pas un indicateur universel et ils semblent jouer un rôle complémentaire – ou intermédiaire – à d’autres indicateurs utilisés classiquement pour évaluer la biodiversité (bois mort, gros arbres). Ils présentent des qualités intéressantes, et notamment un lien fonctionnel avec des pans de biodiversité peu évalués par d’autres indicateurs (animaux cavicoles, insectes des dendrothelmes), mais aussi une applicabilité directe à la gestion forestière. Ces travaux confirment par ailleurs que l’indicateur universel n’existe de toutes façons pas (Heink & Kowarik, 2010b) et que des évaluations environnementales gagnent à être fondées sur des systèmes multi-indicateurs explicitement mis en relation avec des objectifs clairs dans un cadre d’analyse donné (cf. 5.2.2.4). Ces aspects mettent en évidence la nécessité de poursuivre des travaux de recherche, à la fois sur les microhabitats, mais aussi sur les indicateurs de biodiversité et environnementaux.