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Les mémoires plurielles d'un médecin schizophrénique

praguois : de la patrie de Kafka aux contreforts andins, de Prague au pays

3. Les mémoires plurielles d'un médecin schizophrénique

Les relations ambiguës que le protagoniste entretient avec l'homme qui le traque depuis Prague, un certain Franz Lowell, sont révélatrices d'une absence de maîtrise de son propre destin ; quand les infirmiers lui parlent de cet étrange malade qui hante le pavillon n°1 de l'hôpital à Quito, Kronz souhaite le rencontrer car le malade est un étrange condensé de ce que le médecin a lui-même vécu : apparemment fou, sans papier, sans origine, ne parlant pas la langue du pays, résidant à l'hôpital depuis un temps indéterminé, évoquant un voyage à Londres et un étrange procès, il

28 Ibid., 172.

renvoie inévitablement à un personnage de Kafka30 et aux affres de l'éternel apatride ; un des infirmiers énonce d'ailleurs cette réflexion qui concorde

étrangement avec ce que le protagoniste pense de lui-même : « - Al verlo uno piensa

que se ha equivocado de país, de hospital o de época... - De mundo – intervino el

otro31 ». Son apparence est étrange, son comportement est inexplicable, et Kronz le

reconnaît comme étant un double de lui-même :

Era frágil, triste y tan culpable en el umbral de sus emociones, tan poca cosa, que fue como si el doctor se viera a sí mismo en un espejo. […] Se había encontrado con él en Praga, luego en Barcelona, y por último en los zaguanes de esta ciudad, y pensó que la visión de ese hombre podía ser el duplicado de su propia sombra. […] Hubiera deseado no haberle encontrado, pues ahora no tenía más alternativa que atender su

enfermedad32.

La désorientation ainsi que l'absence d'origine familiale et de provenance géographique susceptibles d'identifier un individu sont assimilées à une maladie, commune à Lowell et à Kronz. Mais le principe de confusion entre les deux personnages opère pleinement lorsque le mystérieux Lowell meurt à l'hôpital :

« Franz Lowell estaba muerto. Su mente se adueñó de la vida del exiliado. Supo que

pudo haber sido cualquier hombre, él mismo, una sombra que camina y se disuelve. O tal vez una cifra. Kronz ya no quería, como otras veces, seguir viviendo de

fantasmas33 ». Apparemment, la mort de son double agit comme une révélation et

une délivrance pour le médecin ; il en résulte également une réconciliation avec lui-même, avec cette partie obscure de son être en quête d'un sens existentiel : Kronz imagine à ce moment-là ce que Lowell a subi, il met en scène son errance qui présente de troublantes similitudes avec la sienne. Ce qui retient notre attention, c'est que ce n'est plus le hasard qui est pointé du doigt mais la stupidité ou l'incompétence bureaucratique qui prive l'homme (Kronz ou Lowell) d'une existence

normale. En ceci Franz Lowell rejoint Joseph K., le protagoniste du Procès de Kafka,

dans le vain combat contre l'absurde : l'exil et l'errance sont tributaires de la

30 Kronz peut être une allusion à Josef K, personnage du Procès de Kafka, tout comme le patronyme de Franz Lowell, l'alter ego de Kronz, évoque celui de Franz Kafka, dont le nom de la mère était Löwy.

31 Javier Vásconez, El viajero... , op.cit., 237.

32Ibid., 240-241.

bureaucratie bornée ainsi que de l'incompétence de fonctionnaires de l'Etat excessivement zélés :

Porque lo que le había sido arrebatado -un viaje, un largo exilio, incluso su propia enfermedad- no significaba nada para la mente de un

burócrata. […] Y un burócrata calvo y con chaleco de seda volvería a

negarle la visa, una identidad, la autorización para vivir en su propia ciudad34.

Outre cette rencontre symbolique et mystérieuse entre les deux personnages, qui permet au médecin errant de régler quelques comptes avec des fantômes de son passé, nous terminerons cette étude par l'évocation d'un autre phénomène qui a trait à la mémoire de Kronz et qui participe d'un processus de confusion et de brouillage du sens à donner aux voyages et à l'exil du docteur. Tout au long du récit, le phénomène de remémoration de la part du protagoniste permet au lecteur de reconstituer partiellement son itinéraire tant géographique qu'existentiel. Outre l'apparente schizophrénie dont il souffre, doublée d'un délire de la persécution ainsi que d'une tendance affirmée pour la dépression, le protagoniste de ce roman équatorien contribue à brouiller plus encore les repères temporels et géographiques en évoquant à plusieurs reprises un trouble de la mémoire qui l'affecte : des impressions de déjà-vu, de déjà-vécu, caractéristiques de

la paramnésie35, émaillent les souvenirs du médecin, et révèlent ainsi un moteur et

une conséquence de l'exil : le principe de confusion, que nous avons déjà évoqué plus haut, affecte également les impressions et les perceptions du médecin qui a bien du mal à distinguer le présent du passé, l'ici du là-bas. Cette insistance sur une pathologie de la mémoire contribue à remettre en question la notion d'exil pour la substituer par celle d'un voyage immobile, peut-être inventé de toutes pièces par un personnage délirant. Pour illustrer nos propos, citons quelques exemples de cette

paramnésie révélatrice, dans El viajero de Praga, d'un principe de confusion qui

brouille notre conception traditionnelle du voyage et de la ville : dès le début du roman, alors que Kronz est en vacances dans un village aux environs de la capitale, il

est submergé par des souvenirs du passé : « Entonces tuvo un brusco presentimiento,

34Ibid., 261.

35 «Illusion du déjà vu. Paramnésie de localisation : souvenir faussement localisé dans l'espace ou dans le temps.» /, Dictionnaire petit Robert, article «Paramnésie», Paris, LR, 2010.

la sensación de haber vuelto a ciertos salones barrocos de Praga36 ». Puis il succombe au charme de Violeta, une infirmière au service d'une vieille dame morphinomane, et là encore il procède à une superposition de souvenirs, voire à une reconstruction du passé avec des personnages différents :

Tal vez fue un suceso ocurrido en otra ciudad, en otra época. De acuerdo, había estado imaginando que soñaba : ella se parecía tanto a otra mujer, por eso la miró con fervorosa intensidad. ¿Fue allá, en Manta ? No, no podía saber lo que había detrás de esos ojos tan serenos, como si al mirarla se repitiera el mismo sueño (el de la mujer andando por la playa, porque sin duda era ella), y ahora aquel recuerdo parecía haberse reconstruido por sí solo, como por arte de magia y a causa de una vieja

morfinómana37.

Ce processus de reconstruction de souvenirs intervient également à la fin du roman, lorsque le docteur retire le clou planté dans la main d'un autre personnage

énigmatique du roman, el mudo ; les hurlements de douleur du crucifié activent le

processus de convocation d'un autre souvenir, celui de Lowell mort à l'hôpital après un long râle d'agonie :

El alarido del mudo se transformó por una fracción de segundo en los lamentos del checo. Fue como si Lowell se hubiera despojado de su velada identidad, de su enigmático pasado, mientras se esforzaba por retirar el clavo de la mano del mudo. Así fue reconstruyendo una escena de la que apenas conservaba un recuerdo extraviado, el de aquel alarido escuchado hace años en un hospital, y que ahora volvía inexplicablement

a sus oídos, al pie de un árbol y en esta tarde de finales de verano38.

D'autres exemples peuvent illustrer ces jeux de la mémoire, parfois

défaillante, parfois trompeuse, parfois encore aiguisée : « Al día siguiente, vio desde

la ventana del hotel una ciudad amenazada por el esmog, inmediatamente reconoció la estación y fue como si él ya hubiera tansitado por ella con anterioridad, quizás

porque en toda ciudad siempre hay una estación donde ir a refugiarse39 ». Le

phénomène se reproduit plus loin : « Sí, él ya había estado aquí antes y eso tal vez lo

tranquilizó. En el tránsito del recuerdo a su conciencia, por supuesto que ya había

36Vásconez 2010, 36.

37Ibid., 44-45.

38Ibid., 319-320.

estado aquí. ¿Cuándo había hecho este viaje ? Aún no lo sabía40 ».. Une dernière citation achèvera de nous convaincre de l'importance de ces jeux de la mémoire qui

affectent le protagoniste41 : « El tren había pasado como una atropellada pesadilla

en medio de la noche. El ya había soñado eso con anterioridad. Formaba parte de su historia y de su enorme capacidad de olvido, aunque olvidar no conducía a ninguna

parte. Quizas porque él también había pasado a ser parte de ese olvido [...]42 ».Soit

l'histoire se répète43, selon les perceptions confuses du médecin, soit le temps subit

des distorsions et emprisonne le protagoniste dans un passé dont il ne peut

s'échapper : « Entonces tuvo la impresión de no haber abandonado jamás la avenida

Wenceslao, porque algo inerte subsitía y se agitaba en su memoria44 ». Et à la fin du

roman, qui coïncide par ailleurs avec la fin de son parcours, le narrateur omniscient

formule la conclusion suivante à propos de Kronz : « No podía situarse fuera del

pasado, de los días en que trabajaba en un hospital de Praga45». Quoi qu'il en soit,

les souvenirs sont toujours envisagés comme des espaces de refuge pour ce

personnage exilé de sa propre vie46, étranger à lui-même47, selon ses propres

termes :

Igual que una voz interior, ávida por manifestarse, aprovechó la pausa para viajar y deslizarse hacia los recuerdos. De nuevo se había remontado a las márgenes del río. Ahora estaba otra vez en Praga,

expuesto a la dulzura suavizada del otoño48.

A travers cette étude du roman de J. Vásconez, la problématique du voyage

et de l'exil acquiert un nouveau sens : le protagoniste de El viajero de Praga est un

paradigme de l'éternel étranger, d'un voyageur immobile qui passe d'un lieu à un autre, d'une ville à une autre ou d'un pays à un autre pour constater qu'il est

40Ibid., 164.

41 Précisons que ce phénomène est courant chez les personnes souffrant d'épilepsie, comme c'est le cas de notre auteur; c'est également l'un des thèmes de son dernier roman: La piel del miedo, 2011.

42Ibid., 168-169.

43 « -Sí, soy médico -repuso, sintiendo que todo iba a comenzar de nuevo, el juego de la desesperación y la muerte.Y la historia se estaba repitiendo.» , Ibid., 32. «Un recuerdo acuciante rebotó hasta él desde el pasado, y de pronto se le vinieron a la cabeza ciertos comentarios escuchados en la ciudad».

Ibid., 165.

44 Ibid., 187.

45Ibid., 305.

46 « Yo solamente soy un viajero. Un exiliado de por vida ». Ibid., 243.

47 « Entonces tenía la impresión de ser un extraño de sí mismo ». Ibid., 50.

toujours plus étranger à l'espace, aux habitants, aux mœurs et même à la langue de

ces endroits. Kronz est un déraciné plus qu'un exilé49, et aucun amour, ni aucune

relation amicale ou professionnelle ne parviennent à l'ancrer géographiquement ou affectivement dans un espace qui lui convienne. Le périple qu'il entreprend n'a aucune destination précise, au point que le voyage devient la métaphore d'un déplacement vers l'incongru, vers une zone située aux confins de la réalité et de la

fiction, aux confins du mythe et de la vie prosaïque : « Se dijo que siempre sería un

extraño, donde quiera que fuese. ¿Por qué tendría siempre la sensación de estar en la

orilla equivocada del río50 ? » Cette sensation qui taraude le protagoniste le renvoie

à un espace géographique indéfini, sans limite précise, sans frontière dessinée. Et ce qui nous intéresse particulièrement, c'est que Kronz est attiré par « le pays de la ligne imaginaire », un Équateur qui n'est jamais nommé mais qui apparaît en creux grâce à certains toponymes identifiables. Ce pays, ainsi que sa capitale, sont réinventés dans le roman, comme ils le sont également dans l'ensemble de l'œuvre de Vásconez ; ils deviennent des espaces d'une réalité parallèle, des espaces

« extraterritoriaux », au sens où l'entend George Steiner dans son essai éponyme51.

Mais c'est surtout la définition première de l'extraterritorialité qui nous interpelle : comme la plupart des protagonistes et des personnages du romancier équatorien, le docteur Kronz est un voyageur sans destination, sans territoire propre, et son séjour dans le pays de la ligne imaginaire lui permet de prendre la mesure de l'exil de

lui-même52.

Références bibliographiques

Guerrero, Eva, 2004, « El olvido no conduce a parte alguna : El viajero de Praga de

Javier Vásconez », in Fórnix. Revista de Creación y Crítica, Lima, n° 3-4, p. 75.

Vásconez, Javier, 2010, El viajero de Praga, Guayaquil, Alfaguara. (première édition

1996, México, Alfaguara)

Vásconez, Javier, 2011, La piel del miedo, Madrid, Alfaguara.

49 C'est également l'opinion formulée par une critique de l'oeuvre: « Kronz observa en derredor decreído siempre, consciente de que se encuentra en un mundo sitiado por el dasarraigo.», Guerrero 2004, 75.

50 Vásconez 2010,96.

51 Steiner 2002.

Vásconez, Javier, 2012, « Hablar, escribir, criticar », El País, 25 febrero de 2012,

version digitale consultable [en ligne]

http://internacional.elpais.com/internacional/2012/02/25/actualidad/13301 81904_179665.html

Steiner, George, 2002, Extraterritorialité. Essai sur la littérature et la révolution du

langage, Paris, Hachettes Littératures (1ère édition, 1972).

Varios Autores, 2002, El exilio interminable, Vásconez ante la crítica, Quito, Paradiso

exilio de género en Árbol de luna de Juan