• Aucun résultat trouvé

Le parcours imaginaire d'un éternel apatride

praguois : de la patrie de Kafka aux contreforts andins, de Prague au pays

2. Le parcours imaginaire d'un éternel apatride

2.1. Les villes sans nom et le pays imaginaire.

La seconde caractéristique de l'exil du médecin tchèque est son caractère

interminable19, au point que le personnage est appréhendé plus comme un apatride

que comme un exilé. Chaque départ est envisagé avec effroi comme une étape de plus dans un périple sans fin et surtout sans objet défini :

Concibió un plan un tanto descabellado : hacer que Charles le prestase el dinero para establecerse en algún punto de Sudamérica. […] Fue al leer de nuevo la carta cuando tuvo la escalofriante idea de que iba a partir. Se imaginó a sí mismo en Londres, y de pronto se quedó pensativo, ya que ese viaje había de ser el inicio de otros viajes, acaso mucho más largos y

definitivos, cuyo sentido por el momento se le escapaba20.

Kronz n'est pas attaché à sa ville natale, Prague, si souvent remémorée ; cette ville ne constitue pas un repère géographique ou affectif, elle est en fait subie par le

18Ibid., 67.

19 C'est d'ailleurs le titre d'un ouvrage critique consacré à l'oeuvre de Javier Vásconez: Varios, El exilio interminable, Vásconez ante la crítica, 2002.

personnage comme une maladie, même si le sentiment de trahison le poursuit après qu'il l'a quittée : lorsque Olga lui demande s'il aime Prague, le médecin répond avec

un désenchantement caractéristique : « - No sé si en verdad la amo. Supongo que la

soporto como a un enfermo. Es parte de mi vida. Aquí todos somos tan viejos que ya

nada nos sorprende [...]21». La ville d'accueil de Kronz, jamais nommée mais

toutefois caractérisée par une pluie persistante, et reconnaissable par certains toponymes, est identifiée à Quito ; elle est la dernière étape connue du médecin, et la dernière page du roman fait état d'une fin de parcours qui coïncide avec un renoncement total de la part du médecin : il renonce à croire en l'amour et en l'espoir, en la possibilité de prolonger ou revivre les instants heureux vécus avec une autre femme, Violeta, pendant une pause estivale aux environs de la capitale. Le retour à la ville, à la vie ennuyeuse et pluvieuse de la capitale, fonctionne comme un dernier déplacement qui clôt le récit là il avait débuté.

Plus qu'une fuite en avant devant une menace politique réelle, c'est une quête de sens et une quête d'identité qui poussent le médecin à vivre, ou plutôt à survivre, dans la précarité matérielle et émotionnelle. L'ennui, l'échec des relations amoureuses, la désorientation, la fuite d'un passé douloureux et l'évocation de souvenirs traumatisants tel que le suicide de sa mère, sont autant de raisons qui guident le médecin dans une recherche éperdue de sens. Le hasard préside à ses choix de s'ancrer dans telle ou telle ville, de même que l'émotion esthétique ou amoureuse :

Según Kronz, venía huyendo de la historia, no por razones muy concretas : sino porque había intervenido el azar. Y al llegar aquí vio la belleza salvaje, insustancial, un tanto melancólica de este país y eso le hizo daño, como lo hacen las cosas inacabadas. […] Y entonces decidió

quedarse22.

Le destin et l'inertie sont des variantes du hasard et de l'émotion esthétique,

selon les propres explications fournies par le médecin : « En ese tiempo la ciudad era

una especie de refugio, un territorio al que vino a dar casi por una carambola del

21Ibid., 65.

22 Ibid., 76. Cette volonté d'ancrage était déjà énoncée à Barcelone: « A pesar de los obstáculos, estaba resuelto a quedarse en Barcelona. A partir de entonces no paró ni un momento de buscar trabajo » Ibid, 103. Encore une fois, c'est le hasard qui aura raison de cette décision, tout comme il avait déjà présidé à l'abandon de la ville natale.

destino : sin ofrecer resistencia se había enamorado de su desamparo y de la tristeza

congénita de su habitantes […] 23».

Les conversations avinées qu'il entretient avec le docteur Cuesta, un congressiste équatorien rencontré à Barcelone, sont également décisives dans le choix d'une étape outre-Altantique, dont nous ne saurons pas si elle constitue d'ailleurs l'étape ultime de son périple. Si l'on se penche précisément sur le choix de l'Équateur comme pays d'adoption, on se rend compte que la quête du médecin oscille entre un désir d'action et un désir de dissolution : cette contradiction caractérise encore une fois ce personnage qui erre entre le réel et l'imaginaire, entre la fiction et la réalité, entre le désenchantement et l'espoir :

Recordó algo que le había dicho el doctor Cuesta : que llegaría a una ciudad donde todavía había perros y gallinas merodeando por el aeropuerto.

De todos los lugares, ¿por qué había elegido éste precisamente ? Es posible que Kronz hubiera venido al país más apartado del mundo, incluso al más olvidado, creyendo que aquí iba a realizar una labor extraordinaria. ¿O quizá fue un acto suicida el haber hecho el viaje hasta aquí, pues a lo mejor venía huyendo de algo ? [...] Tal vez había puesto el dedo sobre un mapa idealizado, cuando el azar quiso que se juntara con el doctor Cuesta en Barcelona. « ¿Por qué no ? », se preguntó. Es justo lo

que andaba buscando, una línea imaginaria.

Ahora, en cambio, era perfectamente consciente de ser un extraño en el mundo esculpido por Violeta, porque se proyectaba lleno de amenazas,

advertía incluso su hostilidad y el peligro que éste entrañaba24.

Le doute, l'abondance de questions et d'hypothèses formulées, le sentiment d'être menacé et persécuté, sont omniprésents dans les réflexions et les perceptions du personnage. Et la conscience d'être un « étranger » dans le monde de Violeta, énoncé comme le contrepoint du parcours hasardeux du personnage, est un aveu de désorientation redondant. Le hasard qui préside aux choix du médecin le confronte une fois de plus à l'exclusion ; étranger à sa ville, contraint de quitter un premier port d'attache (Barcelone), désorienté dans son pays d'adoption, il a aussi le sentiment d'être exclu du monde affectif des femmes qu'il côtoie. Son désir

23Ibid., 194.

d'échouer dans un « pays imaginaire », formulé à plusieurs reprises dans le récit25, correspond à un désir d'inconsistance qui caractérise ce personnage velléitaire parfaitement conscient néanmoins de sa non-appartenance à un pays, à une société, à une vie normalisée. Même son statut de médecin est désavoué lorsqu'à Barcelone il revendique le choix de travailler dans une animalerie plutôt que dans un hôpital ou un cabinet26.

2.2. Aux frontières de l'absurde

Si le protagoniste du roman de Vásconez erre d'une ville à l'autre, d'un pays à l'autre, c'est qu'il est victime du hasard et des contingences, nous l'avons vu, mais également d'un malentendu, comme il l'affirme lui-même alors qu'il est confronté à une solitude extrême dans un dispensaire andin :

Sí, debía largarse cuanto antes de ese infierno. El modo en que se metió en ese lío constituía en gran medida la historia de su vida. Intentaba creer que todo era un enome malentendido, […] ¿Por qué hacer ese viaje innecesario ? Para Kronz, el mundo se había reducido a la contemplación. De no haber sido por las vacas o por algunos borregos que veía pastar cada mañana desde la ventana, se habría sentido más solo y perdido que nunca. Su cabeza era una granja donde los hombres ya no tenían cabida. Yo no soy nadie – se apresuró a decir como si hubiera alguien dispuesto a escucharle27.

Les raisons qu'il invoque pour justifier sa fuite en avant, souvent associée à l'image du train qui roule dans la nuit vers une mystérieuse destination, sont d'ordre émotionnel : lorsqu'il est au bord de la dissolution existentielle, de la désorientation extrême, il réalise que son périple est un « énorme malentendu ». A cet instant, la ville devient un refuge, un ultime point de repère opposé à l'hostilité de la zone

25«[…] un mundo que para Kronz tenía la validez de una línea imaginaria » Ibid, 100; à la fin du roman, Kronz dit à Violeta, à propos de son pays d'adoption: « -Puedo probar que existe, a pesar de su nombre abstracto – respondió riendo el doctor. -Suena como si fuera un país invisble -dijo ella mirándole de reojo » Ibid, 293. Ce leit-motiv de l'invisibilité de l'Equateur nous semble évocateur d'une volonté du narrateur de présenter ce pays du dehors ; la minimisation de son existence réelle fonctionne justement comme un puissant révélateur : de banal et inconsistant, il est envisagé par le médecin à la fois comme un enfer (son séjour dans un dispensaire de montagne), une concentration de corruption et de bêtise (l'épisode de l'épidémie de choléra), mais aussi un endroit idyllique aux paysages magnifiques (son séjour estival aux environs de Capelo).

26«-Es lo que desearía hacer cualquier médico -dijo el doctor, levantando con indiferencia los hombros

-. Desprenderse de toda responsabilidad, cuidar animales-. ¿No es a lo que aspiramos todos? », Ibid.,

111-112.

rurale équatorienne : « Lo que debía hacer cuando encontrase el valor y el momento propicio era tratar de volver cuanto antes a la ciudad. Debía largarse de este infierno

[....] Había perdido la noción del tiempo28 ». Son premier contact avec la société du

« pays imaginaire » est catastrophique, puisque son séjour dans un dispensaire andin isolé de tout l'amène à connaître la désolation d'un paysage dans lequel les rares habitants sont soit des mirages inconsistants, soit des fous au comportement indéchiffrable : le mal de l'altitude provoque, en effet, des hallucinations, mais cette cause physiologique s'ajoute à l'absurdité des comportements des villageois et des paysans avec lesquels le docteur ne parvient justement pas à entrer en contact :

« Sabiendo que era un artificio producido por la luz, lo asoció a un vampiro […]. Si

esta gente huye y desaparece, debe de tener un motivo » , se dijo mientras caminaba

apoyado en un palo que encontró por allí29». Il ne peut que constater que la

communauté de paysans auxquels il a affaire est impénétrable ; chacune de ses tentatives pour parler avec eux se solde par un éclat de rire démentiel de la part des autochtones, dégénérés à cause de leur consanguinité, et par leur disparition inexplicable. Nous sommes entraînés, à ce moment-là, aux confins de l'absurde auquel est confronté le protagoniste, et l'image de l'Équateur est diluée dans un paysage andin plus hostile que poétique ou rassurant. Le pays de la ligne imaginaire est assimilé à un enfer dont les occupants sont indéchiffrables, et même intangibles.