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5-1 Les limites du libertinage contemporain

Le libertinage tel qu'il est perçu au 18ème siècle, s'appuyant sur les fondements philosophiques du 17ème siècle, permettrait peut-être de répondre aux maux provoqués par la répression sexuelle mise en avant par Wilhelm Reich. Mais le libertinage comme utopie d'un style de vie selon l'expression de Michel Bozon193, est loin d'être celui développé par nos contemporains. Les individus qui se revendiquent « libertin » aujourd'hui sont surtout des hédonistes du week-end : « C'est des gens qui ont les pieds sur terre mais qui pendant ces moments-là peuvent s'évader. »194 On peut alors difficilement parler de mode de vie. Ils ne couchent pas avec des inconnus, de manière imprévue, se laissant guidés au fil de rencontres hasardeuses. Tout est cadré, ils savent où ils vont et ce qu'ils vont y faire. Pourtant certains souhaiteraient étendre ces capacités de contact dans la vie quotidienne mais cela semble compliqué : « J'aimerais bien rencontrer des gens comme ça dans la rue, et leur dire ce que j'ai envie de leur dire […] et ça ne sort jamais parce que j'ai peur de me ramasser »195. De même Sandrine me disait : Je n'assume pas partout ma liberté... Au boulot ou dans ma famille, je ne parle pas du libertinage. » D'ailleurs la plupart des gens que j'ai rencontré sont des gens très rationnels et bien intégrés dans la société. Leurs temps de distraction

193 - BOZON M., Sociologie de la sexualité , Nathan, 2003, p.94-95 & 96 194 - Cf. entretien retranscrit de Justine et Benoît p.63

195 _ WELZER-LANG D., La planète échangiste : les sexualités collectives en France, Paris : Payot,

coquins sont limités et calculés, on est bien aux antipodes de l'errance du philosophe libertin.

On le voit bien dans l'entretien de Justine et Benoît retranscrit plus haut : leur conception du libertinage est complètement différente de la pensée originale. Selon le couple d'enquêtés, le libertin n'est ni rêveur, ni sceptique, ni subversif puisqu'il peut vouloir rester dans le schéma traditionnel. Or la pensée sceptique qui mène à être réfractaire à tout règlement est au fondement même de la philosophie libertine. Quant à l'idée de nature, Franck me fait justement remarquer : « Il y a beaucoup d'artifices dans le libertinage : des bijoux, de la lingerie, des chaussures,... donc finalement c'est très éloigné ». Et lorsque je lui demande si il y a beaucoup de libertins qui connaissent la philosophie et la littérature libertine il me répond : « Absolument pas. A part dans un milieu intellectuel poussé que j'ai pas rencontré. Enfin si une fois, avec des étudiants qui avaient les mêmes références que moi, mais sinon non. » Il est vrai qu'à part le Marquis de Sade et 50 nuances de Grey196 les enquêtés avaient peu voire aucune référence.

En somme on en conclue que la pensée libertine ne se traduit pas forcément chez ceux qui se disent « libertin » aujourd'hui contrairement à ce que nous affirment Justine et Benoît. Car ceux-ci considèrent seulement le libertinage comme la pratique d'une sexualité libérée à l'inverse de la génération de soixante-huitards qui faisait davantage référence à la littérature et à la philosophie libertine197 et avait plus le souci d'aboutir à une révolution sexuelle. Les anciens voulaient que cette sexualité libérée soit banalisée pour tous et sont par là considérés comme plus directs : « ils ont gardé que le côté bestial de la chose »198. Les éléments recueillis durant l'enquête nous mènent à penser

que le monde du libertinage est désormais plus normalisé199, plus uniformisé dans les critères de beauté200 et structuré par l'argent. Cette tendance est bien résumée dans la

196 - Cinquante nuances de Grey est un roman érotique écrit par E.L. James en 2011. Quelques libertins

m'en ont parlé car son adaptation cinématographique est sorti au cinéma au début de l'année. Serge m'avait dit :« Tout le monde connaît, ça sera rempli de libertins dans les salles. »

197 - Benoît me dit dans l'entretien « eux rattachent cette histoire au monde d'aujourd'hui alors que les

jeunes non pas du tout » cf. page 69

198 - Cf. l'entretien retranscrit de Justine et Benoît, p. 63

199 - Comme on l'a dit plus haut, un site de rencontre propose même un guide du libertinage afin

d'adopter un comportement adéquat, p. 109

200 - Si on en croit Benoît la conception des anciens est telle que : « Si on se plaît pas, c'est pas grave, on

est là pour baiser » cf. page 69. Les critères de beauté avaient donc moins d'importance auparavant. Par ailleurs les codes de la pornographie qui tendent aussi à privilégier certaines pratiques et certains critères de beauté étaient sûrement moins présents qu'aujourd'hui.

formulation « soirée multicouples » venue remplacer le terme de « partouze » jugé trop salace. On ne pense plus la pratique de la même manière et dans le même état d'esprit. Welzer-Lang remarquait déjà : « En dehors de l'échange gratuit des conjointes, les pratiques dites non conformistes appartiennent de plein droit au « commerce du sexe ». Nous en avons déjà décrit plusieurs formes : entrée des clubs et saunas payante, Minitel, revues, sex-shops, vêtements sexy, ventes diverses et variées par l'intermédiaire des petites annonces [...] On a d'ailleurs aperçu au Cap d'Agde naturiste, une alliance objective entre commerçants et pouvoirs publics contre « le sexe sauvage » disent les élus, « le sexe gratuit qui nous concurrence » disait un responsable commercial. »201 Autrefois peu médiatisé, le libertinage est aujourd'hui formaté par l'industrie du sexe et selon la symbolique pornographique. Suivant cette idée, force est de constater que beaucoup de libertins sont de très gros consommateurs et qu'ils n'ont pas plus que les autres une conception différente de la propriété matérielle. Plusieurs des personnes interrogées ne chercheront d'ailleurs pas à donner un imaginaire de référence à leurs enfants différents de celui transmis par la norme sociale bien que selon eux celle-ci favorise la propriété du corps de l'autre et une fidélité qu'ils estiment contre-nature. Pour Michel Bozon : « En France, le fort développement des pratiques échangistes dans les années 90 est un phénomène qui a été superficiellement rattaché par les moyens de communication à la « révolution sexuelle », au libertinage, au non-conformisme sexuel des couples... »202.