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Pour ce faire, il convient d’éclairer notre réflexion par la fameuse distinction proposée par Isaïah Berlin dans son grand essai intitulé « Le hérisson et le renard »58:

56 Blattberg, « L’hébreu en Israël: des leçons pour le français au Québec ? », dans

Argument, vol. 1, n˚ 5, automne-hiver 2002-2003.

57 Notre interprétation s’appuie sur Blattberg, « Dirty Hands », dans International

Encyclopedia of Ethics, Oxford, Wiley-Blackwell, 2015, où l’auteur explore trois

réponses à la question des mains sales (i. l’approche moniste, qu’on pourrait qualifier de théorique, et que nous allons identifier au hérisson; ii. l’approche pluraliste, qu’on pourrait qualifier d’athéorique, et que nous allons identifier au renard; iii. l’approche paradoxale de ceux qui affirment simultanément le monisme (théorie) et le pluralisme (athéorie), et que nous allons identifier à une créature hybride mi-hérisson mi-renard, soit une attitude pluramoniste). À ces trois réponses, l’auteur ajoute trois ans plus tard deux autres réponses à la question des mains sales (iv. l’approche nihiliste; v.

l’approche herméneutique entre monisme et pluralisme): Blattberg, « Dirty Hands: The One and the Many », dans The Monist, vol. 101, n˚ 2, 2018, 150-169.

58 Dans Isaïah Berlin, Les penseurs russes, traduction de Daria Olivier, Paris, Albin Michel, 1984, 57-118. Sur ce point, l’exploration de Roland Labrégère, « Irène Tamba, Le hérisson et le renard: une piquante alliance », dans Lectures, Les comptes rendus, 2013, peut nous éclairer: « C’est dans un vers d’un recueil satirique

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que fait donc Berlin dans cet essai ? Il classe les poètes, théoriciens de la société, essayistes, historiens et philosophes, bref tous ceux qui pensent les affaires humaines, en deux catégories que l’auteur appelle habilement les hérissons et les renards, en faisant directement référence au célèbre vers du premier poète lyrique grec Archiloque, datant de VIIe siècle avant J.-C.: πόλλ'οἶδ'ἀλώπηξ, ἀλλ'ἐχῖνος ἓν μέγα59.

Il existe plusieurs traductions: « il sait bien des tours le renard, le hérisson n’en connaît qu’un, mais il est fameux » ou « le renard connaît beaucoup de choses, tandis que le hérisson n’est connait qu’une grande ». Ainsi, si à la Renaissance, Érasme ressuscite le vers grec sous un habit latin – multa novit vulpes, verum echinus unum

magnum – en opposant les multiples ruses du renard à l’unique mais imparable stratégie

du hérisson, qui se roule en boule, au XXe siècle, Berlin réhabilite l’image

d’Archiloque que l’auteure [Irène Tamba] débusque la première référence du « bestiaire symbolique » de ce couple improbable formé du renard et du hérisson: « le renard sait beaucoup de choses mais le hérisson une seule grande ». Quelque 800 ans plus tard, Plutarque cite ce vers « au statut proverbial incertain » comme un exemple de « l’intelligence rusée du hérisson ». La littérature grecque et la littérature latine ignorent cependant l’association du hérisson « en tant que symbole de l’unité » et du renard « en tant que symbole de la diversité ». Dans différents corpus de fables le renard personnifie les comportements liés à la ruse alors que le hérisson n’est associé à aucun type humain. Le renard est le héros préféré des fabulistes, devant le lion. Il faut attendre la fin du Moyen Âge pour que le hérisson apparaisse dans les fables et les contes. Au XVIIe siècle La Fontaine mentionne le hérisson dans une seule fable « Le renard, les mouches et le hérisson ». (XII, 13). Une image positive, un «

symbolisme fixe » font du renard un animal « maître des ruses, curieux et ingénieux, sachant réagir vite en s’adaptant à n’importe quelle situation quitte même à changer d’apparence pour tromper l’adversaire » (p. 18). Il en est tout autrement du hérisson qui incarne des symboles différents au gré des époques et les cultures. Créature satanique dans l’imagerie chrétienne, il est dans un roman contemporain, représenté comme un animal « faible et impur ». Le couple « proverbial de l’Antiquité grecque » est sorti de l’oubli par Isaïah Berlin qui publie un essai en référence au vers

d’Archiloque cité plus haut. À partir des dispositions du renard à l’imagination et de l’unique ressource défensive du hérisson, il souligne les différences, qui, selon lui, « divisent les écrivains, les penseurs et peut-être les humains en général ». S’ensuit un classement typologique des grands écrivains, russes en particulier. Il fera ainsi de Tolstoï un renard alors que Dostoïevski est rangé dans la catégorie des hérissons ». 59 Archiloque, Fragments, Paris, Les Belles Lettres, 2002.

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d’Archiloque pour distinguer deux catégories tout à fait distinctes: les hérissons, monistes, face aux renards, pluralistes.

Ainsi, si le poète Archiloque penche plutôt du côté des hérissons, car, écrit Berlin, les hérissons s’inscrivent dans une « vision unique, centrale, un système, un principe organisateur universel, dans les termes duquel tout ce qu’ils sont et disent prend son sens, et uniquement là », Berlin lui-même penche plutôt du côté des renards qui « poursuivent plusieurs fins, souvent sans liens, sinon contradictoires entre elles », et qui déploient une pensée qui s’inscrit « sur plusieurs niveaux, saisissant l’essence d’une grande variété d’expériences et d’objets pour ce qu’ils sont en eux-mêmes, sans chercher à les intégrer dans ou à les exclure de quelque vision intérieure, immuable et embrassant tout »60.

En d’autres mots, si, d’un côté, le hérisson incarne le monisme, cette vision théorique du monde où il convient d’organiser la vie et la pensée en fonction d’un seul et unique système englobant tout, de l’autre côté, le renard incarne le pluralisme, soit une vision du monde athéorique où on ne cesse de multiplier les pistes, poursuivre plusieurs fins à la fois, souvent contradictoires.

Dans un séminaire que Berlin donna à Princeton le 19 février 1973 sur la distinction entre la tradition française et celle allemande vis-à-vis de la notion d’histoire de la culture, il insiste sur le fait suivant: bien que toute dichotomie représente quelque chose d’assez général, dogmatique – et que si on la prend trop au sérieux, elle risque de

60 Berlin, « Le hérisson et le renard », Les penseurs russes, traduction de Daria Olivier, Paris, Albin Michel, 1984, 57-118.

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déformer la réalité –, elle peut cependant nous éclairer d’une manière assez intéressante (même si forcément limitée)61. C’est donc en ce sens que la dichotomie monisme- pluralisme, hérisson-renard peut éclairer notre réflexion: elle va aussi nous permettre d’étirer notre argumentation de manière à insérer des distinctions utiles et pertinentes.