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Les fondements historiques de la multipolarité

La constitution des "royaumes impériaux", pour reprendre la terminologie de Hermann Kulke, s’inscrit dans le premier de ces systèmes politiques, à vocation territoriale par agrégation de territoires à un centre unique, et s’appuie sur leur capacité à gérer des territoires à une échelle régionale plus vaste26. Ainsi, le royaume agraire de Mojopahit parvient-il à unifier, au XIIIesiècle, les trois anciens centres politiques de Java-est (Singosari, Kediri et la région du delta du Brantas) en un seul royaume placé sous la tutelle d’un souverain, unification consolidée par l’intégration des anciens souverains locaux à la dynastie centrale (Kulke, 1986). Le contrôle territorial est alors assuré par l’intermédiaire de "fonctionnaires" qui représentent le souverain dans les provinces, qui lui-même entreprend fréquemment des voyages dans les provinces afin d’y assurer son autorité. A Java, le système agraire n’a pu se déployer totalement, comparé aux royaumes d’Asie du sud-est continentale, impliqués dans des processus d’agrégation de territoires à partir des plaines centrales, donnant des formes d’organisation concentriques dont on retrouve trace aujourd’hui (chapitre 4) (Bruneau, 1991, 1995, 2002). Compte tenu de l’étroitesse de l’île de Java, le "centre", localisé dans une vallée intérieure, se trouvait rapidement en contact avec les contre-pouvoirs côtiers du système maritime. Cependant, l’Indonésie contemporaine a incontestablement hérité de modes de fonctionnement relevant des Etats agraires javanais. Denys Lombard a consacré un volume entier de son "Carrefour javanais" à retracer, dans l’actuelle Java, les héritages économiques, politiques et sociaux de ces royaumes agraires concentriques, traces que l’on retrouve aujourd’hui dans la gestion centralisée du territoire, une vision hiérarchique de la société et de l’espace, le poids des fonctionnaires (Lombard, 1990, tome III). On pourrait y ajouter les solutions agraires apportées aux problèmes de développement.

Le système maritime est, lui, polycentré et s’oppose au modèle mono-centré des royaumes agraires javanais27. D’autre part, et annonçant les bouleversements ultérieurs, la localisation des centres repose sur une logique de réseaux et non selon une logique d’Etat-nation territoriale, qui se développera plus tard.

La fluidité du milieu maritime, la souplesse des réseaux qui s’adaptent rapidement aux demandes du marché, la finesse des mailles que forment ces réseaux d’échanges, pénalisent l’émergence d’un pôle unique. La domination politique et économique passe d’un port à l’autre, polarisant, un temps seulement, les flux commerciaux. La prépondérance d’un port est sans cesse menacée par les changements de route commerciale, les renversements d’alliances fondées sur des accords politiques, religieux ou matrimoniaux, en cas d’affaiblissement de la puissance du souverain. Il en résulte une instabilité de ces centres dominants, surtout comparé aux capitales chinoises ou européennes.

Quelques ports du détroit de Malaka parviennent à fédérer et dominer les nombreux autres ports des deux rives, jusqu’à ce que les réseaux se déplacent ou faiblissent (Manguin 2000, Bruneau 2002). Sriwijaya semble ainsi céder la place à Jambi au XIesiècle, qui s’efface à son tour au profit de Malaka, dont la prise par les Portugais en 1511 suscite un déplacement de la route des marchands musulmans qui négocient le poivre et les épices de l’est28. La chute de Malaka entraîne la naissance ou la re-émergence de ports comme Aceh, Johore, Banten… D’autre part, les réseaux sont segmentés en fonction des produits échangés et selon l’origine des communautés marchandes : Banten est le principal port d’exportation du poivre à l’ouest de Java depuis le XVIesiècle, jusqu’à sa chute en 1782 sous les attaques de Batavia aux mains de la Voc ; Makassar draine au XVIesiècle une bonne partie des épices de l’est ; les marchands indiens et ceux de la mer Rouge s'arrêtent, selon Denys Lombard, à Aceh, Malaka, rarement plus à l’est, contrairement aux marchands chinois.

Dans les cités portuaires, les modalités des rapports avec l’arrière-pays, chargé d’approvisionner le port en produits à commercialiser, voire en produits vivriers, en échange de produits de luxe, varient selon les lieux et les époques. Ces relations s’effectuent à travers des centres secondaires puis tertiaires situés en amont du fleuve ou sur ses affluents, relations dont les modalités demeurent obscures dans bien des cas, surtout pour les périodes reculées, prenant la forme de liens religieux, de paiement de tributs, de simples échanges commerciaux, mais sans intégration politique directe (Manguin, 2000 ; Bruneau, 2002 ; Christie 1995). Dans l’est indonésien, la problématique n’est pas forcément celle du contrôle d’un bassin versant, compte tenu de l’exiguïté des îles. L’arrière-pays n’est pas toujours en contiguïté avec les ports mais davantage constitué de multiples petites îles, les approvisionnant en produits de la mer, agricoles ou artisanaux, demandés par le marché international. Là encore, les modalités des relations varient du simple accord commercial à la coercition (Sutherland, 1988, Andaya 1993, Tania Murray Li, 2000). Dans ces économies maritimes, le contrôle de la main-d’œuvre et la circulation des produits est essentiel mais la fluidité du milieu en facilite la dispersion et fragilise les économies portuaires (Sutherland 1988).

Jusqu’aux années 1930, la période coloniale est marquée par la persistance d’une structure relativement décentralisée, avec le maintien de territoires entiers sous administration coloniale indirecte, et multipolaire à l’échelle de l’Insulinde, liée à l’absence de primauté d’un port, même à Java29. La colonisation intensifie et systématise les relations entre les côtes et les arrière-pays producteurs. Batavia collecte uniquement les produits à exporter de l’ouest de

Java, Semarang assure la collecte de ceux du centre, Surabaya partage longtemps avec Pasuruan la collecte de ceux de l’est javanais mais aussi de ceux provenant des nombreuses îles orientales. Hors de Java, la taille et le morcellement géographique de l’archipel et les difficultés de transports imposent aux Hollandais de recueillir les produits à exporter par l’intermédiaire d’un grand nombre d’entrepôts, éparpillés d’un bout à l’autre de l’archipel. Ils créent, pour en faciliter le transport, une compagnie maritime, la Kpm, dont les navires desservent régulièrement tout l’archipel. Hors des zones de plantations, les Chinois collectent, pour le compte de la Kpm, les produits de plantation spontanément adoptés par les essarteurs dans leurs cycles de cultures (Charras, 1995). Les produits, regroupés dans les ports collecteurs, sont ensuite exportés.

La tendance est cependant à la fixation des centres, comparé au déplacement fréquent des capitales pré-coloniales, et annonce les débuts d’un système mono-polaire durable. Les capitales nationales et provinciales d’aujourd’hui sont les chefs-lieux administratifs de l’époque coloniale. La ville coloniale, particulièrement les municipalités aux Indes Néerlandaises30, apparaît comme une enclave (Ginsburg, 1998), socialement et morphologiquement parlant, qui, contrairement aux villes traditionnelles, se différencie de son arrière-pays dont elle participe cependant à l’intégration économique et administrative (chapitre 2).

A l’indépendance, la constitution d’une république unitaire l’emporte malgré les tentatives hollandaises de créer une fédération et de fomenter la séparation de l’est indonésien, par la création d’une république de l’est indonésien (Negara Indonesia Timur). La primauté croissante de Jakarta, qui devient le symbole de la nation nouvelle (Nas, 1993), est alors inéluctable, inhérente au processus de construction nationale. Centre de commandement politique, qui dirige le processus d’intégration des territoires, sa position est renforcée par la concentration des élites. Leur présence dans la capitale, indispensable à l’obtention des postes de pouvoir, empêche, dans le même temps, l’émergence de centres rivaux qui les mettraient en danger (Korff, 1996).

Les débuts difficiles de la jeune république, soumise à la crise économique et aux révoltes régionales revendiquant seulement le plus souvent une meilleure répartition des ressources, entraînent un regain de centralisation, après 1957 (date de l’inauguration de la période dite de "démocratie dirigée"), que confirme l’Ordre nouveau (1966-1998). L’administration territoriale est homogénéisée sur le modèle javanais et étendue à l’ensemble du territoire à partir de 1969. Les pouvoirs traditionnels qui subsistent encore sont abolis, les unités territoriales sont partout créées jusqu’au niveau des villages (1974) malgré la diversité des organisations coutumières. S’affirme alors une gestion centralisée à partir de Jakarta, tendant à contrôler toutes les strates territoriales, jusqu’à l’unité de voisinage, le RT (Rukun tetangga), et sociales (par la création d’organisations de masses et de groupements sociaux). Des fonctionnaires javanais sont envoyés dans toutes les administrations territoriales. La loi N° 5 de 1974 et ses décrets d’application sur l’administration territoriale établissent pour plus de deux décennies les bases d’une autonomie régionale attribuée aux unités de niveau 1

(provinces) et 2 (départements et municipalités). Mais cette autonomie apparaît, dans les faits, encadrée et limitée par les mécanismes de nomination des personnels et le financement de la quasi-totalité des dépenses de fonctionnement et d’investissement par des subsides du gouvernement central, même après la loi N° 18 de 1997, sensée élargir les possibilités pour les régions de niveau 2 de lever des taxes locales (chapitre 1 et Niessen, 2000).

Au cours de la décennie 1990, la privatisation d’une grande partie de l’économie et l’insertion de l’Indonésie dans l’économie mondiale provoque un double processus. De ville macrocéphale par rapport au système urbain national, la capitale devient métropole mondiale, dont la dynamique est en partie façonnée par la société et l’économie globale, sa primauté s’accentuant encore par la concentration des nouveaux investissements (chapitre 2).