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L’époque de l’administration hollandaise

Durant l’âge d’or du commerce maritime international, entre 1570 et 1630, l’urbanisation connaît, semble-t-il, une croissance rapide : des ports comme Aceh, Malaka, Banten ou Makassar atteignent les 100 000 habitants. Dans le détroit de Malaka, le niveau de l’urbanisation atteindrait 20% de la population totale (Reid, 1993). Mais à la suite de la rupture des réseaux autochtones, à partir de la fin du XVIIesiècle, les cités marchandes cosmopolites ne dominent plus l'Asie du sud-est, ni démographiquement, ni culturellement, ni économiquement. Comparativement, l’époque coloniale n’est pas une grande période pour l’urbanisation, tout du moins jusqu’à la fin du XIXe siècle, moment où la consolidation de la conquête territoriale va généraliser l’économie minière et contribuer à modifier les structures urbaines. Dans la mesure où l’exploitation coloniale se fonde sur l’exploitation des richesses minières, forestières et agricoles, sans industrialisation, créant le gros des emplois en zones rurales, le niveau de l’urbanisation demeure faible.

L’apparition de marchands européens sillonnant les mers d’Asie du sud-est, la concurrence que se livrent entre elles les puissances occidentales et la constitution de grandes compagnies de commerce des Indes orientales, à vocation monopolistique, ont des conséquences, à terme, sur

le devenir des ports de la région. En cherchant à s’assurer le contrôle des mers et à imposer leur monopole sur le commerce des denrées les plus recherchées sur les places internationales, les Européens désorganisent les réseaux marchands traditionnels en créant des ports concurrents et en s’attaquant aux cités portuaires les plus puissantes (Makassar, Banten, Malaka). Les marchands locaux sont contraints de se réorienter vers les échanges intra-régionaux et la pratique du cabotage. Coupées des échanges internationaux, dont le contrôle tombe aux mains des Occidentaux et des Chinois, les cités-Etats voient leurs rentrées financières s'amoindrir, leur base économique se réduire, ce qui précipite leur déclin11.

L’approvisionnement du commerce maritime nécessite le contrôle des territoires. La colonisation de l’Indonésie est le résultat d'un processus long de deux siècles, commencé avec la fondation de Batavia en 1619. Ce contrôle s’étend à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, davantage sous la contrainte du partage entre puissances coloniales que dans un souci de rentabiliser ce vaste espace. Une grande partie du territoire reste en fait sous administration indirecte.

Le développement d’un vaste système de cultures de plantation et l’exploitation minière, dont les produits alimentent à partir du XIXe siècle le commerce international longue distance jusqu’en Europe, introduisent des bouleversements sociaux et économiques, par la pénétration d’un mode de production capitaliste (Wertheim, 1980) et le quadrillage administratif qui l’accompagne. Des ports multifonctions, de création récente (Batavia, Medan, Ambon) ou centres d’anciens royaumes (Surabaya, Palembang, Banjarmasin, Makassar), vont s’installer durablement en tête des hiérarchies urbaines et commander les villes de l’intérieur ainsi que les flux maritimes, comme le réalisent, à une autre échelle, Singapour et Hong-Kong12. Ces ports sont le lieu de l’articulation entre l’extraction des produits agricoles et miniers et leur transport vers la métropole, fonction souvent renforcée par un rôle administratif (siège des résidents hollandais par exemple).

Les villes de l’intérieur, qui apparaissent dans les zones productrices et aux jonctions des voies de communication, assurent, outre le contrôle administratif et militaire, la collecte et la redistribution des productions, quelquefois après une première transformation, vers les ports, avec lesquels elles sont en relation grâce à la construction de routes et de voies ferrées. Ces infrastructures orientent aussi la concentration spatiale d’un commerce autochtone négociant les produits d’une industrie locale certes peu développée, mais spécialisée (comme le batik à Pekalongan, les kretek à Kudus...), favorisant une urbanisation autochtone, surtout au centre de Java, moins touché par le développement des cultures de plantation (Geertz, 1963 ; Gooszen, 1999).

L’exemple de Java-est, examiné précédemment (chapitre 1), est significatif de l’impact de la colonisation sur l’urbanisation. L’île de Java est la plus touchée par la densification du semis de bourgs de l’intérieur, du fait de l’ancienneté de la présence coloniale et de l’intensité de l’exploitation de ses ressources. Elle demeure, aujourd’hui, l’île la plus urbanisée du pays. L’urbanisation s’accélère par la mise en place du système des cultures en 1830, qui favorise

l’extension des cultures de plantation (caféiers, canne à sucre, théiers...), en faisant obligation aux paysans d’y consacrer un cinquième de leurs terres, système officiellement aboli en 1870 mais qui persiste jusque dans les années 1890 dans les riches régions sucrières de l’est de Java. Java bénéficie aussi en priorité des infrastructures de communication. Le gouverneur Daendels, qui dirige les Indes néerlandaises pour le compte de Bonaparte de 1808 à 1811, est l’instigateur de la construction de la Grote Postweg, la route qui traverse Java d’ouest en est en longeant sa côte nord. Des connexions sont ensuite opérées pour faciliter le drainage des produits vers les ports, rôle assigné aussi au chemin de fer dont la construction débute à partir de 1867. Le quadrillage administratif vient renforcer le contrôle du territoire et de la population et précise les compétences respectives des autorités javanaises et européennes. Daendels est l’initiateur du découpage administratif qui est appliqué à Java. Ce découpage repose sur cinq à six niveaux hiérarchiques : province (à partir de 1925), residentie,

regentie-afdeeling, district, onder-district et commune. Au terme de la colonisation hollandaise, il y a

391 districts et 1386 onder-districts à Java. Ce découpage est encore pour partie opérationnel aujourd'hui.

A la fin du XIXesiècle, la conjonction de plusieurs facteurs contribue à étendre les cultures de plantation : la révolution industrielle en Europe (qui augmente la demande de matières premières et la nécessité de trouver de nouveaux débouchés pour les produits manufacturés), le développement de la navigation à vapeur, l’inauguration du canal de Suez en 1869 et l’ouverture aux capitaux privés étrangers dans les Indes néerlandaises. A Java, les cultures de plantation s’étendent aux extrémités occidentale et orientale de l’île, moins peuplées. A Sumatra, la transformation en ceinture de plantations (Cultuurgebeid) de la côte nord-est (l’Oostkust van Sumatra) donne naissance à la ville de Medan, alors que la région de Palembang et ses gisements pétroliers et celle de Padang pour l’exploitation de son charbon focalisent l’intérêt des Européens. Autour de ces trois pôles, un embryon de réseau ferré assure le drainage des productions vers les ports sumatranais mais ces réseaux ne seront jamais connectés entre eux. Encore de nos jours, malgré l’extension du réseau routier, l’île de Sumatra est loin d’être intégrée. Enfin, les cultures de plantations se répandent au nord et au sud de Sulawesi, à Ambon et au nord-ouest et sud-est de Bornéo.

Les grands ports et certaines villes de l’intérieur, notamment celles érigées en stations d’altitude (Bogor, Bandung, Malang), ont été marqués par l’empreinte coloniale. Ces villes perdent toute dimension religieuse et toute référence au sacré. Le principe javanais de l’organisation de l’espace urbain autour d’un centre y est repris mais il est vidé de sa symbolique. Le bâti se durcit avec l’implantation de bâtiments administratifs, d’établissements de commerce, d’entrepôts et l’expansion du compartiment chinois, dont la forme architecturale et le mode d’implantation, linéaire le long du réseau viaire, incarnent la modernité urbaine du XIXesiècle. Les chinatowns, au côté des quartiers d’administration et résidentiels européens, symbolisent une urbanité dissociée du monde rural. Le marché est réintégré au cœur de la cité et y occupe une place dominante, la disparition des impératifs défensifs, par la signature de traités avec les autres puissances coloniales et les évolutions technologiques, supprimant la

nécessité d’une dichotomie entre la citadelle, centre de commandement politique et de garnison, et la ville marchande (Goldblum, 1995). La société urbaine abandonne le cosmopolitisme, qui caractérisait les cités marchandes, pour une polarisation sociale au profit de deux groupes étrangers : les Hollandais et les Chinois. Tous deux ont des conceptions urbaines bien définies, qui s’opposent à celles des populations locales (Evers, 2000), tous deux occupaient déjà dans nombre de comptoirs européens et cités marchandes une place telle (Reid, 1993) que Charles Goldlum (1995) évoque la formation de villes sino-coloniales, dont les caractéristiques vont s’affirmer au XIXesiècle.