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Les femmes et le rythme

III. Les diktats du rythme

2) Les femmes et le rythme

Le corps féminin, de surcroît adolescent, est aux prises avec ce rythme social implicite. Les films de Sciamma mettent évidemment – de part leurs sujets – en scène cet aspect du rythme, qu'il soit subi en silence ou combattu. Cette partie dépassera parfois l'analyse du seul rythme esthétique pour s'appuyer sur des aspects du film qui n'en font pas strictement partie, comme le contenu des dialogues. Cela permettra d'étendre notre propos sur le rythme, notamment en abordant le rythme de la société, mais également le rythme d'une vie.

Parole

Le début de Bande de filles est marquant dans sa caractérisation d'un rythme social genré. Après l'entraînement de football américain, une petite dizaine de filles rentrent ensemble chez elles. Elles sont bruyantes, parlent fort et rient. Elles marchent en un groupe serré dont s'élève un son aussi compact : aucun mot ou discussion n'est discernable de ce brouhaha. Mais lorsque le cadre se redresse après le passage d'un escalier, et fait ainsi rentrer des silhouettes en arrière-plan, le comportement des filles change du tout au tout. En quelques secondes, elles cessent leurs conversations jusqu'à un silence presque complet. Il ne reste que le bruit de leurs pas sur le gravier. Elles ne s'échangent plus de regards, marchent en baissant la tête. En revanche, les voix des silhouettes se font entendre : il s'agit de voix masculines. À chaque fois qu'un petit groupe de filles se détache, elles se saluent entre elles, puis retournent à leur silence. Quand il ne reste plus que Marieme et une autre fille appelée Farida, celle-ci se fait appeler par un groupe de garçons. Mais elle les ignore et continue son chemin alors que ceux-ci se moquent d'elle.

[0:04:45] BF Nous retrouvons bien dans cette scène l'idée de règles implicites, rendues perceptibles par le rythme sonore du groupe de filles. Mais ces règles avantagent certains joueurs : les hommes. Aux femmes seulement de rester silencieuses, de se faire discrètes, pendant que les hommes occupent l'espace sonore et physique. Mettre en scène des silhouettes sans visages discernables exprime le fait qu'il ne s'agit pas d'hommes en particulier, mais des hommes en tant que groupe social. Cela confirme également que les codes sont affaire de pénombre.

Dans le chapitre cinq, Marieme change provisoirement de camp. Elle rejoint un groupe de garçons, dont ses partenaires de travail, assis sur un muret dans la rue. L'un d'eux interpelle une fille qui passait, disant la connaître. Elle vient le voir mais repousse sa main par trois fois, jusqu'à ce qu'il lui agrippe le poignet pour l'empêcher de s'éloigner. Il lui fait un compliment et l'exhorte à lui répondre, mais elle reste silencieuse. Dans ce cas, contrairement à la scène précédente, le fait de se taire est une façon de résister. Marieme se joint alors à son partenaire contre la jeune femme, s'attirant de la part de celle-ci un long regard soutenu. L'autre partenaire de Marieme, qui était le seul à avoir pris la défense de la fille, finit lui aussi par lui intimer de répondre, même si son but évident est de mettre fin à son épreuve. Face aux trois voix combinées lui ordonnant de dire merci, elle s’exécute et peut donc repartir, sous les railleries du groupe. Les deux scènes que nous venons de voir se rejoignent sur le même propos : les rythmes et libertés de parole et de mouvement des femmes sont soumis aux contraintes masculines.

Corps et sexualité

Concernant leurs corps et sexualité, les jeunes filles et femmes sont confrontées à de nombreux paradoxes. D'un côté, par exemple, Anne (NP) se juge « en retard » sur sa sexualité, enviant, le temps d'une phrase, les filles mariées de force à quatorze ans. De l'autre, Marieme (BF) est obligée de partir de chez elle, déshonorée, car elle a eu une relation sexuelle avec son petit ami. Floriane (NP) est le personnage qui subit le plus cette contradiction. Dans les vestiaires, après un entraînement, une autre nageuse se met à lui faire des remarques pleines de sous-entendus parce qu'elle mange une banane. Elle lui fait part des rumeurs sur elle, comme quoi elle aurait eu des relations sexuelles avec plusieurs hommes. Le ton est accusateur, mais Floriane renverse la provocation en lui disant qu'elle aime ça, puis croque à pleines dents dans sa banane. L'autre fille, décontenancée, s'en va. Plus tard, Foriane avouera à Marie qu'elle n'a encore jamais eu de relation sexuelle et qu'elle est terrorisée à l'idée que cela se sache, qu'elle perde son petit ami et n'intéresse plus les garçons. Que leur vie sexuelle soit jugée précoce ou tardive, les jeunes filles sont confrontées très tôt à la sexualisation de leurs corps. Il suffit d'écouter Jeanne (Tb) chanter dans son bain à propos des filles du lycée, ou de voir la scène de Naissance des

pieuvres dont nous allons parler.

C'est la séquence au cours de laquelle l'équipe de Floriane participe à une compétition, mais cette scène concerne une autre équipe. Le premier plan est un lent travelling latéral, serré à hauteur de poitrine sur les nageuses. Elles sont alignées et tendent toutes le même bras en l'air. Cela rappelle l’entraînement improvisé de l'équipe de Floriane sur le parking, mais alors que le travelling se poursuit pas une fille ne bouge. Il prend fin lorsqu'il arrive sur l'une d'entre elle et le plan suivant montre de quoi il retourne : une femme, probablement leur entraîneuse, est en train d'inspecter la pilosité des nageuses. Plus précisément l'absence de celle-ci, et manifestement la fille n'a pas fait ce qu'il fallait concernant son entrejambe. Elle s'excuse « J'ai pas eu le temps », ce à quoi la femme répond « Tu lui diras ça à ton mari ? J'ai pas eu le temps ? ». La remarque de l'entraîneuse sort du cadre de la compétition et est lourde de répercussions. Les jeunes femmes obéissent à une uniformisation de leurs corps (maillot de bain, cheveux, maquillage) pour les besoins de leur représentation, mais les contraintes qu'elles subissent

les poursuivent au quotidien. Ainsi alignées, gardant la pose jusqu'à ce que l'entraîneuse les libère, impossible de ne pas penser à la cadence binaire qui met au pas les individus.

[0:28:20] NP Les corps sont ainsi jugés, malmenés. Anne (NP) porte un jean beaucoup trop serré pour paraître plus mince, mais, pour blesser Marie, l'appelle « madame j'ai-pas-de-seins ». Lorsque Marieme (BF) s'aperçoit que sa petite sœur commence à porter des soutiens- gorges, elle lui dit qu'elle doit désormais porter des t-shirts larges et ne pas en parler. Encore un paradoxe, d'un côté il y aurait trop de formes, de l'autre pas assez ; les parties sexualisées du corps sont à la fois réclamées, à la fois cachées, il faudrait grandir, mais pas trop vite.

À ce sujet, Marie reproche à Anne son comportement parfois enfantin, mais le rapport qu'elle-même entretient avec son corps et le temps prête à sourire : en soulevant quelques poids, elle espère se muscler en à peine quelques minutes. Nous allons maintenant voir le rapport de l'enfant avec le temps et le rythme.

3) Le rythme de l'enfance

Nous avons vu que le rythme se travaille, s'apprend. Certains rythmes intimes sont proches de l'inné, mais une grande part des rythmes sont socio-culturels, c'est-à-dire de l'ordre de l'acquis. L'enfance est le temps de l'apprentissage, idéal pour mettre en scène ce processus d'acquisition.

Mimétisme

Dans la représentation de natation synchronisée du début de Naissance des

pieuvres, la première équipe que nous voyons est celle des « poussines ». Pour elles, pas

de musique, seulement un métronome pour les aider à compter leurs temps. Très vite, elles ne sont plus ensemble, l'une d'elle regarde les deux autres et s'aperçoit qu'elle est en retard, elle lève le bras quand les autres le baisse. Puis c'est une autre qui se décale. Même leur placement dans l'eau et à l'écran n'est pas régulier : deux filles sont quasiment côte à côte et tournées l'une vers l'autre, alors que la troisième est à plusieurs mètres et orientée en direction du public. En plus du métronome, nous les entendons parfois compter, mais surtout recracher l'eau qui rentre dans leur bouche, et les faibles remous qu'elles produisent dans l'eau qui n'ont pas grand-chose à voir avec la démonstration de force de l'équipe de Floriane. Même pour le salut, elles n'arrivent pas à s'incliner en même temps. Bien sûr, malgré la maladresse que dégage cette prestation visuelle et sonore, le public (sauf Marie) applaudit tout de même ces petites nageuses.

Dans cette scène, il s'agit bien sûr pour ces jeunes enfants de travailler une chorégraphie, mais l'apprentissage du rythme que pratiquent les adultes est quotidien. D'ailleurs, nous voyons ces trois petites filles un peu plus tôt, lorsque toutes les nageuses font leur entrée le long de la piscine. En ligne, leurs reflets en symétrie sur l'eau, les filles avancent à la même vitesse, gardant le même écart entre elles, comme des noires sur une partition82. Elles sont par ordre d'équipe, des plus expérimentées aux débutantes. Viennent donc en dernières les trois « poussines » qui brisent un peu la cadence en ne gardant pas une vitesse et un écart constants.

[0:01:40] NP Cette irrégularité dans le flux du rythme, nous la retrouvons chez Jeanne, la petite sœur de Laure, et parfois chez Laure elle-même. Quand celle-ci lui fait la lecture à voix haute, elle ralentit parfois sur certains mots, commence par lire une onomatopée très lentement « doubidoubidou... » avant d'accélérer une fois celle-ci comprise. Cela rend l'écoute difficile et quelque peu absurde, les mots et les phrases étant énoncés sur un rythme inhabituel, cassé. C'est en quelque sorte le même procédé lorsqu'elle joue avec un synthétiseur pour enfants, pendant que Jeanne habillée d'un tutu danse sur cette musique improvisée. Laure enchaîne les notes dans un ordre et un rythme imprévisibles et peu harmonieux, mais sa sœur se concentre avec beaucoup de sérieux en alternant mouvements approximatifs de danse classique et de danse pop, avec un équilibre précaire.

L'enfant essaye de reproduire le rythme des plus grands dans toutes les situations du quotidien (il y a aussi, par exemple, la plus jeune sœur de Marieme qui se brosse les dents sans parvenir à faire un mouvement régulier). Lorsque Jeanne demande à Laure de lui dessiner une montre sur le poignet, pour savoir à quelle heure elle rentre, cela montre clairement que le temps tel qu'il est conçu et perçu par les adultes est encore quelque chose d'abstrait pour un enfant, que ses repères ne sont pas les mêmes. L'enfant est-il ainsi peut-être le seul dont le rythme intime s'exprime encore plus fortement que le rythme

acquis. Mais il doit tout de même se conformer au rythme de la société, qui lui est en premier lieu dicté par ses parents.

Dysrythmie

Les parents sont la plupart du temps les grands absents des films de Sciamma. Dans Naissance des pieuvres ils ne sont jamais visibles et dans Bande de filles, la mère est presque tout le temps au travail et nous ne savons rien du père. Leur statut est un peu différent dans Tomboy, ils sont plus présents à l'image mais reste globalement extérieurs à l'histoire que vit Laure jusqu'à son dénouement. Le père travaille loin et la mère enceinte reste se reposer dans sa chambre. Toutefois, leur influence se fait sentir autrement.

Après la seconde scène de foot, lorsque Laure rentre chez elle parce qu'elle a souillé son short, elle fait attention de ne pas se faire surprendre. Le plan est fixe et filme le couloir central dans toute sa largeur. La symétrie axiale est parfaite et place la chambre des parents au centre de l'image. Les portes et les murs s'alternent et sur-cadrent la pièce, produisant le même effet que les piliers à l'extérieur qui montraient l'unique voie à Laure. Celle-ci entend du bruit et avance donc prudemment, puis son père apparaît soudain dans l’entrebâillement. Laure doit donc attendre, les mains devant son short, que son père reparte pour aller à la salle de bains. Il en est de même lorsqu'elle rentre de chez Lisa, maquillée, et ne voudrait pas être vue ainsi, mais sa mère l'entend arriver et lui demande de venir la voir. La place centrale de la chambre dans l'appartement et dans la composition de l'image rend l'autorité parentale inévitable pour Laure. Dans toutes les scènes d'appartement concernant le secret de Laure (par exemple quand sa petite sœur l'attend dans le couloir parce qu'elle est désormais au courant), cette composition se répète, faisant planer la menace d'être découverte.

Une fois le secret bel et bien levé, la mère décide de la suite des événements. Elle réveille Jeanne qui dormait dans le lit de sa sœur, puis réveille Laure sur un tout autre ton. En quelques phrases lapidaires, elle la fait sortir du lit et s'habiller avec une robe. Leurs rythmes sont opposés : Laure s'extraie difficilement des couettes, tire à elle ses vêtements roulés en boule, alors que la mère est efficace, précise. Ses phrases s'enchaînent avec

régularité : réplique de la mère – réaction de Laure – réplique de la mère. Un silence. Réplique de la mère – réponse de Laure – réplique de la mère – court silence – réplique de la mère. Le laps de temps nécessaire aux réactions de Laure et au court silence est à chaque fois sensiblement le même, ce qui confère aux répliques de la mère ce rythme implacable.

[0:27:34] Tb Le plan suivant se passe dans le couloir. Le cadre est serré au niveau de la taille. L'ouverture vers la chambre des parents coupe l'écran en deux : la mère attend, immobile, dans la partie de droite, Laure arrive dans celle de gauche. La mère continue sur son débit imperturbable, et retient Laure quand elle essaye de s'enfuir. Elle la traîne ensuite sans ménagement jusqu'à la sortie, continuant à lui donner ses ordres ainsi qu'à sa sœur. La porte claque et Jeanne reste seule. La chambre centrale aura de nouveau figuré le pouvoir parental inévitable, séparant de surcroît physiquement la fille et la mère. Cette dernière aura imposé sans ménagement son rythme, contraignant Laure à le suivre.

Le grand frère de Marieme (BF) fait figure d'autorité parentale dans leur appartement, et lui aussi représente un passage inévitable. Marieme ne peut rentrer chez elle sans être interpellée par lui. Comme la mère de Laure, il impose son rythme à

Marieme : alors qu'elle joue avec la console de jeux vidéos, il la fait lui céder la place en deux phrases lapidaires, « bouge ! », « va dormir ! », puis une claque derrière la tête.

Le rythme de l'enfant est assujetti à celui de ses parents, que ces derniers exercent cette pression consciemment ou non, ainsi que l'écrit Roland Barthes : « Je vois une mère

tenant son gosse par la main et poussant la poussette vide devant elle. Elle allait imperturbablement à son pas, le gosse était tiré, cahoté, contraint à courir tout le temps

[…] Elle va à son rythme, sans savoir que le rythme du gosse est autre. Et pourtant c'est

sa mère ! → Le pouvoir – la subtilité du pouvoir – passe par la dysrythmie, l'hétérorythmie83 »84. Ainsi, comme nous l'avons vu pour les femmes, le pouvoir d'une société s'applique sur les individus par son rythme et le caractère invisible – du moins directement – de celui-ci. Si l'enfant peut ressentir pleinement le décalage de son rythme propre avec le rythme social, il n'en est plus de même pour l'adulte qui a appris et intégré les codes de ce rythme supérieur.

4) Échapper au rythme

Si un rythme est imposé aux femmes, aux enfants, aux individus en général, ces derniers peuvent essayer de s'y soustraire. Nous allons voir trois mises en scène différentes qui figurent cela.

Marginalité

Les premiers à échapper à un rythme commun, de la taille d'un groupe ou de la société, sont les marginaux. Dans le cas d'Anne (NP), cette mise à l'écart n'est pas volontaire. Nous avions vu sa première apparition, au sein des nageuses plus jeunes qu'elle, avançant sur un rythme cassé. Nous retrouvons cette démarche contrariée plus tard dans le film, lorsqu'elle et Marie sont dans un centre commercial. Anne marche à petits

83 Précision de Barthes à l'oral : « C'est en mettant ensemble deux rythmes différents que l'on crée de profondes disturbances ».

84 BARTHES, Roland, Comment vivre ensemble : notes de cours et de séminaires au Collège de France,

1976-1977, Texte établi, annoté et présenté par Claude Coste, sous la direction d'Éric Marty, Paris,

pas légèrement sautillants, assez ridicules. Elle explique à Marie que c'est parce que son nouveau jean est un peu trop serré, mais lorsque celle-ci l'observe, elle constate qu'il est en fait tellement trop petit qu'Anne ne peut même pas le fermer. Paradoxalement, c'est en essayant de se conformer aux codes sociaux (la minceur) qu'elle s'en exclue (par son rythme).

Ce décalage rythmique se constate tout au long du film. À la première fête à laquelle les deux amies se rendent, Anne se met à danser pour essayer de capter l'attention d'un garçon. Mais le cadre la montre toute seule et sa danse chaotique n'est pas du tout en rythme avec la musique, sans parler du fait qu'elle soit très enfantine – elle sautille sur place et tourne sur elle-même – et de fait peu sensuelle. Elle essaye d'entraîner Marie avec elle mais celle-ci s'éloigne en quête de Floriane. Dans ce plan nous voyons d'autres personnes en arrière-plan, floues, mais cela ne fait que renforcer l'aspect solitaire d'Anne, d'autant plus que sa seule amie est sortie du cadre aussitôt après y être entrée. Après une scène entre Marie et Floriane, nous retrouvons Anne. Elle est beaucoup moins exubérante, oscille seulement un peu sur place, le regard fuyant. Elle finit par reculer doucement, toujours avec son léger balancement, jusqu'au rideau derrière elle pour s'y dissimuler à moitié. De là, elle verra le garçon qu'elle convoitait embrasser Floriane, entérinant son échec. Pour l'anecdote, voici ce que racontait Alphonse Allais : « Rien n'était plus

comique que de voir l'application que développaient de pauvres garçons à sembler plus rythmique que l'autre. Car, être rythmique, il faut vous le dire, tout était là, pour la jeune fille [la danseuse du Moulin-Rouge, Jane Avril]. Souvent même, elle déclara à des messieurs riches : "Vous me dégoûtez, vous n'êtes pas rythmique" »85. Anne, à l'instar de ces « pauvres garçons », a beau essayer, elle ne déploie pas le rythme requis pour séduire le garçon qu'elle désire, ni même pour se fondre dans un rythme commun.

85 Cité par CARADEC, François, Alphonse Allais, Paris, Éditions Belfond, 1994, p. 348. Citation reprise

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