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III. Les diktats du rythme

1) Céder au rythme

Le rapport de force entre le corps d'un individu et le rythme est ambigu : « Je suis

le sujet du rythme dans les deux sens : je suis assujetti au rythme et je suis le sujet car j'essaye malgré tout de le posséder. Je n'ai le rythme que si je le suis, si je me laisse entraîner par lui »77. Les scènes suivantes donnent matière à réfléchir sur cette ambivalence.

Rythmique guerrière

Laure/Mickaël (Tb) vient de rejoindre les autres enfants qui, sous l'impulsion de Lisa, commencent à jouer à action/vérité. Pas le droit de mentir, pas le droit de se dérober, le cadre parfait pour une petite tyrannie. L'action que doivent effectuer Lisa et Laure est d'échanger leur chewing-gum. À peine le chewing-gum de Lisa donné à Laure que nous

74 MESCHONNIC, Henri, in « Penser le rythme », in émission radiophonique « Macadam Philo »,

op. cit.,

75 SAUVANET, Pierre, Le rythme et la raison. Tome II, Rythmanalyses, op. cit., pp. 137-138. 76 MAFFESOLI, Michel, La transfiguration du politique, Paris, Éditions Grasset, 1992

entendons déjà hors-champ les enfants répéter « mâche ! Mâche ! ». Plus de voix viennent s'ajouter à cette injonction, le tempo s'accélère, tandis que Laure grimace de dégoût et s’exécute. Plusieurs contraintes la conduisent à cela : les règles du jeu et les règles rythmiques. Le groupe a imposé son rythme, soit elle s'y soumet, soit elle s'en exclura. Les enfants qui manifestaient du dégoût à cette idée finissent par joindre leurs voix aux autres. Voici ce qu'écrit Nietzsche : « On cherchait à tirer profit de cette domination élémentaire

que l'homme subit à l'audition de la musique ; le rythme est une contrainte […] il engendre une envie irrépressible de céder, de se mettre à l'unisson »78. Les enfants rejoignent le chœur car il est attrayant, Laure se plie à l'ordre parce qu'il émane du rythme commun.

[1:12:06] Tb À ce moment-là, le jeu est innocent. Mais il prend une autre tournure à la fin du film, lorsque le secret de Laure est révélé. Alors qu'elle les épie en train de parler d'elle, elle se fait surprendre par le groupe. Sur le cri d'un des enfants, tous se mettent à sa poursuite, sauf Lisa. Laure se fait rattraper ; commence alors son procès. L'instant d'avant les enfants poussaient des cris guerriers en adéquation avec ce nouveau jeu de traque.

78 NIETZSCHE, Friedrich, Le gai savoir, « L'origine de la poésie », Paris, Éditions Gallimard, (1882) réed. 1982

L'instant d'après, le plan est silencieux, les enfants immobiles. Ils sont en cercle autour de Laure, un travelling montre leurs visages sentencieux. Lisa rentre alors dans le cadre pour placer son visage à la suite des autres. Mais lorsqu'elle comprend les intentions du groupe, elle quitte la ligne pour se mettre entre Laure et eux. Cette résistance ne durera pas. Son interlocuteur, qui porte la force du groupe avec lui, réussit à la faire plier : « Si c'est une fille, tu l'as embrassée, c'est dégueulasse ! C'est pas dégueulasse ? » - « Si c'est dégueulasse ». En reprenant mot pour mot la sentence, elle passe de défenseur à tortionnaire. Elle déshabille elle-même Laure, ce qu'elle voulait initialement empêcher. « La masse rythmique ne risque-t-elle pas de devenir masse guerrière ? »79. Le rythme commun est une force pour un groupe, mais elle est périlleuse. Par sa capacité d'entraînement, le rythme peut se retourner contre ceux qui croyaient le posséder, que ce soit de manière subtile en les charmant, ou de manière forte en les contraignant.

Cadence binaire

Il y a une scène surprenante dans Bande de filles. Les quatre filles sont en train de jouer au mini-golf et Adiatou est particulièrement enthousiaste. Le plan où les filles rient de son énergie débordante se coupe assez brusquement. Le plan suivant montre Fily qui s'apprête à tirer sous la surveillance anxieuse d'Adiatou, celle-ci interrompant brusquement son amie pour lui dire qu'elle doit tirer tout droit dans le tunnel. Une longue discussion stérile commence alors, Fily rétorquant qu'elle peut tirer à gauche, puisqu'il y a un chemin. La dispute est d'autant plus drôle que le parcours est hors-champ, le spectateur n'a donc aucune idée de la configuration dont elles parlent, et que les deux filles se répètent jusqu'à l'absurde. Le plan dure 32 secondes, jusqu'à ce qu'Adiatou s'emporte et appelle les deux autres filles pour qu'elles la soutiennent. Mais cela ne règle rien, puisque Marieme est de l'avis de Fily, et Lady de celui d'Adiatou, relançant la situation comique. Lady et Adiatou invoquent un nouvel argument : s'il y a un tunnel, ce n'est pas pour rien, il y a des règles, il faut les respecter. Devant l'énervement croissant d'Adiatou, Fily finit par céder. Le silence se fait, après le vacarme de la dispute. Le plan suivant est large, montrant pour la première fois le parcours. Fily frappe, la balle traverse le terrain de jeu et l'écran, puis finit, après une course qui semble bien longue, dans le trou. Fily, Marieme et Lady se

mettent alors à sauter et hurler de joie, narguant Adiatou. Le volume sonore est passé par les deux extrêmes : vacarme – silence – vacarme, en seulement quelques secondes. Adiatou se met à pleurer, à la stupéfaction amusée de ses amies, clôturant la scène par une autre réaction disproportionnée et inattendue.

Le rythme de cette scène a surtout une utilité comique : les répétitions, les longueurs, les contrastes de volume sonore. Mais pour la première fois, les règles du jeu sont évoquées et discutées. La phrase de Lady n'est pas anodine : si c'est là, ce n'est pas pour rien, il y a des règles. Le contraste est intriguant entre l'attitude habituelle de ces jeunes femmes et ce soudain souci de suivre des règles qui ne sont même pas explicites, simplement déduites. Mais bien que rebelle par rapport à l'école, le travail ou la loi, tous régis par des règles explicites, la bande suit d'autres codes, non-dits, qui ont valeur de règle absolue. Si cela est remis en question, alors toute leur vie aussi.

[0:50:20] BF Le rythme fait partie de ces codes implicites. Nous avons vu sa force et ses dérives possibles. « L'abandon au rythme, et la facilité même de cet abandon à un rythme facile,

ne vont pas sans poser dans leur ambiguïté même, un problème de type politique : car enfin, de même qu'il est plus agréable d'être bercé sur deux temps que sur cinq, il est plus facile de "marcher au pas" sur une cadence binaire que sur un cinq temps syncopé »80. Le rythme binaire, par sa capacité d'assoupissement, peut sans doute entraîner une

« aliénation douce, [un] oubli du monde par la métrification des existences »81. En tous cas, il sait se faire oublier lui-même, ce qui est déjà redoutable.

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