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Les féministes et la sexologie

3.2 Premières recherches

3.2.3 Les féministes et la sexologie

Croiser l’histoire du féminisme avec celle de la sexologie a constitué pour moi une démarche logique, puisqu’elle faisait se rencontrer mes thèmes de recherche successifs. Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis tout un débat historiographique a lieu sur ce point : la sexologie est-elle une machine de guerre contre le féminisme comme le prétend Sheila Jeffrey ou bien favorise t-elle au contraire l’égalité des sexes dans tous les domaines comme l’affirment Lucy Bland ou Lesley Hall146. Laurence Klejman, Florence Rochefort et Christine Bard pour la France, Anne-Marie Kappëli pour la Suisse Romande ont souligné le moralisme sexuel des mouvements féministes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle147. Pour ma part, j’ai repris la question dans deux publications.

Le livre-somme Le siècle des féminismes a d’abord été impulsé par les éditions de l’Atelier (qui ont en 1999 pris le relais des Editions ouvrières). Le succès du Siècle des

communismes (2000) incitait à reproduire son modèle à propos d’un autre mouvement social

et politique. Cet ouvrage collectif insistait sur la pluralité des communismes, très variables selon les contextes nationaux et les périodes historiques. Claude Pennetier, très lié aux éditions de l’Atelier, mit en place un premier comité directeur, dans lequel je figurai aux côtés de Florence Rochefort, Christine Bard, Eliane Gubin et Brigitte Studer. Mais après la

146 Jeffreys Sheila, The Spinster and her Enemies: Feminism and Sexuality 1880-1930, Londres, Pandora, 1985 ; Bland Lucy et Doan Laura (dirs.), Sexology in Culture. Labelling Bodies and Desires, Cambridge, Polity Press, 1998 et Hall Lesley, "Hauling Down the Double Standard: Feminism, Social Purity and sexual Science in Late Nineteenth-Century Britain," Gender & History, vol.16, n°1, 2004, pp.36-56.

147 Kappeli, Sublime croisade. Ethique et politique du féminisme protestant 1875-1920, Genève, Zoé, 1990 ; Klejman et Rochefort, L'égalité en marche. Le féminisme sous la troisième République, Paris, PFNSP, Des femmes, 1989 ; Bard, Les filles de Marianne. Histoire des féminismes 1914-1940, Paris, Fayard, 1995.

naissance de ma première fille (avril 2001) je m’en retirai pour devenir une simple contributrice. Cet ouvrage collectif constitue un très riche bilan historiographique sur l’histoire du féminisme telle qu’elle a été menée depuis les années 1970 principalement en Occident Il présente aussi bien des cas d’étude que des réflexions méthodologiques ou épistémologiques.

Dans cette entreprise, j’ai surtout voulu périodiser et comparer les conceptions féministes sur la sexualité en France et en Angleterre du XIXe et XXe siècles (voir dans le

dossier de travaux : « Contester normes et savoirs sur la sexualité (France-Angleterre,

1880-1980), dans Eliane Gubin et al. (dir.), Le siècle des féminismes, Paris, Editions de l’Atelier, 2004, pp.333-346). En effet, les féministes ont toujours développé un discours critique sur la sexualité, vue et définie essentiellement par les hommes. Même si la pluralité des positions interdit tout schématisme, il est cependant possible de repérer trois périodes. Dans un premier temps, (fin du XIXè-début du XXè siècles), les féministes réclament surtout la moralisation sexuelle des hommes sur le modèle de l’éducation bourgeoise des femmes. Elles prônent une morale élevée pour les deux sexes, demandent l’éducation sexuelle et la protection des femmes. Elles luttent contre la prostitution réglementée, réclament le retour de la recherche en paternité et la hausse de l’âge légal du consentement sexuel des filles. Rares sont alors les militantes qui font la synthèse du néo-malthusianisme et du féminisme, en revanche beaucoup veulent revaloriser et redéfinir la chasteté. Le saphisme et d’une manière générale les perversions ne sont pas des points de discussions féministes.

Dans un deuxième temps (des années 1920 aux années 1950), les féministes participent au mouvement de la réforme sexuelle, en y apportant leurs revendications propres : égalité dans tous les domaines. La revendication pour la libéralisation de la contraception progresse. La transformation (conflictuelle) du vieux mouvement néo-malthusien anarchiste en mouvement pour le birth control, beaucoup plus libéral, est l’œuvre de femmes : Margaret Sanger aux Etats-Unis ; Maria Stopes au Royaume-Uni, Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé en France. Dans le même temps, les théories des sexologues ou des psychanalystes sur la nature de la féminité sont critiquées.

Enfin à partir des années 1960, les féministes luttent pour la libéralisation de l’avortement et la criminalisation des violences sexuelles. Si les lesbiennes s’engouffrent nombreuses dans les rangs des mouvements de libération des femmes, elles n’y rencontrent pas un grand soutien sur leurs propres luttes. Ce moment de réappropriati on collective du corps des femmes s’accompagne de recherches féministes sur la sexualité à partir de l’expérience lesbienne ou de la sexualité infantile, supposée non socialisée.

Chemin faisant, des spécificités nationales et culturelles fortes se montrent à l’œuvre. La différence entre le catholicisme et la Réforme (même sous sa forme anglicane) se révèle cruciale sur les questions sexuelles. La chasteté et le plaisir sexuel n’ont ni le même sens, ni la même valeur de part et d’autre de la Manche. Jusqu’aux années 1950 incluses, les mouvements féministes sur les questions sexuelles (abolitionnisme, birth control) sont largement importés des régions protestantes (Suisse, Angleterre). L’opposition catholique se double à partir des années 1930 de l’opposition communiste.

A l’occasion du Ier congrès de l’Association de sociologie française (Villetaneuse, 24-27 février 2004) s’est tenu un atelier sur les « Recherches en sciences sociales sur la sexualité » auquel je proposai une communication sur « Paroles de femme au début de la sexologie française » qui fut acceptée. C’est à l’occasion de cet atelier que fut constitué le Réseau Thématique du même nom et son bureau, dont je suis membre. Pour le livre collectif coordonné par Roger Dadoun (professeur émérite de littérature comparée à l’Université de Paris VII), j’ai repris cette communication en m’attardant plus spécifiquement sur quelques paroles de femmes d’extrême gauche au tournant du siècle : Madeleine Vernet (1878-1949), Madeleine Pelletier (1874-1939) et Jeanne Humbert (1890-1986)148. Les deux premières produisent un discours critique et féministe depuis l’intérieur du mouvement néo-malthusien. Dans mon dernier livre, je suis revenue sur les propos féministes abolitionnistes des années 1890. L’influence de la morale sexuelle protestante m’apparaît déterminante pour ces années, avec les théories d’Elisabeth Blackwell (1821-1910) et d’Emma Pieczynska-Reichenbach (1854-1927)149.

Au croisement de l’histoire du féminisme et de l’homosexualité, j’ai également relu Le

Deuxième Sexe et le militantisme de Françoise d’Eaubonne pour le Dictionnaire des Cultures gay et lesbiennes coordonné par Didier Eribon. Afin de restituer le plus fidèlement possible le

contexte d’énonciation du chapitre « La lesbienne » de Beauvoir, je montrai comment elle s’opposait aux visions de l’homosexualité féminine développées par ses contemporains qu’ils soient sexologues ou psychanalystes. Je tentai aussi de retrouver des traces de la réception de ces analyses dans les années 1950. Malheureusement, le format très réduit accordé aux notices ne me permit pas d’inclure tous les résultats de ces recherches150.

148

Sexologie et féminisme : Paroles de femmes, dans Roger Dadoun (dir.), Sexyvilisation, Figures sexuelles du

temps présent, Paris, Punctum, 2007, pp. 99-116.

149 Les origines de la sexologie 1850-1900, Paris, Louis Audibert, 2007, pp.179-186.

150 "Simone de Beauvoir" et "Françoise d'Eaubonne" dans Eribon Didier (dir.), Dictionnaire des Cultures gay et

J’ai également encadré plusieurs mémoires sur ce thème au croisement de l’histoire du féminisme et de la sexualité, notamment une étude sur l’abolitionnisme de Julie Daubié et une autre sur La Fronde. Il faudrait poursuivre l’étude des combats féministes contre la double morale et la prostitution réglementée, notamment leurs contributions aux grands débats législatifs que sont par exemple la loi du 11 avril 1908 sur la prostitution des mineurs, laquelle répond partiellement à la grande campagne contre la « traite des blanches »151 et celle du 16 novembre 1912 sur la recherche en paternité152. Bref, les sujets de masters et de thèse croisant féminisme et sexualité ne manquent pas.