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3. Cadrage théorique

3.2. Les espaces d’échanges

Les espaces d’échanges au sein d’une équipe de travail peuvent être distingués en deux catégories : les espaces formels et les espaces informels. Je vais ici aborder les caractéristiques de chacune de ces catégories en définissant les espaces d’échanges formels ou espaces de délibération et les espaces d’échanges informels ou espaces interstitiels.

La différence majeure entre ces deux types d’espaces repose sur leur place au sein de l’organisation du travail : les espaces formels sont explicitement dédiés aux échanges concernant le travail, et les espaces interstitiels à ceux échappant à l’organisation du travail. Si ces deux types d’espaces sont bien distincts, nous verrons que leur fonction et la nature des échanges qui s’y déroulent sont plus floues. C’est pourquoi, tout au long de ce travail et notamment dans la partie dédiée à l’analyse, j’emploierai de préférence les termes « espaces d’échanges » et « espaces de discussions ». Le terme « espace de délibération » sera plus spécifiquement dédié à la fonction de délibération que je m’apprête à expliciter.

25 3.2.1. Les espaces de délibération

Contrairement à l’activité en cabinet privé, l’activité de soins au sein d’une institution implique de travailler en équipe et cela implique également une communication entre les différents membres de l’équipe. Pour que cette discussion puisse avoir lieu, il faut des espaces dédiés à la fonction de délibération. Dejours (1995) nomme ces lieux « espaces de délibération » :

Cet espace est connu au plan théorique sous le nom d’ « espace de discussion » ou « espace de délibération », c’est-à-dire un espace où peuvent être formulés, librement et surtout publiquement, des avis éventuellement contradictoires en vue de procéder à des arbitrages et prendre des décisions sur les questions qui intéressent l’avenir du service, du département, de l’entreprise ou de l’institution, et donc impliquent aussi le devenir concret de tous les membres qui le constituent. (p.63)

Une des fonctions de ces espaces est de rendre visible l’activité de chacun, ce qui implique une confiance entre les membres du collectif de travail. Le travail du « care », propre à l’activité de soin, est en partie invisible. Ainsi, pour Molinier (2006)

[…] certaines activités sont encore plus invisibles que d’autres parce qu’elles n’ont pas d’expression objective, ne produisent pas d’objet. C’est le cas de ce que l’on appelle le care, c’est-à-dire le travail réalisé en réponse aux besoins des autres, qui inclut le travail domestique et toutes les tâches de soutien aux autres, en particulier d’étayage et de soutien psychologique. (p.145)

La manière dont s’opère la fonction de délibération et les espaces dédiés à cette fonction sont liés à la nature de l’activité. Dans les soins, une grande partie du travail se fait de manière individuelle, en face à face avec le patient (ou les patients, dans le cas d’un groupe thérapeutique). La visibilité du travail de chacun passe donc, en partie, par la narration. Cette narration est soit écrite (sous forme de prise de notes dans le dossier de soin), soit orale dans les moments et espaces de discussion.

La mise en visibilité de son travail aux yeux des autres n’est possible que si un climat de confiance règne au sein du collectif. Comme je l’ai montré au chapitre 3.1., travailler est un engagement de la personne dans son entier, physiquement, psychiquement et

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émotionnellement. Ainsi, montrer son travail revient à dévoiler une partie de soi au collectif et représente une forme de prise de risque. Travailler comporte par ailleurs une part de tricherie inévitable, qui consiste à ajuster son activité pour pouvoir accomplir la tâche prescrite. Si l’écart entre tâche et activité est trop grand, le travailleur est tenté de cacher cet écart au collectif, avec à la clé un risque de souffrance éthique. A l’inverse, montrer son travail est une voie pour recevoir la nécessaire reconnaissance des autres, source d’accomplissement de soi.

Pour Dejours (1995):

[…] travailler ce n’est pas seulement accomplir des actes techniques, c’est aussi faire fonctionner le tissu social et les dynamiques intersubjectives indispensables à la psychodynamique de la reconnaissance, dont nous avons vu plus haut le caractère nécessaire au regard de la mobilisation subjective de la personnalité et de l’intelligence. […] L’espace de discussion est essentiellement voué à la délibération collective, temps essentiel à toute gestion rationnelle du procès de travail, de la sécurité des personnes, de la sûreté des installations et de la vie communautaire. (p. 63)

La reconnaissance passera par le jugement de beauté et par le jugement d’utilité. Comme le dit Dejours (1995)

le jugement esthétique comporte lui-même deux dimensions. C'est un beau travail parce que c'est un travail conforme aux règles qui constituent le collectif de travail. Cette dimension sanctionne l'appartenance à la communauté, premier versant de l'identité.

Mais aussi, c'est un beau travail parce qu'il comporte quelque chose de singulier. Parce qu'il y a un apport personnel, parce que ce n'est pas la stricte reproduction de ce qu'on fait habituellement. C'est le deuxième versant de l'identité. L'identité en tant que je ne suis justement identique à aucun autre. (p. 58)

Dans le cas d’une activité dans un cadre institutionnel, l’approche de Robin (2013) sur les espaces de discussion est intéressante. Il propose une définition de l’institution comme une

« caisse de résonnance des points de symbolisation en souffrance » (p. 54). Pour cet auteur

« […] il y a un rapport consubstantiel entre souffrances psychiques et défauts de

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symbolisation. En effet toutes les symptomatologies psychopathologiques sont associées à des fragmentations intrapsychiques (forclusions ou dissociations, clivages et refoulements) » (p.

33). Pour lui, « les dispositifs symbolisants sont donc décisifs pour permettre de dépasser les multiples impacts des logiques de la fragmentation sur nos existences » (p. 35). Ce travail de symbolisation passe par « le travail d’intersubjectivité » et peut à ce titre être associé au travail de délibération et de mise en visibilité entre les acteurs.

3.2.2 Les espaces interstitiels

Si travailler en équipe implique une discussion centrée sur le travail, la délibération, les échanges informels entre les membres d’une équipe, dans les espaces interstitiels, sont tout aussi importants. Fustier (2012) les définit ainsi :

On sait qu’il existe, dans la vie d’une équipe institutionnelle, des espace-temps ambigus désignés comme interstitiels et qui font souvent l’objet d’un fort investissement de la part des membres d’une équipe alors que, pour l’observateur, ils seront fréquemment considérés soit comme étant sans importance et donc négligés, soit comme du temps volé au travail. Il s’agit de moments de rencontre des membres d’une équipe institutionnelle dans des lieux banalisés comme le couloir, la cour de récréation, le vestiaire, la cafétéria, la remise, le hall d’entrée. (p. 85)

Fustier (2012) s’appuie sur Roussillon (1987) pour affirmer que les espaces interstitiels « ont une dimension spatiale (ce sont des lieux communs à tous) et une dimension temporelle dans la mesure où l’interstice sépare la durée juridique du temps de travail du temps effectivement passé à ce travail » (p. 86). Pour cet auteur c’est la dimension de transitionnalité des espaces interstitiels qui leur confère toute leur valeur. Ce concept, développé par Winnicott, désigne un espace-temps paradoxal qui n’est ni dedans, ni dehors, mais qui est indispensable à la construction de la relation. Il s’agit en quelque sorte d’un espace-temps neutre. Selon Winnicott (1975) l’espace transitionnel ou espace potentiel, se définit comme « une aire intermédiaire, un espace entre le psychisme de l’enfant et la relation d’objet. Il s’agit d’une aire d’illusions et de compromis. C’est un champ neutre d’expérience qui ne sera pas contesté

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et ainsi un lieu de repos précieux pour l’individu ». Pour Fustier (2012), c’est l’aspect paradoxal de l’espace interstitiel qu’il faut retenir :

Cette conception de l’espace interstitiel selon laquelle les échanges qui s’y produisent relèvent du domaine privé et du domaine professionnel, de la raison et du plaisir, du labeur et de la récréation. L’important n’est pas « de trancher » entre ces composantes, mais de parvenir à contenir, sans choisir, les éléments antagoniques qui construisent le paradoxe. Faire disparaître un des deux termes au profit de l’autre serait susceptible d’entraîner […] une situation de crise dans l’institution. (p. 86)

Pour cet auteur, ces espaces dans lesquels s’échangent des banalités ont pour fonction de rassembler. En d’autres termes, il est possible dans les espaces interstitiels, d’oublier les désaccords générateurs d’agressivité. On peut, nous dit Fustier, « rester ensemble sans risque » (p. 87). Toujours selon Fustier (2012), « ces espaces permettent au ‘faire équipe’

d’exister » (p. 89).

Cette section a mis en évidence le travail dans sa dimension collective, en développant la notion d’espace de discussion et l’aspect délibératif du travail en équipe. Il s’agit à présent de comprendre les fondements théoriques du travail dont il est question dans ce mémoire, à savoir le travail de soin en psychiatrie.