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Les conséquences de l’entropie ou la déterritorialisation absolue

PARTIE 3. LIMITES DE L’EFFACEMENT : QUELLE RATIONALITÉ POSSIBLE

3.1.2. Les conséquences de l’entropie ou la déterritorialisation absolue

Comme Celant le précise à propos des Nine Nevada Depressions, l’ensemble des earth works d’Heizer s’accompagnent d’une mise en valeur entropique de leur devenir préfigurant l’émergence d’une pensée de l’effacement : « Tout va vers la disparition de l'objet (…) les Nine Nevada Depressions contiennent en elles-mêmes, leur propre dissipation et décomposition, et leur éventuelle disparition totale ». Cela est du, ajoute t-il, au processus entropique auquel les oeuvres sont à dessein rattachées : « l’acceptation d’une métamorphose liée aux conditions naturelles de l’existence rend inévitable que les marques tracées à la surface de la terre soient transformées à mesure que les conditions atmosphériques, solaires et climatiques évoluent  ».436

Si l’on pourrait dire que le premier geste chez Heizer ou Smithson, consiste à imposer une forme au paysage (qu’il y aurait donc un premier mouvement d’appropriation du territoire), celle-ci ne peut perdurer intacte : dans sa soumission aux forces externes qui mènent à son altération, l’oeuvre s’ouvre sur un infini de variations déterminées aléatoirement par les modifications qu’apportent le temps, la lumière et les principes physiques de l’entropie. C’est ce que découvre Smithson du paysage (nous l’avons entrevu avec le principe de « dédifférenciation » emprunté Ehrenzweig) en tant qu’il constitue un univers en mouvement, travaillé de l’intérieur par un principe d’instabilité et d’usure permanente . Il y a ainsi un 437

principe de retour, dans le processus d’évolution/auto-destruction de l’oeuvre, à l’espace lisse au sens deleuzien, c’est-à-dire au dehors, « l’extériorité non sereine, imprévisible : vent, tempête,

« to the contrary, Heizer’s work presents and represents the impossibility of presence and thus the failure of re- presentation. the

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work of art (impossibly) represents nothing. paradoxically, this failure is its success » Taylor, « Rend(e)ring », in Brougher, Taylor, Koshalek, Michael Heizer : double negative, op. cit., p. 17. Nous traduisons.

Celant, op. cit., p. XXIII. Nous traduisons.

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Voir Smithson, « A Sedimentation of the Mind: Earth Projects », op. cit.

désert, vertige sauvagerie, violence  », multiplicité déliée et fluide, non formée, « « espace sans 438

point fixe, sans empreinte qui ne soit éphémère, comme le Sahara  », ajoute Mireille Buydens, 439

se construisant ainsi par dépassement des limites que Derrida associait à l’architecture : la trace « n’étant pas une présence mais le simulacre d’une présence qui se disloque, se déplace, se renvoie, n’a proprement pas lieu, l’effacement appartient à sa structure ». Smithson déclare en 440

effet que « le désert est (…) un endroit qui engloutit les frontières  », impliquant la disparition 441

potentielle de l’oeuvre.

L’entropie serait ainsi le processus permettant aux artistes land art s’y rapportant de substituer à la limite de la structure la limitrophie, espace de poussées et de changement442 qui ne se caractérise plus par l’arrêt, l’immuabilité du signifiant ou la clôture essentialiste de la forme, mais qui constitue au contraire une « zone d’indistinction  » en proie au changement. Smithson 443

confirme : « l’entropie nous laisse avec une limite vide, voire avec aucune limite  ». L’oeuvre 444

n’est plus objet, ni forme, ni signifiant, mais se mêle ainsi aux forces et flux que constituent le dehors, sans ancrage ni polarisation, sans empreinte qui ne soit éphémère. Ainsi Heizer déclare : « De même que la logique de l’art politique est de procurer au peuple l’image de ce qu’il est réellement, celle du Land Art est de ramener le site à sa vérité première », citation qui résonne 445

avec la déclaration de Deleuze selon laquelle « l’espace strié est constamment reversé, rendu à un espace lisse ».446

Si certains commentateurs voyaient en l’oeuvre d’Heizer et Smithson des affronts exprimant une domination rapportée au masculin447 (Donald Crawford disait « qu’elles affirmaient leur

Françoise Proust, « La ligne de résistance », Rue Descartes, N° 20, Gilles Deleuze Immanence et vie (Mai 1998), p. 37.

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Mireille Buydens, Sahara : l'esthétique de Gilles Deleuze, op. cit., p. 127.

439

Derrida, Marges, op. cit., p. 25.

440

Smithson, « A Sedimentation of the Mind », op. cit., p. 89.

441

« La limitrophie c’est littéralement ce qui pousse sur la limite ; ou mieux, c’est ce phénomène par lequel certaines limites

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nourricières souvent accueillir des «   pousses   » ou des «   poussées   » in Adnen Jdey (dir.), Derrida et la question de l'art.

Déconstructions de l’esthétique, op. cit., p. 443.

ibid, p. 444.

443

« This entropy of technique leaves one with an empty limit, or no limit at all », Smithson in « A Sedimentation of the Mind », op.

444

cit., p. 84.

Heizer in Brown, Sculpture in Reverse, op. cit., p. 84.

445

Deleuze, Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 593.

446

Voir par exemple Nancy Thebaut, L. Elizabeth Upper, « Earth Movers », Bitch, fall 2010, n°48, exemple éloquent des critiques

447

force d’artéfactualité contre la nature448 »), l’enjeu est plus substantiellement rapporté à la velléité d’exacerber la précarité et la vulnérabilité du geste humain que de prolonger une dynamique de territorialisation, conquête, occupation et appropriation des espaces naturels. En conférant à la nature son pouvoir d’effacement d’oeuvres produite par l'homme, et en souhaitant sa reconquête au détriment de la survivance des traces que ces artistes ont formé dans les paysages, il s’agit pour eux de communiquer en métaphore la véritable nature des affronts réalisés plus largement sur le plan du discours ou de l’art dans l’institution, de mettre en lumière les ressorts et la brutalité de leur fonctionnement dissimulés par le voile et la reproductibilité du système . Leur oeuvre est gouvernée par cette même « force déconstructrice à l’égard de 449

l’hégémonie philosophique  » et institutionnelle, comme nous le confirme Amanda Boetzkes 450

qui dans son ouvrage The Ethics of Earth Art (2010) cherche à montrer que l’earth art tend à 451

véhiculer les sensations de la nature en permettant à la nature elle-même de demeurer irréductible à la signification humaine. En ce sens, le land art répond au programme esthétique désigné par Deleuze selon lequel « il faudra aller jusque là, afin que règne une Justice qui ne sera plus que Couleur ou Lumière, un espace qui ne sera plus que Sahara ». L’entropie fait retour 452

dans le futur , il est « l’âge de glace, un désert, une immense vacuité » mais aussi « le chaos, 453

l’impureté  » et s’incarne ainsi comme « monuments de ruines  », venant se substituer à la 454 455

pyramide, à l’arbre cartésien du savoir. Aux termes du processus « moderniste de progrès artistique » déclare Valérie Mavridorakis, Smithson choisit l’alternative radicale « de privilégier la régression, la dissipation  ».456

Donald Crawford, Nature and art : Some Dialectical Relationships, The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Vol. 42, No. 1

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(Autumn, 1983), p. 57.

Un certain nombre d’auteurs de travaux récents en éthique environnementale se sont d’ailleurs consacrés à l’importance de la

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réhabilitation de certaines pratiques artistiques et esthétiques pour les traiter comme relations positives avec la nature, explorant dans le champ du Land Art les possibilités de rapports esthétiques et éthiques équilibrés et dialogiques ; nous pensons à l’article de Emily Brady. Aesthetic Regard for Nature in Environmental and Land Art, Ethics, Place & Environment, A Journal of Philosophy & Geography, Volume 10, 2007, pp. 287-300, ou celui d’Allen Carlson « Is Envrionmental Art an Aesthetic Affront to Nature ? », Canadian Journal of Philosophy, n°16, 1986, pp. 635-650, pour ne citer que ces deux exemples, dont l’effort fût de résister à certaines des lectures par trop simplistes et essentialistes dérivés de certains positionnements féministes ou écologistes, dont les postures furent trop arbitrairement rapprochés d’ailleurs.

Derrida, Penser à ne pas voir : écrits sur les arts du visible, 1979-2004, La Différence, Paris, 2013, p. 17.

450

Amanda Boetzkes, The Ethics of Earth Art, University of Minnesota Press, 2010.

451

Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, op. cit., p. 23.

452

Smithson reprend l’expression de Nabokov selon laquelle le futur ne serait que « l'obsolète à l'envers » (tiré de sa nouvelle Lance).

453

« Art et Science fiction », La Ballard connection, Entretien entre Valérie Mavridorakis et Fabien Danesi, février 2012.

454

Voir Smithson, « Les Monuments de Passaic » (1967) in Jack Flam (sld), Robert Smithson: The Collected writings, op. cit., p. 69.

455

ibid.

A travers leur recherche sur l’entropie, mettant en perspective la restauration du territoire et la disparition de l’oeuvre, ces artistes rejoignent ainsi l’ensemble des débats sur la déconstruction des modèles dominants, qu'ils soient rapportés au discours esthétique ou linguistique : « au lieu de l’achèvement, l’effacement », nous dit Smithson. Dans une des parties de son texte « A 457

Sedimentation of the Mind », il consacre une partie au langage (« Dying Language  »), et y 458

affirme que cette « nouvelle langue de fragmentation » entropique « n’offre aucune possibilité de gestalt » et que toute « certitude du discours didactique » sont rendus caduques dans l’érosion. Aussi, que le monde de l’art et sa méthode critique, ayant « peur de la subversion du langage », a essayé à défaut « de faire de l’art un discours raisonné459 ». Il y a ainsi, comme l’exprimait Tiberghien, une forme de résignation à l’intérieur même de la pratique de l’earth art : « le monde de l’art de la fin des années 1960 et du début des années 1970 était un monde de renonciation esthétique et d’austérité460  ». Smithson attribue la tendance en la croyance présentielle de l’oeuvre et du langage au refus de penser la mort dont il déplore la perte chez les artistes notamment, en vantant la nécessité artistique de sa réhabilitation : « beaucoup voudraient oublier le temps, car il cache le principe de mort (…) Notre culture a perdu le sens de la mort. Elle tue donc physiquement et mentalement, pensant constamment qu'elle établit l'ordre le plus créatif possible  ».461

Or, de la même manière, si la métaphysique se refuse à penser l’absence, nous dit Bataille, c’est parce qu’elle implique l’acceptation double de la non-présence et de la mort. Si le langage est nommé « écriture », alors il implique la mort du locuteur, son absence radicale : « c’est donc le rapport à ma mort (à ma disparition en général) qui se cache dans cette détermination de l’être comme présence, idéalité, possibilité absolue de répétition462  ». Il déclare ainsi qu’il faut s’engager dans un « travail d’accouchement ou d’agonie : une ouverture, une déchirure, un processus mettant quelque chose à mort, et dans cette négativité même  ». Dans son fameux 463

Hollier, La Prise de la Concorde, op. cit., p. 56.

457

Smithson in « A Sedimentation of the Mind », op. cit., p. 87. Nous traduisons.

458

ibid, p. 87. Nous traduisons.

459

Tiberghien, Land Art Travelling, École régionale des beaux-arts, Valence, 1996, p. 65.

460

Smithson, « A Sedimentation of the Mind », op. cit., p. 91. Nous traduisons.

461

ibid, p. 60.

462

Bataille cité in Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, op. cit., p. 21.

article « Le Toit » dédié à Bataille, Sollers poursuit cette métaphore d’une négativité tendant à la mort et au non-savoir après dissolution de « l’ordre rationnel qui confine l’art  » et le langage 464

selon Smithson ; « la disparition du concept de signe (signifiant/signifié) et ce que Bataille appelle la "mise à mort du langage" », nous dit Sollers, c’est « la mise à mise à mort du savoir (lié à la division du signe) par le non-savoir  ».465

3.2. Problèmes autour de la déconstruction esthétique