CHAPITRE VI : Etude thermodynamique du système quaternaire Pb-Bi-Fe-O
IV. Les modes d’endommagement de l’acier T91 au contact de l’alliage Pb-Bi
IV.2. La fragilisation de l'acier T91 induite par l’alliage Pb-Bi
IV.2.2 Les caractéristiques du processus de fragilisation
La fragilisation induite par l'eutectique Pb-Bi peut être régie par trois types de phénomènes.
Ceux-ci sont caractérisés :
− par la nature du mode de rupture du matériau : une transition ductile-fragile est mise en
évidence lors de l'examen faciès de rupture. Ce phénomène est lié à une adsorption des
atomes du métal liquide sur l'acier. Contrairement au phénomène précédent, il peut être
observé sur des mono-cristaux ;
− par une diminution de la ductilité du matériau. Quelle que soit la cause microscopique et la
nature ductile ou fragile du faciès de rupture, ce mode de fragilisation est défini par une
diminution de la ductilité et de la résistance du matériau.
Du point de vue de la pénétration intergranulaire, si l'eutectique Pb-Bi pénètre dans les joints
de grains lors d'immersions à haute température (supérieure à 600°C), à très faible teneur en
oxygène dissous dans l'eutectique Pb-Bi, ce processus est lent ou rapidement arrêté
24. Ce
processus est incapable d'amorcer des fissures lors de tests de traction ex situ, à température
ambiante
24. Le couple T91/eutectique Pb-Bi n'apparaît pas comme un couple fragilisant
contrairement aux couples Cu
solide/Bi
liquide 25et Al
solide/Ga
liquide24.
Le phénomène de fragilisation lié à une transition ductile-fragile du mode de rupture est
fortement dépendant de quatre paramètres : la température, la teneur en oxygène dissous dans
l'alliage Pb-Bi, la présence de points de concentration de contraintes et l'augmentation de la
dureté de l'acier.
Ce phénomène est fortement lié à la réduction de l'énergie de surface de l'acier par adsorption
d'atomes du métal liquide à la surface de l'acier. Des calculs ab-initio à l'échelle atomique
montrent que, lors d'une simulation de l'adsorption d'atomes de Pb-Bi à la surface de grains de
fer, la diminution de l'énergie de surface est comprise entre 16 et 35 % (en fonction de
l'orientation cristallographique du grain de fer)
26. La cause de ce type de fragilisation
(adsorption du métal liquide à la surface de l'acier) nécessite donc un contact direct entre
l'acier et le métal liquide.
Aussi, ce mode de fragilisation est fortement lié au régime de corrosion de l'acier (dissolution
ou oxydation), i.e. à la teneur en oxygène dissous dans le métal liquide. En effet, lorsque la
teneur en oxygène est élevée, une couche d'oxyde se forme à la surface du matériau et
empêche un contact direct entre le métal liquide et l'acier. En revanche, lorsque la teneur en
oxygène dissous dans l'eutectique Pb-Bi est faible, la corrosion de l'acier suit un régime de
dissolution et un contact intime peut se créer entre les métaux liquides et solides par
mouillage. Une expérience originale a mis en évidence le rôle de la présence d'une couche
d'oxyde dans la protection à la fragilisation du T91 par l'eutectique Pb-Bi
27. La couche
d'oxyde native, présente à la surface des échantillons de T91, a préalablement été retirée par
bombardement d'ions dans une chambre ultravide. Ce retrait de la couche d'oxyde est suivi
d'un dépôt, par PVD, d'atomes de plomb et de bismuth à la surface du T91. Un essai de
traction est ensuite réalisé à 340°C sous balayage d'hélium. Un mode de rupture mixte,
fragile-ductile est observable sur le faciès de rupture de l'échantillon. La zone fragilisée ne se
situe qu'à la périphérie de l'échantillon alors que la rupture ductile se produit au niveau du
cœur du T91. Les auteurs expliquent ce phénomène par une pénétration de l'alliage Pb-Bi
liquide dans les fissures formées par l'essai de traction
27. La quantité d'atomes de plomb et de
bismuth déposée à la surface du T91 est cependant faible et correspond à une épaisseur de
quelques centaines de nanomètres. De plus, le faciès de rupture ductile de l'acier T91 est
également retrouvé lorsque la quantité d'alliage Pb-Bi n'est plus suffisante pour pénétrer
jusqu'au front de fissure
27.
Un effet de concentration de contraintes facilite aussi l'observation d'une transition
ductile-fragile du mode de rupture du T91. Cette concentration de contraintes peut être favorisée par
une entaille dans le T91
28, 29.
La température joue un rôle important dans la transition ductile-fragile du mode de rupture de
l'acier : l'obtention d'un faciès fragile semble favorisée à une température avoisinant 350°C
pour le T91
24. La littérature russe montre que le domaine de fragilisation d'un acier
Fe-1Cr-1Mo par l'alliage Pb-Bi se situe entre 350 et 400°C
24. L'augmentation de la dureté de l'acier
T91 (par traitements thermiques) semble faciliter la transition ductile-fragile du mode de
rupture du T91. Des expériences de fragilisation de l'acier T91 par le plomb liquide ont été
réalisées à 350, 400 et 425°C sur des échantillons entaillés, durcis et non durcis
29. Ces
expériences montrent l'impact de la température et du durcissement du matériau vis-à-vis de
la fragilisation par le métal liquide. Les échantillons non durcis n'ont présenté que des faciès
de rupture ductile, quelle que soit la température d'essai. En revanche, les échantillons durcis
ont présenté à 350 et à 400°C des faciès de ruptures fragiles. A 450°C un domaine mixte
fragile-ductile est observable sur les échantillons durcis. Cette expérience montre que le
durcissement du T91 favorise la fragilisation par le plomb liquide. De plus, l'augmentation de
la température limite la fragilisation par le plomb liquide. Aussi ce phénomène de fragilisation
ne peut se produire que dans des cas bien précis : avec des échantillons durcis et "entaillés"
(mécaniquement ou par processus de corrosion), dans un domaine de températures avoisinant
350-400°C, lorsque la teneur en oxygène est faible et qu'un contact intime entre le T91 et le
métal liquide se produit. Le dernier mode de fragilisation par les métaux liquides est défini
− lors de tests de traction effectués en milieu Pb-Bi liquide, par une diminution de l'élongation
à rupture, par rapport aux mêmes tests effectués dans l'air (figure I−12 (A))
27;
− lors de tests de fatigue effectués in situ dans l'alliage liquide, par une diminution du nombre
de cycles à rupture, par rapport aux mêmes tests effectués dans l'air (figure I−12 (B))
28.
Figure I−−−−12 : (A) essai de traction effectué sur un échantillon de T91 à 340°C dans l'eutectique Pb-Bi27. (B) essais de fatigue effectués sur des échantillons de T91 dans l'eutectique Pb-Bi et dans l'air, à 300°C28.
Vogt et al.
28ont souligné que la durée de vie de l'éprouvette de fatigue dans l'eutectique Pb-Bi
diminuait d'un facteur deux environ par rapport à celle de l'éprouvette de fatigue dans l'air.
Les auteurs
28remarquent, pour les essais de fatigue dans l'air, qu'une multitude de
microfissures sont formées parallèlement à la fissure principale provocant la rupture de
l'échantillon (figure I−13 (A)). En revanche, lors des essais de fatigue dans l'alliage Pb-Bi une
seule fissure se forme (figure I−13 (B)). Aussi, suggèrent-ils une différence de mécanisme
d'amorçage et de propagation des fissures dans l'air et dans l'eutectique Pb-Bi. Dans l'air les
fissures de tailles microscopiques se forment par coalescence de plus petites fissures. En
revanche, cette étape ne se produit pas dans l'alliage Pb-Bi.
Figure I−−−−13 : (A) coupe transverse d'un échantillon de T91 après essai de fatigue dans l'air à 300°C