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L’ouvrage de W. Kayser sur le grotesque97

est loin d’avoir eu le même retentissement que les théories de Bakhtine. Toujours en attente d’une traduction française, il n’est d’ailleurs généralement connu qu’à travers l’exposé critique qu’en fait Bakhtine dans l’introduction de son ouvrage sur Rabelais.98 Kayser explique que sa réflexion sur le grotesque est née d’un sentiment de malaise (ne correspondant ni au sens du tragique ni à celui du comique) éprouvé face à des œuvres de Velasquez, Goya, Bosch, et Breughel. Ainsi, l’expérience du grotesque n’entretient pas selon Kayser un lien essentiel avec le rire.99

La catégorie esthétique du

96 E. Rosen, Sur le grotesque, op. cit., p. 107. 97

W. Kayser, Das Groteske. Seine Gestaltung in Malerei und Dichtung (Le Grotesque, sa représentation dans la

peinture et la littérature), Oldenburg, Gehrard Stalling, 1957.

98 Bakhtine, dont l’étude sur Rabelais était achevée dès la fin des années trente, prend connaissance de l’ouvrage

de Kayser alors qu’il remaniait le sien. Dans son introduction, il ajoute une critique de la théorie de Kayser, non sans doute sans raidir les oppositions existant entre leurs conceptions respectives.

99 Kayser distingue un grotesque fantastique, déployant un monde onirique inquiétant, et un grotesque satirique,

33 grotesque selon lui renvoie à trois types de phénomènes : des contenus ou motifs, une structure, et des affects.100

Par l’examen du répertoire pictural et littéraire grotesque, Kayser observe la permanence de certains motifs, depuis le décor à grotesques jusqu’aux œuvres surréalistes. Le monde fantastique du grotesque rejoint le monde de la folie et du rêve : il est peuplé de créatures inquiétantes dont le caractère monstrueux101, selon Kayser, est le trait le plus constant et le plus significatif. Le monde grotesque se caractérise ainsi par un bestiaire particulier : animaux monstrueux des légendes, créatures hybrides impossibles (souvent à mi chemin entre le vivant et le mécanique), mais aussi certaines espèces réellement existantes, dont l’aspect ou les mœurs paraissent étranges, cruels ou menaçants pour l’homme (hiboux, tortues, araignées, pieuvres, animaux nocturnes ou rampants, l’animal grotesque par excellence étant la chauve- souris). Un autre ensemble de motifs typiques de l’univers grotesque est constituée par les objets qui mettent la vie ou l’intégrité du corps en péril (machines infernales, objets pointus comme on en voit dans les tableaux de Jérôme Bosch).

Kayser définit en outre le grotesque (en dépit de ses mutations historiques) en terme de structure : le grotesque, c’est « le monde devenu étranger »102, c’est-à-dire qu’il ne consiste pas en la représentation d’un monde étrange, mais dans la transformation de notre monde. Toute l’essence du grotesque réside selon Kayser dans cette défiguration du monde familier. L’harmonie entre la conscience et la réalité est rompue et fait place à un monde d’incohérence, tout se délite et se dérobe. Ce phénomène est d’autant plus angoissant qu’il se produit d’une façon brutale et inexplicable : c’est soudainement que ce qui nous était familier se révèle étrange, et que ce que nous prenions pour la vérité du monde, la réalité en soi, se révèle n’être qu’une apparence. Les causes de l’ altération du monde familier sont diverses : mélange de domaines tenus ordinairement pour séparés, déformation des proportions «naturelles» (gigantisme, disproportions), disparition de tout élément stable (suppression de la catégorie de chose, perte d’identité, anéantissement de l’ordre historique).103

100 L’intérêt de l’étude de Kayser est ainsi de mettre en évidence trois aspects de l’œuvre grotesque,

correspondant chacun à un type d’approche du phénomène artistique (descriptive, structurale, approche centrée sur la réception).

101

Kayser entend le monstrueux en un sens large : la transformation de l’être humain en pantin relève pour lui du monstrueux. Il y voit non un épouvantail comique, mais une image de l’homme aliéné, de l’homme qui, ayant perdu sa liberté et sa raison, cesse d’être humain.

102

« die sich verfremdende Welt »

103 Alors que les deux premiers principes (antimimétiques) caractérisaient déjà les décors à grotesques, le

34 Kayser relie la manifestation du grotesque en art à une période de crise des savoirs sur le monde et la nature humaine, qui se trouvent fragilisés et remis en question.104 Mais le grotesque selon lui ne se réduit pas à la dissolution des savoirs et des repères, c’est-à-dire qu’il ne s’identifie pas à sa structure spécifique mais est bien quelque chose : c’est « la « chose mise en forme », « le ça fantôme »105, c’est-à-dire ce qui est tapi sous les apparences, les images du monde, les mots. Le monde n’est pas seulement dissout mais se trouve envahi par des forces irrationnelles ou démoniaques. L’art grotesque chercherait à mettre au jour le « ça » : comme le dit E. Rosen, il serait ainsi une sorte « d’exorcisme », une « tentative d’évoquer et de subjuguer les aspects démoniaques de l’univers. »106

Bien plus qu’au rire, le grotesque selon Kayser est ainsi profondément lié au malaise. Le processus de création de l’œuvre grotesque consisterait en l’extériorisation de composantes psychologiques plus ou moins inconscientes (instincts, rêves, obsessions), la traduction d’une angoisse existentielle (sentiment de vide et d’inconsistance, d’effondrement des repères), ou encore, comme dit E. Rosen, l’expression « « d’une vision désenchantée de l’existence qui assimile celle-ci à un jeu de masques insignifiant ou à une caricaturale représentation de marionnettes ».107 Mais plus qu’à la genèse de l’œuvre grotesque, Kayser s’intéresse à l’effet qu’elle produit sur le spectateur ou le lecteur. Il note que le grotesque suscite un mélange d’émotions contradictoires : rire, surprise, angoisse, horreur, dégoût, sentiment de l’absurde. L’œuvre grotesque désoriente, parce qu’elle remet en question les catégories grâce auxquelles nous pensions la réalité et nous orientions dans le monde.108 C’est en cela que le grotesque se distingue de la caricature et de la satire : par le grotesque, la réalité n’est pas simplement déformée à des fins comiques ou polémiques, mais atteinte dans son statut même.

104 Le mouvement Sturm und Drang, puis le romantisme, dans leur opposition à la conception rationaliste et

positiviste du monde, illustrent cet usage subversif du grotesque comme négation des représentations rationalistes.

105

„die Gestaltung des « Es »“, „spuckhaftes Es“

106 E. Rosen, Sur le grotesque, op. cit., p. 116. 107 Idem.

108

Le grotesque tel que le conçoit Kayser concerne ainsi la situation de l’individu dans le monde. Dans l’altération de l’apparence familière du monde, c’est l’individu qui soudain se voit menacé dans son intégrité physique et psychologique.

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1.2.2. Le grotesque authentique selon Bakhtine

L’ouvrage de Bakhtine consacré à l’œuvre de Rabelais a fait date dans les études littéraires, comme en témoigne le succès (l’abus ?) du terme de « carnavalesque » dans ce domaine. S’il reconnaît l’existence d’une forme non carnavalesque de grotesque, Bakhtine estime que le grotesque authentique, originaire, est le grotesque carnavalesque tel qu’on le trouve dans l’œuvre de Rabelais, « le summum du rire carnavalesque populaire dans la littérature mondiale ».109 L’évolution du grotesque n’est pas envisagée de façon neutre, mais clairement présentée comme une dégénérescence : « Tout le champ de la littérature réaliste des trois derniers siècles, dit Bakhtine, est littéralement jonché des débris du réalisme grotesque ».110

La thèse de Bakhtine est que le grotesque n’est pas d’abord un produit de l’art mais correspond à une réalité extra-littéraire : il s’origine dans la culture populaire, dont les formes multiples se développent contre la culture officielle. Avant d’être une catégorie esthétique, un style ou un genre, le grotesque est selon Bakhtine un état d’esprit, une vision du monde propre à la culture comique populaire du Moyen Âge, et dont les manifestations concrètes constituent ce qu’il appelle son « imagerie comique », qu’il qualifie de « réalisme grotesque ». Le grotesque est donc un phénomène faisant irruption dans l’art, mais dont la source est dans la vie du peuple. Bakhtine insiste aussi sur le fait que le comique grotesque n’aurait pas toujours été extérieur à la culture officielle : les formes comiques (blasphématoires et parodiques), auparavant tout aussi officielles et consacrées que les formes sérieuses, auraient « basculé » dans le non officiel avec la constitution d’une société d’ordres hiérarchisés dans laquelle il devenait « impossible de conférer des droits égaux aux deux aspects » (la vision sérieuse et à la vision comique du monde). Bakhtine répartit les manifestations du grotesque au Moyen Âge en trois catégories (interdépendantes) : les « rites et spectacles », qui parodient le cérémonial sérieux111, les « œuvres comiques verbales » qui parodient tous les genres sérieux (textes religieux, scientifiques, épopées, éloges, moralités, etc.) et le « vocabulaire familier et grossier », reflet dans le langage de la liberté réalisée par le carnaval : affranchi des règles de l’étiquette, de la décence et des tabous, le langage familier du peuple était « le

109 M. Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais…, op. cit.,, p. 21. 110

Ibidem, p. 33.

111 Le carnaval occupe une place à part : « c’est la seconde vie du peuple », « sa vie de fête ». Le carnaval permet

36 réservoir où s’accumulaient les divers phénomènes verbaux interdits et évincés de la communication officielle ».112

Pour que le grotesque puisse gagner la haute littérature, certaines conditions (indépendantes de l’artiste) sont requises : selon Bakhtine, le rire aurait jouit au temps de Rabelais d’une reconnaissance jusqu’alors et par la suite inégalée113

: loin d’être un objet de mépris, il avait une signification positive, une valeur de conception du monde non moins digne que la vision sérieuse et était conçu par de nombreux humanistes comme un privilège de l’homme, au même titre que l’entendement. C’est dans ce contexte que le grotesque a pu trouver place dans la grande littérature et ainsi s’allier « aux idées les plus avancées de l’époque, au savoir humaniste, à la haute technique littéraire. »114

Malheureusement, dit Bakhtine, cette alliance de la haute littérature et des idées progressistes avec l’obscénité et la scatologie est par la suite devenue incompréhensible.115 Dès le XVIIe siècle, on cherche à séparer le bon grain (le contenu philosophique) de l’ivraie (les grossièretés).

L’idée centrale de la théorie bakhtinienne est celle d’ « ambivalence », d’association du négatif et du positif. Tout, dans la vision carnavalesque du monde, présente cette ambivalence : la destruction, la mort, la terre, le « bas corporel » sont toujours associés à la régénération, la négation pure et simple étant totalement étrangère au véritable grotesque.116 Le rire carnavalesque est ainsi lui-même qualifié d’ambivalent : s’il « rabaisse et matérialise », opérant le « transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel »117, il rabaisse pour rénover, et se distingue donc à la fois du rire purement divertissant et du rire satirique négatif. De même, le principe de la vie corporelle, dans la culture populaire, est un principe absolument positif (bienfaisant, festif), universel (commun à tous), et cosmique (le corps est mêlé au reste du monde). Si tout est doté d’une dimension positive, dans le monde grotesque, l’angoisse et le tragique en sont exclus :

112 M. Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais…, op. cit., p. 26.

113 Bakhtine explique ce phénomène par l’effritement des frontières entre littérature officielle et non officielle,

c’est-à-dire par un certain effacement de la hiérarchie des genres dont les causes sont à la fois linguistiques (l’extension de l’emploi des langues vulgaires) et politiques (la « décomposition du régime féodal et théocratique du Moyen Âge »). Le XVIe siècle français aurait ainsi été une époque d’« adogmatisme extrême de la pensée artistique ».

114

M. Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais…, op. cit., p. 81.

115 Bakhtine soutient ainsi l’idée (discutable) que Rabelais ne faisait pas problème à son époque, que ses

contemporains appréciaient son oeuvre et « comprenaient comme des manifestations diverses d’un style unique ce que les hommes des XVIIe et XVIIIe siècles interprétaient comme une idiosyncrasie individuelle et bizarre de l’auteur », L’ Œuvre de François Rabelais…, op. cit., p. 71. La monstruosité et l’obscurité ne seraient pas

consubstantielles à l’œuvre rabelaisienne mais résulteraient de la normalisation ultérieure de la littérature, de l’esthétique et de la morale.

116

Bakhtine montre ainsi que chez Rabelais, les individus pourfendus ou rossés sont les représentants de l’ancien monde officiel, du pouvoir expirant, des vérités dominantes sclérosées.

37

[...] le grotesque [...], imprégné de la sensation carnavalesque du monde, libère ce dernier de tout ce qu’il peut y avoir de terrible et d’effrayant, le rend totalement inoffensif, joyeux et lumineux à l’extrême. Tout ce qui était terrible et effrayant dans le monde habituel se transforme dans le monde carnavalesque en joyeux « épouvantails comiques ».118

Comme chez Kayser, la transformation du monde ordinaire est donc un trait essentiel au grotesque, mais elle s’effectue dans un sens radicalement opposé. Le motif central du monde grotesque, le carnaval, est un retour provisoire à l’âge d’or, au « royaume utopique de l’universalité, de la liberté, de l’égalité et de l’abondance ».119

Avec cette dimension utopique, le rire ne saurait être jaune, et encore moins noir : c’est un rire franc, joyeux et libérateur.

Bakhtine insiste en outre sur le fait que le rire carnavalesque a valeur de conception du monde, c’est-à-dire qu’il est non seulement général (tout le monde rit), mais aussi universel, « il atteint toute chose et toutes gens » : « le monde entier paraît comique, il est perçu et connu sous son aspect risible, dans sa joyeuse relativité ».120 Le renversement par le rire est donc général et l’image grotesque par excellence est celle du monde à l’envers, où « les grands sont détrônés, les inférieurs couronnés ».121 Le rire carnavalesque étant aussi « braqué sur les rieurs eux-mêmes », il est incompatible avec l’expression d’une idéologie déterminée. Dans l’œuvre littéraire, le grotesque implique la relativisation de toute valeur et de toute conviction, y compris celles de l’auteur lui-même.122

Le rire carnavalesque est dirigé contre toute supériorité et toute autorité, il est la protestation contre tout esprit de sérieux et tout dogmatisme123 : prenant le contre-pied de la théorie de Kayser, Bakhtine définit ainsi le grotesque comme un principe d’affranchissement total de la pensée, impliquant la négation de toute forme de déterminisme.124 Tandis que dans la perspective de Kayser, le monde grotesque est négateur de l’individu, avec le rire carnavalesque au contraire c’est tout ce qui nie l’individu (pouvoirs, dogmes, positions sociales) qui se trouve mis à bas.

Un des traits essentiels du « réalisme grotesque » est le principe de mouvement : le grotesque ne consiste pas en une simple inversion statique du haut et du bas. Le « réalisme » réside dans le fait que les phénomènes sont montrés « en état de changement, de métamorphose encore inachevée, au stade de la mort et de la naissance, de la croissance et du

118 Ibidem, p. 56. 119 Ibid., p. 17. 120 Ibid., p. 20. 121 Ibid., p. 381.

122 Les valeurs humanistes, chez Rabelais, n’échappent pas à la dérision. Aussi son œuvre est-elle irréductible à sa

dimension satirique.

123

« Le principe du rire et la sensation carnavalesque du monde qui sont à la base du grotesque détruisent le sérieux unilatéral et toutes les prétentions à une signification et à une inconditionnalité située hors du temps »,

ibid., p. 58. 124

« le grotesque affranchit de toutes les formes de nécessité inhumaine qui imprègnent les idées dominantes sur le monde. Le grotesque jette bas cette nécessité qu’il définit comme relative et limitée. [...] Dans le monde grotesque, n’importe quel « cela » est démystifié et se mue en « épouvantail comique » » , ibid., pp. 58-59.

38 devenir »125 : l’esthétique grotesque est expression du devenir, non de l’être. La dissolution de toute forme statique ouvre ainsi sur une esthétique de l’informe et du protéiforme. On rejoint ici le grotesque négatif, mais il y a dans le carnavalesque l’affirmation d’une intense vitalité, la protestation de la vie contre les formes mortes.126 L’autre principe majeur de l’esthétique grotesque est la démesure (gigantisme, prolifération, hypertrophie, etc.), qui caractérise aussi bien le contenu (personnages et épisodes) que la forme de l’œuvre grotesque (style, composition). L’incontournable antithèse grotesque/classique127

est particulièrement nette dans la représentation du corps : alors que le corps classique est un corps achevé, qui a atteint la pleine maturité, le corps grotesque est « éternellement non prêt » : sa représentation privilégie les états inachevés ou extrêmes (naissance, croissance, enfance, vieillesse, agonie). Selon le canon classique, la représentation du corps doit manifester la nature spirituelle de l’homme ; le corps grotesque au contraire a un aspect caricatural, excessif, et une valeur cosmique (il incarne tout l’univers matériel et corporel). Il est sans limites, mêlé au monde et aux autres corps. Sa représentation met l’accent sur les « orifices » et « protubérances », tandis que dans la représentation classique, au contraire, tout ce qui relie le corps à l’extérieur (ouvertures, saillies, absorption, déjection) est effacé.

Bakhtine montre qu’à partir du XVIIe

, le domaine du rire se restreint, sa valeur se dégrade. Il n’est plus admis que comme « divertissement léger » ou « châtiment utile ».128

Selon Bakhtine, cette dévaluation du rire a pour cause la stabilisation d’une nouvelle culture officielle autoritaire, dont les piliers sont la monarchie absolue, la philosophie rationaliste cartésienne et l’esthétique du classicisme. Le grotesque survit dans les genres littéraires inférieurs (comédie, satire, fable) et non canoniques (roman, genres burlesques), mais « ce n’est plus qu’un grotesque mutilé » : « pendant la dégénérescence et la désagrégation du réalisme grotesque, son pôle positif disparaît ».129 Les motifs grotesques se figent en images stéréotypées, l’obscénité devient « frivolité érotique », l’esprit utopique disparaît, les images de la fête prennent une « orientation bourgeoise », une nuance « épicurienne et individualiste ».130 Si le grotesque paraît renaître avec le romantisme allemand, ce n’est selon Bakhtine que sous une forme étriquée et « abâtardie ». Au lieu d’un phénomène populaire et collectif, c’est « un grotesque de chambre, une manière de carnaval que l’individu vit dans la

125 Ibid., p. 33. 126

Dans le grotesque négatif, la vie est au contraire menacée par l’altération des formes du monde familier.

127

Bakhtine souligne toutefois la limite de la logique antithétique : le canon grotesque ne doit pas être analysé comme simple écart par rapport à la norme classique mais « doit être jaugé à sa propre mesure » car il a bien une « logique originale », une « volonté artistique particulière », L’ Œuvre de François Rabelais…, op. cit., p. 39.

128

Ibidem, p. 76.

129 Ibid., p. 62. 130Ibid., p. 110.

39 solitude, avec la conscience aiguë de son isolement. ». Le grotesque romantique est une contestation du rationalisme étroit et des règles esthétiques du classicisme, mais il a perdu son ancrage dans la culture populaire. Bakhtine reproche en outre à Hugo d’affaiblir l’autonomie du grotesque en en faisant un simple moyen de contraste pour la mise en valeur du sublime.

Mais la cible principale de Bakhtine est la théorie de Kayser, qui ne vaut selon lui que pour le grotesque moderniste (du XXe siècle)131, estimant « totalement inadmissible de l’étendre aux autres phases de l’évolution de l’imagerie grotesque ».132

Bakhtine réduit finalement la théorie de Kayser à une simple idiosyncrasie : il se dit frappé « par le ton général lugubre, terrible, effrayant du monde grotesque que l’auteur est le seul à saisir. »133

Bakhtine constate que les traits selon lui essentiels au grotesque (la joie, la dimension corporelle, l’orientation utopique, la régénération) sont absents du monde grotesque selon Kayser : le grotesque n’est plus élimination joyeuse de toute peur, affirmation de vitalité, mais au contraire « peur de la vie »134 et angoisse face à « la force étrangère qui régit le monde, les hommes, leur vie et leurs actes ».135 Le rire grotesque tel que le pense Kayser est un rire négatif, un « rire mêlé de douleur », «moqueur, cynique et enfin satanique », selon la formule de Kayser lui-même.136 Le grotesque kayserien est un grotesque qui a perdu son ambivalence constitutive.

131 « son livre ne fournit que la théorie « des grotesques romantique et moderniste, pour être plus précis, du

second seulement, puisque l’auteur ne voit le grotesque romantique qu’à travers le prisme du grotesque moderniste, raison pour laquelle il le comprend et l’apprécie d’une manière quelque peu déformée. La théorie de

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