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3. Analyse

3.5. Incidences de la relocalisation

3.5.1. Left behind

Le déplacement dans l’espace entraîne souvent une perte, au sens général, pour mes participant-e-s. Bien entendu, nous avons vu que dans la plupart de mes cas la mobilité est intentionnelle et que les changements subis sont en partie attendus.

“It’s a choice you make and of course you leave things behind, but you get new experiences as well.” Lara

Malgré cela, et selon le nombre de déplacements déjà vécus, mes participant-e-s mentionnent parfois un sentiment d’abandon, de choses qu’ils doivent quitter à contrecœur. Toujours pour Lara, il peut s’agir d’activités et des amis que celles-ci réunissent.

“Well the gymnastic team, I was also teaching a lot of gymnastic. That is something that I miss here a bit and that I really felt like I left behind and stop doing.” Lara

Certaines activités comme dans ce cas peuvent être sensibles à la distance géographique, ce qui limite la capacité à suivre la vie d’un groupe. Même si le lien n’est pas perdu, que les personnes gardent contact et continuent de se rencontrer, le fait de ne pas être présent physiquement dans la vie du groupe est vécu comme une absence.

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“And the worst, missing what stayed at home, like friends, family, … My team had a big show in Italy last summer so I wasn’t at the show, because I couldn’t train with them. Birthday parties and stuff… One of my best friends is having a baby, somewhere. It can happen any minute. But yes, I will go in November and just see the baby then.” Lara

Cet aspect d’interactions sociales est un élément récurrent et souvent présenté par les interviewé-e-s comme une perte définitive ou temporaire. Comme ici où une rencontre avec cette amie suivra, nous verrons plus loin que la majorité du temps les relations se poursuivent par l’intermédiaire d’outils de communication. Mais malgré cela mes participant-e-s identifient souvent une période où ils doivent reconstituer certaines choses perdues suivant l’arrivée à un nouvel endroit, que ce soit des activités. Cela a été le cas pour Lara, mais aussi pour Sara.

Son cas est intéressant car on entrevoit la relativité de la distance géographique entre deux localisations dans une situation où elle peut facilement avoir une interaction en coprésence avec une personne de sa famille. Pour situer son récit, Sara est partie de Chypre pour le sud de l’Angleterre où elle a accompli son Bachelor. Elle avait une cousine dans cette ville. Puis elle quitte cette localité pour l’Ecosse où elle réalise son Master. C’est concernant cette étape qu’elle s’exprime.

“I was almost 18 so I didn’t really realize what was happening. I just kind of went there [South England]. And I think I realized as the year passed. But it was ok, because I had one of my cousins who was also studying in [this city]. She was a year older, so she already knew a lot of things to show me around. So even if you feel a bit home sick, you also have family there. But it hit me a bit more when I was going for my masters. […] And I realized what was happening, and then I was moving across the country to a new start and I didn’t know anyone in Scotland. I think that was a bit worse. […] They were no cousins.” Sara

On voit donc que malgré une distance plus grande dans le cas de son premier voyage (Chypre - Angleterre) comparé au second (Angleterre - Ecosse), le fait d’être isolée de son réseau social rend sa perception différente et son vécu plus pénible dans le second cas.

Mais comment concevoir cette perte ? Si on réfléchit en termes de « capital », il ne s’agit pas à proprement parler d’une perte, mais d’une situation d’inutilité d’une partie du « capital social » de Sara : ces liens restent potentiellement actifs, mais ils ont un impact limité après le déplacement car leur mobilisation sera plus compliquée et rapportera moins. Un même « capital » peut donc varier dans une situation transnationale, chose qui a déjà été soulevée avec certains auteurs (Nowicka, 2013). Ainsi, lors de son séjour en Angleterre, sa cousine peut lui apporter un soutien émotionnel en plus

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d’une aide plus pratique, par exemple par une connaissance de la ville. Mais à son arrivée en Ecosse, elle n’a personne sur place qui pourrait remplir ce rôle de support.

Un autre exemple est le récit de Katia. Il permet d’introduire deux aspects qui seront repris dans les sous-chapitres suivants. Il s’agit de la langue dans les interactions sociales et de la facette genrée des incidences liées à la migration dans le couple.

Perdre son moyen de communication avec son milieu de vie aboutit à des moments d’isolement au sens d’un faible nombre de liens :

“Clearly, language skills are crucial in networking and establishing weak ties with people beyond one’s immediate ethnic or linguistic circle (Temple,2010).” (Ryan, 2011, p. 719)

Si Katia maintient des liens forts à distance avec sa famille, elle ne possède pas de « cercle ethnique ou linguistique » sur place.

“Like sports activities. Here it’s very difficult to find the right place to do things. Because everything is in French. Even if I want to play tennis, they have sort of tennis club, but unfortunately it’s in French. There is no English club. There is nothing, except gym of [the company], so I have access. It’s the only thing I can go there. The basis is always language.” Katia

Pour Katia, malgré sa capacité en termes de « capitaux » économique et de connaissances de l’activité elle-même, le fait de ne pas maitriser une langue l’empêche de mobiliser ses « capitaux », de les convertir pour effectivement accomplir une activité. Ceci est donc un point de plus où un déplacement induit une limitation dans la mobilisation des « capitaux » d’une personne. Ceci est lié au contexte de la petite ville où le couple est installé. Katia cherche alors à une plus large échelle, pour dépasser les limites très locales du lieu où elle habite.

“I’m searching everywhere. I’m lucky, I found another site than Facebook. But most of them, people, are from Geneva, Zurich and Lucern but it is not in the [same] area, unfortunately.” Katia

Dans les deux cas de Lara et Sara vus plus haut, il s’agissait de jeunes femmes, sans enfants et célibataires ou ne vivant pas avec leur partenaire. Les questionnements lors de leurs déplacements ne sont donc pas exactement les mêmes que pour Katia qui est mariée et a une fille de deux ans au moment du départ. Pour elle, même si le fait de se trouver éloignée de son réseau social entre aussi en considération, elle quitte aussi une certaine autonomie de vie.

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“Back in Norway, I worked, I earned my own money and then left everything behind and came to a new country. And suddenly you depend on one person for everything. It makes you feel somehow… Not good with yourself.” Katia

Katia quitte donc une grande partie de ses activités, qu’elles soient professionnelles ou non. D’une certaine manière, elle quitte aussi son statut de personne active et sa représentation d’elle-même en souffre. On voit donc comment la mobilité agit dans deux espaces différents, social et géographique (Bourdieu, 1984), ceci en conséquence de la répartition de l’activité professionnelle dans le couple. Katia semble en difficulté du fait du peu de compatibilité transnationale de ses « capitaux » à deux contextes différents : elle n’arrive pas à mobiliser sa formation, et ses compétences linguistiques limitent le développement de liens ainsi que de « capital social ».