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CHAPITRE IV. La maladie comme atteinte du corps biologique et érogène

3. Prolongements conceptuels de l’image du corps et répercussions cliniques en lien avec la

3.2 Le travail de subversion libidinale du corps malade

Avec l’apparition de la maladie, c’est le corps biologique qui apparait être au premier plan. En effet le corps mécanique est capté par les soignants qui poussent le sujet à opérer à un clivage entre le corps biologique et le corps affectif. Cette prise en charge thérapeutique produit un phénomène de régression chez le patient, qui accepte avec plus ou moins de difficulté de confier son corps au corps soignant (Gori, 2004). S’en suivent un phénomène d’expropriation et une immersion dans le langage médical parasitant la mise en représentation de l’événement (Schwering, 2014).

La distinction entre la réalité biologique et psychique du corps est également abordée par Dejours (2001). Dejours propose deux versants pour aborder la thématique du corps, le corps biologique et le corps érotique. Les représentations psychiques du corps donnent lieu à un corps érotique, chargé de pulsions. Ainsi « grâce à cette édification de la sexualité psychique et du corps érotique, le sujet parvient à s’affranchir partiellement de ses fonctions physiologiques, de ses instincts, de ses comportements automatiques et réflexes, voire de ses rythmes biologiques. »(p16). Le corps biologique devient vecteur de représentations, et participe au travail de subversion libidinale, c’est-à-dire à détourner la pulsion de son but initial. C’est l’organe qui va supporter cette subversion libidinale qui sera considéré comme zone érogène.

L’économie érotique et l’économie somatique s’étayent mutuellement. Cependant un événement désorganisant comme la maladie grave peut venir désorganiser ce système. En effet, une attaque du corps somatique peut venir perturber le corps érotique. Lorsque cette économie somato-érotique est désorganisée, les zones du corps physiologique et les zones du corps érotique fonctionnent de manière clivées l’une de l’autre (Dejours, 2009).

Les zones érogènes citées dans la théorie freudienne du développement sexuel portent principalement sur des parties marquant une frontière entre intérieur et extérieur du corps et peu sur des organes internes. Nous relions cet élément au fait que pour Dejours (2004), le plaisir lié au corps vient du fait de le sentir s’éprouver. En s’intéressant à la situation inverse, là où le

146 corps est vécu comme anesthésié, vide ou insensible, il fait l’hypothèse que c’est le désetayage pulsionnel de l’érotique sur le physiologique qui est en cause. La sensation d’anesthésie du corps ou d’une partie du corps serait alors liée à l’absence d’excitation.

Karl Léo Schwering reprend le concept de subversion libidinale développé par Dejours, pour penser les enjeux psychiques de la maladie grave.

L’annonce de la maladie parait plonger le sujet dans un vacillement existentiel où la méconnaissance de l’expérience de dysfonctionnement organique, voir de la maladie elle- même, le renvoie à une difficulté de relier les affects et à des représentations (Schwering, 2014). La sortie du silence des organes malades soulève chez le sujet une quantité d’éprouvés corporels menaçants, inquiétants et angoissants. La maladie et la prise en charge hospitalière font régresser le patient dans une dépendance au corps médical et viennent réactualiser la situation originaire de dépendance envers les soins maternels. Les éprouvés corporels ne peuvent être ressentis que par le biais de la somatisation et non pas sur un versant érotique. En effet, l’attention est portée sur la symptomatologie somatique aussi bien chez le patient que chez les soignants. Le corps est parlé à partir d’un vocabulaire centré sur la médecine auquel le patient s’assujettit dans l’espoir de retrouver l’état de santé perdu. Piégé dans ce « surfonctionnement » du somatique (Mc Dougall, 1989), le patient ne peut se réapproprier ce corps inquiétant. Pour Schwering, afin de parvenir à s’approprier sa maladie, le sujet doit passer par différents types d’identification allant dans les premiers temps de la maladie d’une identification narcissique à une identification symbolique. Dans les premiers temps de la maladie, Schwering fait l’hypothèse que « l’identification narcissique pourrait être un rempart, sinon même le

rempart fondamental contre les menaces de désintégration du moi pesant sur tout sujet exposé à une maladie grave d’une part, et aux vexations/privations occasionnées par le traitement médical d’autre part.» (2014, p280). Face au vécu étrange de ce corps, le sujet doit gérer la

perte de l’objet. C’est à cet objet perdu que le sujet va s’identifier. Le sujet va devenir la maladie, la médecine. L’organe malade est hypersomatisé et occupe tout l’espace psychique. On voit alors se retirer la libido sur le moi. Pour réussir à s’approprier la maladie, il faut avant tout partir du sensoriel, car c’est la seule possibilité pour le sujet de faire face aux impressions nouvelles, du moins dans un premier temps, car ce rempart ne dure pas. En effet, le sujet doit sortir de cette position passive, pour entrer dans une position active, c’est-à-dire opérer à une subversion libidinale vis-à-vis de l’organe. C’est ce travail d’érogénéisation qui viendra signer le passage d’une identification narcissique à une identification hystérique (Schwering, 2015).

147 Ce travail vient faire écho à la façon dont le jeune enfant a pu être investi par les protoreprésentations laissées par ses figures parentales, faisant un lien avec la traduction auquel le sujet a déjà été confronté dans son histoire entre la sensorialité et la sensibilité érogène.

Schwering soulève alors la question de la réussite de cette conversion du somatique en zones érogènes dans le contexte de la maladie grave, quelle que soit sa nomination.

Il nous rappelle que pour Dejours, « la colonisation subversive du corps physiologique par le

corps érotique a toujours un caractère inachevé, et qu’en plus des inévitables failles survenant au cours de ce développent, le corps érotique est toujours à reconquérir» (2001, p 17). Dans la

mesure où la subversion libidinale n’est jamais achevée, comment réussir à repérer ce travail d’érogénisation des organes internes qui à première vue n’ont pas été forcément investis comme zone érogène au préalable, mais que l’activité de la maladie pousse à les considérer. De plus, si la maladie porte sur une zone du corps déjà investie libidinalement, le risque est de faire une fixation sur la partie du corps érotique perdue et donc idéalisée. La zone corporelle touchée sera alors vécue dans un clivage entre corps biologique, abandonné au pouvoir médical, et corps érotique idéalisé.

Si ce travail de subversion libidinale parvient à s’exercer, on voit s’opérer un passage du primat du soma à l’hystérisation de l’organe malade. La libido ne porte alors plus sur le moi mais sur l’objet, le sujet accédant à la représentation de chose. Le sujet n’est plus la maladie, il a une maladie. Dans le cas de la maladie grave, le sujet régresse à la position de dépendance du bébé vis-à-vis de sa mère lors de laquelle l’émergence d’un corps érogène a pu advenir. Comme nous l’avons déjà introduit, cette dépendance est déplacée sur le personnel soignant. Néanmoins, il pourra sortir de cette dépendance avec l’entrée dans une identification hystérique secondaire. « Le patient peut s’identifier avec certaines particularités de la fonction soignante prodiguée par un autre secourable. Autre secourable qui s’incarne dans le personnel soignant ici et maintenant, mais aussi dans le retour des imagos parentales» (Schwering, 2014, p286).

Karl Léo Schwering nous renvoie aux notions de pictogrammes de Piera Aulagnier qui vont permettre au corps érogène de se constituer et aux signifiants formels de Didier Anzieu pour mieux comprendre ce passage du sensoriel à l’érogénéité.

« Notre hypothèse est celle d’une résurgence des signifiants formels comme tentative de border

148 2014, p289). Il sera alors pertinent d’entendre dans notre travail de thèse, les signifiants formels dans le discours des patients rencontrés dans notre clinique.

Ce travail de subversion libidinale réussi, le patient pourra accéder à des représentations de mot, en élaborant sur la maladie, signifiant une identification symbolique. Toutefois, ce travail peut être mis en échec par la chronicité de la maladie. En effet, selon la théorie freudienne, la libido centrée sur l’organe malade amenant le patient à délaisser son environnement extérieur n’a pas pour vocation à durer. Ce paradigme est remis en cause avec l’absence de guérison de l’organe et la défaillance des protoreprésentations induites notamment par la surcharge de travail du corps médical. Le risque est de vivre sous l’emprise de l’organe malade, plaçant le sujet dans une identification hypocondriaque puisque l’identification hystérique ne peut avoir lieu (Schwering, 2015). Il s’agit ici d’une forme d’hypocondrie secondaire, c’est-à-dire liée à la maladie, l’hôpital et les traitements. Ce type d’identification semble en effet déterminée par un vécu d’abandon des soignants chez le patient qui se situe déjà dans une position régressive. Une autre source parait également déterminante : « l’exposition du patient aux soins opératoires,

insensibles, intrusifs et vides de désir dont nous venons de voir qu’ils sont caractéristiques de l’hypocondrie et auxquels les soignants sont souvent tenus de s’astreindre» (Schwering, 2015,

p162). La sortie de cet état ne parait possible que par l’arrêt de l’hospitalisation et un travail de liaison avec d’autres sources porteuses de représentations permettant le travail de subversion libidinale.

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