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Chapitre 5 Résultats

6.1 Discussion des résultats

6.1.1 Le raisonnement clinique des ergothérapeutes en milieu communautaire

6.1.1.1 Le raisonnement clinique sous-jacent aux actions cliniques

Les résultats de cette étude offrent d’abord une explicitation du RC des actions cliniques allant de l’évaluation de l’admissibilité d’une requête (moment 1) au congé (moment 8). À notre connaissance, aucune étude ne s’est attardée, d’une façon longitudinale et aussi exhaustive, à expliciter le RC menant à l’ensemble des actions cliniques de l’ergothérapeute dans un milieu de pratique donné. Les résultats corroborent tout de même certaines connaissances déjà établies en matière de RC des ergothérapeutes. En effet, le

déroulement dynamique, itératif et interrelié de certaines des étapes des processus cognitifs de résolution de problème et de prise de décision, tel qu’avancé par la recension élargie de Carrier et collaborateurs (2010), a pu être mis en évidence. Les éléments utilisés (types de RC) selon l’aspect analysé du problème (Schell, 2009) ont également pu être approfondis dans la présente étude. Les résultats seront d’abord discutés en lien avec la résolution de problème, puis, avec la prise de décision et, enfin, les éléments du RC.

En ce qui a trait à la résolution de problème, la recherche d’indices, la (re)formulation constante du problème et la formulation des solutions possibles impliquent des aspects de la DI. En fait, bien que la situation occupationnelle du client constitue effectivement le problème à résoudre, sa formulation apparaît restreinte dès le départ (moments 1 à 3), par le motif de la requête de services ergothérapiques, la mission et l’offre de services de l’établissement (maintien à domicile), et le mandat de l’ergothérapeute (consultant au sujet des soins personnels et de la mobilité). Ce résultat corrobore l’hypothèse émise par Schell (1994) selon laquelle des aspects liés au type de programme où évolue l’ergothérapeute influence sa formulation du problème. Au fil des actions cliniques, et ce, jusqu’à la fin des interventions (congé; moments 4 à 8), la recherche d’indices et la reformulation du problème se poursuivent généralement de façon restrictive. Cette formulation restrictive soulève toutefois d’importants questionnements quant à la capacité effective du CSSS de rencontrer son obligation de responsabilité populationnelle (Carrier et Morin, 2015). En effet, cette responsabilité (LSSSS art. 99.3 et 99.5) se traduit par une obligation légale des CSSS d’identifier les besoins de leur population (formulation du problème) et y répondre (formulation des hypothèses de solutions).

En ce qui a trait au processus cognitif de la prise de décision tel que décrit par Lindsay et Norman (1980), les résultats de la présente étude mettent surtout en évidence les choix faits par les ergothérapeutes, mais peu l’évaluation formelle préalable des solutions possibles. Deux hypothèses peuvent expliquer ce résultat. Premièrement, il est possible que les ergothérapeutes choisissent la solution sans en faire l’évaluation. Cette forme d’automatisme pourrait être expliquée par les aspects de la DI des contextes, notamment les procédures institutionnelles, impliqués dans le RC. À titre d’exemple et selon la directive des gestionnaires, un dossier est généralement fermé rapidement, et ce, même s’il est possible que ce ne soit pas la solution optimale pour le client. L’ergothérapeute choisit alors

de pallier aux inconvénients pour le client en gardant un dossier parallèle en cas de pop up. L’autre hypothèse explicative est que, en raison de l’expérience clinique des ergothérapeutes (degré supérieur d’expertise), leur RC soit plus difficile à articuler que celui d’un novice, tel que rapporté par Unsworth (2001). En effet, d’un point de vue cognitif et selon Lindsay et Norman (1980), les expériences des experts leur confèrent une grande banque de schèmes mnémoniques utilisés de façon inconsciente. Ainsi, le RC est à la fois plus complexe (Unsworth, 2001) et intuitif (Gibson et al. 2000; Harries et Harries, 2001; Schell, 2009), ce qui peut rendre plus ardue son explicitation.

Par ailleurs, bien que les résultats de la présente étude ne permettent pas d’associer tous les éléments du RC rapportés par Schell (2009) au RC sous-jacent aux actions cliniques, le rôle de certains a néanmoins pu être explicité. Le Tableau 4 détaille la mobilisation effective, dans les moments cliniques de la présente étude, des éléments rapportés dans les écrits antérieurs comme faisant partie du RC. Le RC des participants apparaît complexe, c’est-à-dire mobilise plusieurs éléments simultanément, une caractéristique des ergothérapeutes experts selon Mitchell et Unsworth (2005). Spécifiquement, les éléments diagnostique et pragmatique apparaissent constamment mobilisés, tandis que les éléments interactif, procédural et éthique le sont à certains moments seulement. L’élément narratif n’apparaît pas être impliqué.

Plus spécifiquement, le diagnostic ergothérapique, ou le portrait de la situation du client (Carrier et al., 2012), est considéré pour statuer sur l’admissibilité et la priorité d’une requête (moments 1 et 2) et sur le moment de sa prise en charge (moment 3). Ce portrait constitue la visée de l’évaluation (moment 4), oriente le plan d’intervention (moment 5) et est reformulé en cours de suivi (moment 7) et au congé (moment 8). Les étapes à suivre (élément procédural lié à l’intervention), tout comme la relation avec le client et son entourage (élément interactif), apparaissent surtout considérées pendant les actions directes avec le client, à domicile (moments 4 à 6). Ce résultat est en continuité avec l’affirmation de Mitchell et Unsworth (2005) selon laquelle, lors des VAD, les ergothérapeutes en milieu communautaire mobilisaient surtout l’élément interactif de leur RC, sauf si la tâche procédurale était exigeante cognitivement (p. ex. : calculer et dessiner une rampe d’accès dans un environnement physique aux multiples contraintes). Les présents résultats

convergent et confirment que les éléments procédural et interactif sont particulièrement mobilisés lors des VAD.

Tableau 4 Aspects du problème et éléments rapportés dans les écrits antérieurs* impliqués dans les moments cliniques des ergothérapeutes en milieu communautaire de la présente étude

Études antérieures Présente etude

Aspects du problem Éléments du RC Moments cliniques§ 1 2 3 4 5 6 7 8 État du client

i- Diagnostic ergothérapique ii- Intervention ergothérapique

Scientifique : i- Diagnostique

ii- Procédural ● ● ● ● ● ● ● ● ● ● ● ● Signification de l’état pour le client Narratif

Aspects pratiques et logistiques

affectant la pratique clinique Pragmatique ● ● ● ● ● ● ● ● Actions souhaitables d’un point de

vue moral

Éthique ● ● ●

Relation avec le client et les autres personnes impliquées

Interactif ● ● ● ●

Thérapie adaptée à la situation particulière du client

Conditionnel ou prédictif

● ● ●

*Tirées de la recension élargie des écrits théoriques et empiriques portant sur le RC des ergothérapeutes de Carrier et al., 2010; §Moments cliniques identifiés dans la présente étude: (1) Statuer de l’admissibilité de la requête; (2) Prioriser la requête; (3) Prendre en charge le client; (4) Évaluer son client; (5) Choisir le plan d’action avec son client; (6) Intervenir pour son client; (7) Suivre son client; (8) Clore le dossier.

Pour ce qui est des conséquences morales des actions (élément éthique), les résultats soutiennent qu’elles sont activement mobilisées lors des moments pouvant avoir un grand impact sur un client spécifique ou sur l’ensemble des clients, en attente ou actifs. Ces moments sensibles sont (1) la détermination de l’admissibilité (moment 1), lors d’un rejet probable de la requête, qui est pondéré par les risques potentiels pour la sécurité du client et l’implication d’autres professionnels; (2) le choix de l’intervention (moment 5), où ses coûts sont évalués à la lumière du budget disponible et des conséquences pour les autres clients; et, enfin, (3) lors du congé (moment 8). Dans ces circonstances, l’ergothérapeute choisit de pallier aux limites imposées par la procédure institutionnelle relative au congé s’il présuppose une instabilité de la situation du client. Cet équilibre recherché dans la prise de décision entre, d’une part, leurs obligations professionnelles à l’égard de leurs clients et, d’autre part, les directives administratives de leur employeur, avait déjà été mis en évidence

par Freeman et collaborateurs (2009) auprès d’ergothérapeutes de milieux variés. Les ergothérapeutes de la présente étude ont aussi exprimé des insatisfactions et tensions lorsqu’ils décrivaient leur pratique restreinte à l’autonomie et la sécurité dans les soins personnels et la mobilité. Dans les études antérieures, la recherche d’équilibre dans les obligations des ergothérapeutes est identifiée comme étant la source des insatisfactions (Hébert, 2000) et des tensions éthiques (Opacich, 1997). La présence de telles tensions pistent sur la nécessité de soutenir l’utilisation de l’élément éthique du RC par les cliniciens, tel que recommandé par Drolet (2014b).

Par ailleurs, les ergothérapeutes de la présente étude ont surtout mobilisé l’élément prédictif de leur RC quand ils considéraient les conséquences relatives au refus (moment 1) et à la priorité accordée à la requête (moment 2), de même que lorsqu’ils anticipaient l’éventuel pop-up d’un suivi clos (moment 8). Enfin, l’élément narratif du RC n’a pu être documenté, tandis que l’élément pragmatique, à savoir les aspects pratiques et logistiques, apparaît être impliqué constamment. Cette représentation des différents éléments du RC dans les résultats peut s’expliquer par les objectifs spécifiques poursuivis par cette étude. En effet, selon cette hypothèse, l’explicitation du RC étant orientée vers les aspects de la DI, il est possible qu’elle se soit soldée par une surreprésentation des aspects pragmatiques de la pratique et une sous-représentation des éléments prédictif et narratif. Une autre hypothèse est que les aspects de la DI, notamment ceux liés à l’idéologie managériale, tels que la reddition de compte et l’optimisation de la performance, réduisent la capacité des ergothérapeutes à adapter leur RC aux circonstances particulières de leur client (élément prédictif) et à la signification que celui-ci donne à ces circonstances (élément narratif). Cette hypothèse rejoint les constats de Ceci (2006a; 2006b; 2008) en ce qui a trait de l’adaptabilité et de la flexibilité réduites des services offerts par les gestionnaires de cas en milieu communautaire. Une mobilisation restreinte des éléments prédictif et narratif soulèvent la possibilité que se centrer véritablement sur les besoins et aspirations du client puisse être difficile pour les ergothérapeutes.