1.3 Dynamique et températures à l’échelle de l’Europe
1.3.3 Le rôle des processus énergétiques locaux
Si les fluctuations journalières à inter-annuelles des températures européennes peuvent ainsi
être décrites selon l’alternance ou la persistance des régimes de temps NAE, elles sont
égale-ment modulées par des processus principaleégale-menténergétiques, qui résultent des intéractions
multiples entre les différentes composantes du système climatique à l’échelle régionale. Ces
processus sont souvent particulièrement excités dans les phases d’amplification d’événements
extrêmes initialement générés par une configuration exceptionnelle des variables de grande
échelle. On parle alors de boucles de rétro-actions, ou de feedbacks. Cette section se
pro-pose de lister quelques-uns de ces mécanismes, récemment mis en évidence lors des saisons
particulièrement chaudes en Europe.
1.3.3.1 Généralités sur le bilan énergétique terrestre
Commençons par détailler les différents éléments du bilan d’énergie de la Terre. Nous
emploierons une approche globale, en considérant les intéractions entre différentssystèmes : le
système {Terre}, contenant ce qui se situe sous la surface terrestre, et le système {Atmosphère},
qui va de la surface terrestre au sommet de l’atmosphère. Ces deux systèmes, ainsi que le
système {Terre+Atmosphère}, obéissent à une condition d’équilibre énergétique, qui stipule
que le flux d’énergie entrant doit être compensé par un flux d’énergie sortant égal.
Concernant le système {Terre+Atmosphère}, le flux entrant est le flux solaire dont la bande
passante se situe principalement dans le visible (short-wave, SW). Ce flux est en partie réfléchi
par le système {Terre+Atmosphère} (fraction connue sous le terme d’albédo), et sa
majo-rité est absorbée par les systèmes {Terre} et {Atmosphère}, surtout au bénéfice du premier.
Le système {Terre+Atmosphère} est alors contraint d’émettre un rayonnementinfra-rouge
32(long-wave, LW) égal au flux solaire qu’il absorbe. Ce rayonnement est, en réalité, le fruit des
multiples processus de réflexion, d’absorption et d’émission des différentes composantes des
systèmes {Terre} et {Atmosphère}. Nous soulignerons en particulier le rôle de l’atmosphère
terrestre, qui réfléchit vers la surface une part importante du rayonnement infra-rouge émis
par le système {Terre}, et qui, accessoirement, fait de la Terre une planète vivable
33. Cette
fraction infra-rouge réfléchie est modulée par la composition chimique de l’atmosphère, en
par-ticulier d’un certain nombre de gaz sensibles à la longueur d’onde du rayonnement terrestre :
c’est le fameux effet de serre. Parmi les gaz à effet de serre, citons le principal, la vapeur
d’eau (H
20), ainsi que deux protagonistes importants, le dioxyde de carbone (CO
2) et le
mé-thane (CH
4). Les concentrations de ces derniers ont en effet fortement augmenté sous les effets
des activités humaines, intensifiant ainsi l’effet de serre. Notons aussi le rôle des aérosols
34,
d’origine naturelle (e.g., volcanique) ou anthropique, et dont le premier effet, dit direct, est
de diffuser le rayonnement solaire dans l’atmosphère : on parle d’effet « parasol »
refroidis-sant la surface terrestre. Les aérosols inter-agissent également avec les nuages, leur servant de
noyaux de condensation, ce qui entraînent des effets dits indirectssur les flux radiatifs, dont
la compréhension est encore mal maitrisée à l’heure actuelle. Les conséquences radiatives des
émissions « humaines » de gaz à effet de serre et d’aérosols sont souvent désignées par le terme
de forçage anthropique. La Figure1.18synthétise schématiquement les différents processus
énergétiques des systèmes {Terre} et {Atmosphère}.
Au niveau de la surface terrestre, frontière entre les systèmes {Terre} et {Atmosphère},
l’équilibre du système {Terre} doit être vérifié. Les flux entrants y sont le flux solaire parvenant
à la surface (SW
↓) ainsi qu’un flux infra-rouge (LW
↓) regroupant des émissions infra-rouges
propres au système {Atmosphère} (nuages), et la part du flux infra-rouge terrestre qui lui
revient après réflexion par effet de serre. Cette énergie s’équilibre via les flux sortants : le
32On pourra considérer ici un rayonnement obéissant à la loi dite « du corps noir », ou de
Stefan-Boltzmann: la puissancePrayonnée par unité de surface est ainsi donnée parP=σ
ST
4, oùσ
S= 5.67·10
−8SI
est la constante deStefan, etT la température du corps considéré.
33
Précisons que cette considération se limite ici à la stricte vision scientifique. . .
1.3 Dynamique et températures à l’échelle de l’Europe
Figure 1.18 –Estimation du bilan d’énergie terrestre en moyenne globale et annuelle, tirée de
Kiehl and Trenberth (1997). Reproduit de l’IPCC-AR4.
Estimate of the Earth’s annual and global mean energy balance, from Kiehl and Trenberth (1997).
Reproduced from IPCC-AR4.
flux infra-rouge terrestre (LW
↑), mais aussi une part du flux SW
↓qui est réfléchie par la
surface terrestre (albédo noté α), et des flux de chaleur traduisant la diffusion thermique et
l’évaporation de l’eau contenue dans les océans et, également, dans les sols (on parle alors
d’évapo-transpiration). Ces flux de chaleur sont respectivement nommés sensible (Sensible
Heat, SH) et latent (Latent Heat, LH). L’équation du bilan d’énergie de surface peut ainsi
s’écrire, toutes les composantes étant comptées positives selon le sens indiqué :
(1−α)SW
↓+LW
↓=LW
↑+SH
↑+LH
↑(1.4)
et l’on peut réunir les deux flux infra-rouges en un flux sortant∆
↑LW =LW
↑−LW
↓:
(1−α)SW
↓= ∆
↑LW +SH
↑+LH
↑(1.5)
La Figure1.18estime ainsi les ordres de grandeur typiques (en moyenne globale sur le globe)
des différents termes de l’équation 1.5à respectivement 168, 66 (390−324), 24 et 78 W.m
−2.
Il est évident que des hétérogénéités spatiales apparaissent entre équateur et pôles, ou entre
océan et continent, les caractéristiques de rayonnement ou de composition des sols étant très
différentes. Nous ne détaillerons pas ici ces contrastes et le lecteur est invité à consulter le
chapitre correspondant de l’IPCC-AR4 (Forster et al., 2007) pour une revue complète.
1.3.3.2 Processus mis en jeu lors d’extrêmes de température
Cet équilibre énergétique est constamment soumis à des perturbations jouant sur les flux
d’énergie de surface, et donc sur les variables thermodynamiques locales. À leur tour, les
variables thermodynamiques peuvent perturber l’équilibre énergétique, créant ainsi des boucles
de rétro-action dont le rôle a pu amplifié les extrêmes récents. Ainsi, un grand nombre d’études
attribuent l’extrême chaleur de l’été 2003 à une rétro-action entre l’humidité des sols et la
température de surface (Black et al.,2004; Fischer et al.,2007; Vautard et al.,2007; Zampieri
et al., 2009). Cette rétro-action, particulièrement efficace durant la saison d’été, est liée au
fait que l’humidité des sols varie lentement, agissant comme une mémoire climatique locale
des mois précédents. Ainsi, selon ces travaux, le processus de rétro-action serait initié par
la concomittance d’un blocage atmosphérique (régime de Blocking d’été) et de conditions
particulièrement sèches du sol, dues par exemple à un déficit de précipitations pendant l’hiver
et le printemps. Il se développe ensuite comme suit :
• les conditions anticycloniques s’accompagnent d’un excès de ciel clair, ce qui augmente
le flux SW
↓et les températures de surface à la fois du sol (par absorption), et de l’air
(par réflexion) ;
• les sols ainsi réchauffés sont rapidement asséchés puisque leur potentiel d’évapo-transpiration
est limité par le déficit initial d’humidité, ce qui réduit rapidement le flux LH
↑;
• cette réduction se fait au profit du fluxSH
↑, ce qui entretient les températures de l’air
situé près du sol ;
• parallèlement, le déficit deLH
↑se traduit également par un déficit de convection, et donc
de couverture nuageuse, ce qui entretient l’anomalie de ciel clair.
Cette rétro-action est particulièrement efficace en journée, puisqu’elle fait intervenir le flux
solaire, comme le constatent Fischer et al. (2007) à partir d’expériences de modélisation.
Vau-tard et al. (2007) ajoutent que le processus se propage préférentiellement du sud vers le nord,
puisque les flux radiatifs sont plus intenses au sud, et montrent que la majorité des étés chauds
des soixante dernières années ont été précédés de déficits de précipitations dans les régions
méditerranéennes.
Un processus relativement similaire peut intervenir en hiver, faisant cette fois-ci intervenir
la neige. Sous des conditions atmosphériques froides et humides (e.g.,NAO−), la neige tombée
au sol augmente l’albédo de la surface terrestre, et inhibe les échanges thermiques sol –
atmo-sphère. Ainsi, si des conditions froides et sèches s’installent (ciel clair) la couverture de neige se
maintient, tout en empêchant le sol de se réchauffer (déficit deSW
↓), ce qui entretient le froid
de l’air près du sol (déficits de SH
↑etLH
↑). L’inverse est vrai : si un redoux s’installe (e.g.,
une arrivée de conditions NAO+), la couverture de neige se met à fondre et les conséquences
radiatives accélère le réchauffement. Comme pour l’humidité des sols en été, la rétro-action
est particulièrement efficace en journée et dans les latitudes les plus basses, puisque le flux
SW
↓y est le plus intense. À l’échelle spatio-temporelle, la sensibilité à la couverture de neige
est la plus forte dans les zones de transition (entre l’hiver et le printemps, et/ou entre le Sud
non-enneigé et le Nord qui l’est toujours), où elle peut induire des effets de seuil. Le rôle de
cette rétro-action pendant l’hiver 2009/10 fera l’objet d’une analyse au chapitre5.
Les variables liées au sol ne sont pas les seules candidates au grand jeu des perturbations
du bilan d’énergie. Comme la Figure1.18le laisse deviner, l’atmosphère y constitue également
un formidable terrain d’entraînement, grâce à sa couverture nuageuse, ses aérosols, ou ses gaz
à effet de serre qui y redistribuent les flux radiatifs. Les modifications de la composition
chi-mique de l’atmosphère, notamment celles induites par les activités humaines, s’accompagnent
1.3 Dynamique et températures à l’échelle de l’Europe
de conséquences importantes sur le forçage radiatif. En premier lieu, les fortes hausses des
contrentrations de CO
2et de CH
4contribuent à augmenter de manière globale le phénomène
d’effet de serre, et par conséquent intensifient les échanges sol – atmosphère des flux LW,
réchauffant enfin les températures des basses couches de l’atmosphère. Si l’augmentation du
forçage anthropique lié aux gaz à effet de serre constitue davantage une tendance à long terme
qu’unfeedback intervenant de manière épisodique, le renforcement des flux d’énergie sol –
at-mosphère qu’elle entraîne est susceptible d’intensifier à son tour les rétro-actions évoquées dans
les paragraphes précédents.
D’autres phénomènes de tendances liées aux flux énergétiques sol – atmosphère ont été
récemment mis en évidence. Ainsi une étude de Vautard et al. (2009), a montré une tendance
à la baisse, lors des dernières décennies, des situations dites de « basse visibilité », ou de
brumes, qui s’accompagnent d’une augmentation du fluxSW
↓. Surtout, cette étude a lié cette
tendance à une baisse des émissions d’aérosols, qui servaient précédemment de noyaux de
condensation aux goutelettes de brume. En d’autres termes, l’amélioration de la qualité de
l’air dans les basses couches de l’atmosphère aurait un effet réchauffant sur la surface. À noter
que ces résultats ont été étendus aux situations de brouillard dense, dont la fréquence tend
également à diminuer, par van Oldenborgh et al. (2010). Cette étude fait également le lien
les émissions décroissantes d’aérosols (notamment le dioxyde de soufre, SO
2). À l’image de
l’augmentation des concentrations de gaz à effet de serre, une telle tendance à long terme
pourrait venir amplifier les processus mis en jeu lors d’événements extrêmes. En particulier,
elle pourrait intensifier les événements chauds d’été, en accélérant le processus d’assèchement
des sols via une diminution des phénomènes de brume qui peuvent se développer au-dessus des
zones d’évapo-transpiration intense.
Notons également qu’à l’augmentation (diminution) des concentrations de gaz à effet de
serre (d’aérosols atmosphériques) s’associe une autre tendance généralisée aux surfaces
conti-nentales de l’hémisphère nord : Vautard et al. (2010) y ont en effet observé une baisse
quasi-systématique de la vitesse des vents de surface au cours des dernières décennies. Ce phénomène
d’accalmie, ou selon la désignation anglaise, destilling atmosphérique a été partiellement
at-tribué à l’augmentation de la rugosité liée au développement de végétation, surtout en Sibérie.
Si les liens entre cestillinget les extrêmes de température n’ont pas été établis, cette thèse aura
néanmoins été l’occasion de participer à cette étude, et c’est la raison pour laquelle l’article
de Vautard et al. (2010) y est attaché dans l’annexe C. Plus généralement, les modifications
de végétation ou d’usage des sols sont également susceptibles d’affecter les processus radiatifs
locaux (e.g., Davin et al.,2007).
Enfin, parmi les « modulateurs » de l’influence de la dynamique atmosphérique sur les
variables climatiques de surface en Europe, citons enfin ce que l’on pourrait regrouper sous le
terme vague deconditions aux limites. Si l’on considère l’Europe telle une « boîte », dont
la base inférieure (supérieure) serait la surface (la tropopause), le bilan d’énergie de la boîte
fait intervenir les flux entrants (sortants) à travers les différentes faces, dus à l’advection)
horizontale de chaleur ou d’humidité depuis (vers) l’extérieur. À l’échelle de l’Europe, qui se
situe à la sortie de ce « toboggan » ouest–est que constitue lejet stream, nous comprenons que
l’advection la plus directe de chaleur et d’humidité sera l’océan Atlantique. Si nous avons vu
que les SST nord-atlantiques ne semblent pas forcer la dynamique aux échelles inter-annuelle à
inter-décennale, leur inertie permet en revanche de conserver une certaine mémoire climatique
(à l’échelle du mois), et de moduler possiblement les flux d’énergie à l’échelle d’une saison.
Les chapitres2 et3 seront ainsi dédiées à l’étude de la contribution océanique atlantique aux
récentes tendances et extrêmes de température européenne, en particulier durant l’automne
2006.
Dans le document
Extrêmes de température en Europe : mécanismes et réponses au changement climatique.
(Page 42-47)