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de communication est double. Il est géré par la société américaine (elle participe financièrement au projet) qui envoie un communiqué à plusieurs médias français (Antenne 2, l’Agence France Presse, etc.) mais aussi par Jean-Claude Chermann lui-même, qui dispose de relations parmi quelques journalistes spécialisés qu’il fréquente depuis de nombreuses années. Celui-ci, parce qu’il négocie directement avec certains d’entre eux et leur garantit une exclusivité relative, peut ainsi accroître l’impact médiatique de l’annonce.

Entretien avec un journaliste spécialisé, 1995

« Mais moi, je l’ai connu avant le sida, alors je peux faire état de... Là je l’ai vu, j’étais témoin bon, c’était un type qui travaillait sur les rétrovirus, qui travaillait beaucoup dans la cancérologie en fait (...) Jean-Claude c’était quelqu’un qui était très...très passionné par son métier.

- Par exemple là, sur sa dernière annonce, là sur le vaccin, comment on...

- Alors moi, je l’ai sorti, je vous le dis tout de suite (...) Oui il m’a appelé. Et puis bon, il me dit : ‘j’ai une info, etc. Je te garde le scoop pour toi et X [nom d’un autre média]’ (...) Mais N [nom d’un autre médecin spécialistes du sida] aussi hein. C’est plus soft mais c’est...du même ordre.

- Il vous téléphone directement ?

- N, non.

- Pas N.

- Mais Chermann je vous dis, c’est un copain. »

Les sources bien informées et les professionnels de la communication savent bien que l’exclusivité est souvent la garantie d’un traitement journalistique à la fois positif et quantitativement plus développé comme le fait remarquer un ancien conseiller d’un cabinet d’un ministre de la Santé à propos d’un autre événement : « J’ai négocié avec Libé en leur donnant l’info. Je leur dis : réservez votre couverture pour le lendemain matin (...) Et il y a un papier absolument formidable le lendemain matin et ce truc a fait l’opinion »45.

2. Le paradoxe de la critique journalistique de l’événement

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Mais, même dans le cas des événements obligés, la contribution journalistique proprement dite n’est pas nulle parce que les médias contribuent en partie à dire ce qu’il faut en penser et décident quelle place il faut leur accorder. Compte tenu des différents capitaux des protagonistes dans les deux exemples choisis précédemment, ces événements s’imposent aux médias comme des événements obligés. Il reste que les journalistes spécialisés disposent d’une marge de manoeuvre. Parce qu’ils sont en concurrence entre eux pour être « le premier à sortir une information » ou pour imposer une vision ou une interprétation (politique entre autres) de l’événement, ils ne couvrent pas à l’identique l’événement. Ainsi, lorsque le champ scientifique est traversé par des controverses à dimension politique et/ou qui posent des problèmes de santé publique, chaque thèse trouve naturellement des défenseurs dans le champ journalistique : les journalistes, en fonction des relations qu’ils ont noués antérieurement avec tel ou tel scientifique, ou de la position de leur journal dans le champ journalistique, ou encore d’autres facteurs secondaires plus ou moins conjoncturels, se font les porte-parole d’une thèse.

Dans les deux exemples choisis, on retrouve une opposition relativement récurrente, celle qui oppose les journalistes des médias « populaires » et les journalistes travaillant dans les médias situés au pôle « intellectuel » du champ journalistique46. Lors de l’annonce du traitement par la ciclosporine en 1985, les journalistes des grands médias populaires, plus proches du pôle « commercial »,

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Cette opposition s’est reproduite à de nombreuses reprises dans l’histoire de la médiatisation du sida. Par exemple, à propos de l’expérimentation de traitements du sida par la cortisone à l’hôpital Laënnec dans le service du même Pr Jean-Marie Andrieu, on a pu voir les critiques adressées par Libération principalement (« Le sida traité façon ‘VSD’ », 24 mars 1995) à la médiatisation de l’hebdomadaire VSD (23-29 mars 1995) - qui y avait consacré sa « une » intitulée : « Séropositivité. La piste qui peut tout changer » - sur cette expérimentation.

ont plutôt tendance à exagérer l’espoir suscité par cette nouvelle expérimentation et à traiter l’information sur le mode sensationnaliste qui est commun à cette presse. Les journalistes de la presse « de référence » sont plutôt sur des positions proches de celles de la majorité des spécialistes du sida insistant sur le « manque de recul » et la « précipitation » de l’annonce.

Le lendemain de l’annonce de « résultats spectaculaires », à propos de l’expérimentation d’un traitement de patients infectés par le sida par la ciclosporine, les prises de position ne sont pas uniformes et transparaissent assez bien dans les titres. Le

Monde (« Une hâte excessive ») et Libération (« Les scientifiques malades du sida » ;

« Sida : la course aux remèdes » ; « Sida : autopsie d’un faux pas »), dont la couverture est assurée par des journalistes médecins, sont aussi critiques que les journalistes de la presse médicale (« Le virus saisi par la politique » titre Le Quotidien du médecin 47). Le Monde et

Libération, qui consacrent une large place au problème, se rejoignent tout d’abord en

donnant finalement le point de vue, semble-t-il largement partagé par les « milieux scientifiques », recouvrant deux types d’arguments. En premier lieu, il s’agit d’insister sur l’affirmation des critères internes au champ médical : manque de recul, faible nombre de cas traités, violation des règles par annonce publique d’un traitement avant publication dans une revue scientifique internationale. Un journaliste médical de Libération et médecin, se montre ainsi particulièrement critique : « Le dossier scientifique présenté hier sur la cyclosporine A a frisé le ridicule ». En second lieu, c’est la politisation de l’annonce qui est critiquée. Les journalistes médicaux de ces deux supports insistent sur « cette initiative extraordinaire qui pose plusieurs questions de fond sur les rapports entre la communauté médicale et scientifique, le pouvoir politique et la presse » (Le Monde). La forme prise par l’annonce est un moyen de retourner les arguments critiques habituels à propos du « sensationnalisme » à l’égard de la presse, surtout en 1985, contre les agents scientifiques et politiques concernés. Dans un éditorial intitulé « Incontinence », l’un des journalistes spécialisés de Libération écrit : « C’est la force terrible de la perturbation Sida : elle ne fait pas seulement exploser les défenses immunitaires, mais aussi la retenue des médias et le sang froid des médecins. Et du ministère des Affaires sociales (...) Car nos chercheurs ont trouvé le moyen de mettre fin aux ‘dérapages’ des médias sur le Sida : tout simplement en dérapant assez loin eux-mêmes pour ne plus laisser le loisir à la presse de le faire ».

Les journaux plus marqués à gauche comme L’Humanité (« Une piste raisonnable ») et

Le Matin de Paris (« Un nouveau remède ? ») font preuve d’une certaine neutralité tout en

se montrant très circonspects. Cette position est celle aussi du Figaro (« Un espoir ») où le problème est traité par une journaliste spécialisée qui est relativement autonome par rapport aux prises de position politiques du quotidien48. Enfin, Le Parisien (« Sida. Un traitement révolutionnaire »), France Soir (« Sida : nouveau succès français ») et à un degré moindre

Le Quotidien de Paris (« Sida : le paradoxe du nouveau traitement français »), qui fait

partie du même groupe que Le Quotidien du Médecin, ont accueilli favorablement cette annonce perçue comme « une victoire française » dans la compétition internationale.

Ces oppositions se retrouvent d’une certaine manière en 1994 à propos de l’expérimentation d’un prototype de vaccin par l’équipe du Pr Jean Claude

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Chermann mais elles prennent des formes différentes et plus invisibles pour le public non initié. C’est moins sur le sens donné à l’événement que sur la place qui lui est accordée que portent les différences entre, d’une part les médias de grande diffusion (télévisions et radios) ou des titres plus populaires de la presse écrite et, d’autre part, les médias qui bénéficient d’une forte légitimité interne. Les premiers sont ceux qui ont tendance à donner un large écho à l’événement comme TF1,

France Info, RTL pour l’audiovisuel et France Soir, Le Parisien, Paris Match, et

certains supports de la presse régionale pour la presse écrite. Des titres marqués politiquement (Le Quotidien de Paris et L’Humanité) ou de la presse économique (La Tribune) y consacrent aussi des articles spécifiques. A l’inverse, Le Monde,

Libération, InfoMatin en font une brève et reprennent, comme Le Figaro dans un

petit article, des informations de l’AFP. Dans une deuxième phase de la médiatisation provoquée par la réaction critique de quelques scientifiques, c’est souvent l’inverse qui se produit : les médias les plus proches du pôle « commercial » du champ journalistique, soit ignorent totalement les critiques de plusieurs scientifiques, soit y consacrent des brèves alors qu’à l’inverse, Le

Monde (24 juin 1994), et à un degré moindre Libération (25 juin 1994), les

relaient plus largement approuvant implicitement ou explicitement leurs prises de position. Par exemple, Le Monde accorde une large place à une interview du professeur Jean-Paul Lévy, directeur de l’Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS) qui explique que « certains chercheurs utilisent les médias pour passer outre l’évaluation scientifique ».