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Le groupe Correspondance, première expérience bruxelloise de l’être- ensemble surréaliste, révèle l’exigence d’une entreprise de permanente mise en doute de ce qui, sur le terrain littéraire et par extrapolation sur celui artistique, risque de faire école, c’est-à-dire, de se figer en convention. De cet impératif de l’action subversive et complice découlent des techniques d’écritures ayant pour but la déstabilisation, sinon l’altération et la dénaturation de ce qui fait œuvre de consécration.

Une des figures privilégiées de ces démarches textuelles se manifeste dans l’exercice du fragment en tant que moyen d’écriture rupteur. Le fragment doit être pourtant pris, dans le cas du groupe nougéen, au sens de fracture, de brisure, donc d’un acte sacrificiel qui atteint l’intégrité de la totalité. Il n’y a pas de doute que pour le surréalisme bruxellois le fragment est synonyme de rupture : les tracts de Correspondance s’imposent comme premier exemple de fracturation du discours d’autrui. Ce qui veut dire que le fragment-fracture entraîne la suspension et la caution de l’autre (texte ou écrivain), phénomène propice à une appropriation flagrante, illicite de ce qui fait déjà figure d’œuvre. Écrire en fragmentant – ou mieux, en fracturant – le texte consacré de l’autre, c’est faire appel à un geste qui transforme l’écriture en action subversive.

En effet, écrire avec les mots des autres, afin d’en détourner le sens, c’est la définition de la subversion nougéenne. Dans ces conditions la fragmentation est synonyme d’illisibilité : détourner le texte d’origine par des fragmentations subversives a comme conséquence un effet d’illisibilité, ou plutôt de méconnaissance qui en découle nécessairement. Résultat de cette activité de dislocation textuelle, l’illisible mis en place par le surréalisme bruxellois se voit ainsi chargé d’une mission : introduire le doute au cœur du sens commun. Il est l’effet de cette prédilection de Nougé et de ses complices pour le fragment, pour l’écriture en « bribes1 ».

I. Le fragment comme figure de la subversion

Dans notre lecture du surréalisme bruxellois et de ses techniques d’écriture, il apparaît ainsi nécessaire de voir quels sont les noms du fragment qui s’accorderaient mieux avec ces stratégies subversives, inventées pour déstabiliser tout ordre établi dans le domaine de la création. L’écriture « en bribes » que Nougé privilégie prend de multiples figures : du journal2 et des poèmes brefs qui empruntent souvent le style et la forme publicitaire aux textes de circonstances ou aux tracts. Le fragment est, pour Nougé, le symptôme de son refus de l’œuvre et

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Nous empruntons ce terme au livre Quelques bribes, op. cit. réalisé à l’occasion de l’exposition Paul Nougé à la Maison du Spectacle – La Bellone, à Bruxelles, du 14 février au 15 avril 1995.

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Le journal a été publié après sa mort, en 1968, par Marcel Mariën. Le style diariste de Nougé ne fait que confirmer une fois de plus son souci de se tenir à l’écart de toute tentation de totalité ou de toute intention littéraire. Nos référence renvoient à l’édition suivante : Paul Nougé, Journal (1941- 1950), avertissement de Marcel Mariën, suivi de Notes sur les échecs, Bruxelles, Didier, Dévillez Éditeur, 1995. L’édition originale du Journal a été publiée à Bruxelles, chez Les Lèvres nues, en 1968.

acte d’agression sur l’autre. Son importance est décisive dans la définition des activités propres au surréalisme bruxellois, question que nous ne pouvons pas contourner ici.

Interroger le fragment en lui-même pose inévitablement maintes autres questions : il doit être décrypté dans sa relation au système, dans ce qu’il a d’achevé ou d’inachevé, dans sa capacité de fonder un genre (en littérature comme en philosophie), ou bien dans le refus qu’il suppose de toute loi formelle et organique. Ce qui s’impose alors avec évidence c’est que le fragment change de signification d’une époque à l’autre. Et pourtant, à cette épaisseur des approches, la réponse concernant les noms du fragment semble s’organiser en trois strates de signification qui ont en commun un même élément à valeur de repère : le fragment se confronte invariablement à la totalité.

Un premier volet d’interprétation du fragment l’identifie à un résidu d’un tout organique, perdu à cause des vicissitudes du temps. Ainsi, le texte fragmentaire fait figure de trace du passé et parallèlement il est indicateur d’une absence, d’un manque. Il devient donc indice d’incomplétude : « le fragment est ce qui reste d’un ouvrage ancien, résidu d’une totalité que les hasards de l’histoire nous ont fait parvenir. En ce sens, il constitue un témoignage du passé qu’il aide à comprendre et à reconstituer3 ». Un témoignage incomplet, devons-nous ajouter, car, dans son rôle de « résidu » d’une œuvre du passé, le fragment équivaut à la

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Jean-François Chassay, « Fragment », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, deuxième édition, Paris, PUF, coll. « Quadrige. Dicos Poche », 2002, p. 248.

ruine4, vestige constituant de mémoire, mais d’une mémoire lacunaire. L’écriture fragmentaire, lue dans cette perspective, est mise en cause dans la culture européenne à partir du romantisme allemand5 pour devenir, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’un des traits spécifiques de la modernité.

Toujours rapporté à la totalité, les noms du fragment, dans le contexte de la modernité, se formulent en même temps en termes d’« extrait », de « morceau » d’un tout : « On peut également le [le fragment] définir comme un extrait, tiré de manière volontaire, d’un livre, d’un discours6 ». Il est à remarquer que le fragment devient de plus en plus effet d’une volonté de rupture, marqueur de discontinuité. On le retrouve déjà chez Lautréamont, Nietzsche et Rimbaud à la fin du XIXe siècle, mais la pratique qui l’instaure devient manifeste chez Artaud et les surréalistes, chez Paul Valéry et chez Maurice Blanchot, partout dans les beaux- arts et en poésie. Ce n’est pas un hasard si sa présence tend à se généraliser ; la discontinuité7 est le moyen le plus efficace par lequel se réalise la contestation de tout ordre esthétique préétabli, notamment classique, ressenti comme désuet :

Dans la diversité empirique des textes littéraires et philosophiques qu’elle détermine, la discontinuité fissure et subvertit toujours l’édifice notionnel de la Beauté classique fondée sur la perfection, la complétude et l’homogénéité formelles.8

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Voir à ce sujet (1) Anne Coquelin, Court traité du fragment, Paris, Aubier, 1986 et (2) Alain Montadon, Les formes brèves, Paris, Hachette, 1992. Il est également à noter que dans la pensée du fragment en tant que ruine domine le romantisme allemand, plus particulièrement l’école d’Iéna.

5

Cf. Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, L’absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1978, p. 57-80 (le chapitre « L’exigence fragmentaire »).

6

Jean-François Chassay, « Fragment », op. cit., p. 248.

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Discontinuité et fragment ne sont pourtant pas des notions parfaitement synonymes, bien qu’elles appartiennent au même champ sémantique. Plus que le fragment, la discontinuité renvoie à l’intermittence et à la fragmentation, c’est-à-dire au geste de multiplier l’Un en le divisant. Le terme de discontinuité désigne par conséquent la forme plurielle d’un texte fragmentaire, que le seul nom de fragment ne saurait signifier.

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Ralph Heyndels, La pensée fragmentée, Pierre Mardaga, Bruxelles, coll. « Philosophie et langage », 1985, p. 18. Souligné dans le texte.

Autant dire : la discontinuité s’emploie à démanteler la cohérence même d’un patrimoine (philosophique, littéraire, artistique) par un geste négateur qui ne se propose nullement de restituer « l’âme perdue » d’un monde crépusculaire ; elle accélère la dissolution des formes et rejette le savoir qui les a engendrées. On peut affirmer dès lors qu’il y a une dimension négative du fragment9, genre contestataire par excellence, car les syncopes qu’il produit à l’intérieur d’un discours cohérent mettent en cause l’ensemble articulé dont celui-ci relève. Non soumis à des prescriptions d’aucune sorte, le fragment manifeste anarchiquement sa liberté, qui consiste en l’absence d’un centre, fil conducteur, développement suivi, puisque chaque morceau en est un par rapport au « reste » et participe simultanément à des paradigmes différents. Il répond, en tant que discontinuité ou interruption, à un programme de démystification du pouvoir totalitaire de l’œuvre.

Discontinuité et volonté libertaire, le fragment s’alimente sans aucun doute d’un principe d’inachevé. C’est le troisième volet de signification qui le soustrait aux genres fragmentaires, il se manifeste en tant que symptôme de l’impossibilité de la totalisation. Le fragment ne se définit plus ni comme résultat de rupture involontaire de l’organon, dans le sens d’un vestige de l’œuvre, ni comme effet d’une volonté de fracture d’un tout en « bribes » multiples. Inachèvement, incohérence, refus de totalité, le fragment se signale par sa discontinuité et en même temps par le mélange des objets qui le composent. Le fragment comme inachevé s’avère alors un genre impur et hétérogène :

Si d’une part il n’est pas pur morceau, de l’autre il n’est pas non plus aucun de ces termes-genres dont se sont servis les moralistes : pensée, maxime, sentence, opinion, anecdote, remarque. Ceux-ci ont plus ou

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moins en commun de prétendre à un achèvement dans la frappe même du “morceau”. Le fragment au contraire comprend un essentiel inachèvement10.

Inachèvement veut dire, en conséquence, une réévaluation de la notion d’œuvre, définie en termes de cohérence et totalité. Cette nuance qui s’ajoute aux sens du fragment est définitoire pour la pensée nougéenne. C’est là que réside la fonction principale du fragment selon Paul Nougé : s’exercer, comme le fait plus tard Émile Cioran par exemple, à une écriture fragmentaire qui construit son dispositif de contestation de toute œuvre de complétude ; on a affaire, dans ce cas, à une véritable mise en échec de la volonté d’écrire de livres.

Il ne reste plus de doute que le fragment dans la vision du surréalisme bruxellois garde dans son fonctionnement la rupture par rapport à un système déjà en place ; Nougé invente des modalités d’écriture qui favorisent l’effondrement de la cohérence du texte, surtout si ce texte est déjà consacré. La poétique nougéenne qui fera l’objet d’étude des sous-chapitres suivants met en œuvre cette exigence de discontinuité qui a la mission de détourner le sens du déjà-établi. Ce penchant pour la subversion rejoint, en réalité, le programme surréaliste par excellence qui propose une esthétique du fragment dont on voit bien les principes : montage, collage, automatisme, jeu hasardeux, libre association comme dans le rêve. Tout repose, dans le surréalisme, sur une volonté de disruption propre à détruire la vie commune et médiocre. Cette vie banale, bourgeoise, que Breton décrit dans le premier Manifeste de 1924, est normée par la raison, la logique, mais surtout par l’habitude et la répétition du même. Il faut donc la bouleverser dans ses

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commodités par le brouillage, le mélange incongru, le choc. Alors, la pratique du fragment et de l’association violente a le rôle de faire sourdre le mystère et le poétique que personne ne voit et qui sont pourtant là devant nous, dans les choses quotidiennes. La fragmentation surréaliste consiste à dépayser les choses afin de réinventer le monde.

Le surréalisme bruxellois refait le chemin vers le sens premier du fragment, vers son sens étymologique qui est celui de violence de la désintégration, de la dispersion, de la perte, mais aussi de l’interruption : « l’étymologie du mot persiste à dénoncer la coupure, la séparation, pour ne pas dire la blessure ou l’opération qui fait d’un fragment ce qu’il est : un être échappé de tout ce qui n’est pas, ou n’est plus, distrait du néant11 ». Si le surréalisme bruxellois cherche la rupture, son rôle ne peut être que celui du fragmentaire comme fracture, celui qui met l’accent sur l’acte rupteur de la cohérence du sens, et qui laisse « intervenir fondamentalement l’interruption comme sens et la rupture comme force12 ».

Dans cette approche du surréalisme bruxellois, nous proposons une lecture du fragmentaire qui ne renvoie plus à une absence – de textes perdus – mais qui est plutôt la mise en acte d’une différence, de la « rupture comme force » perturbatrice de la lecture éduquée et conformiste. Car le premier effet du fragment nougéen, c’est le trouble de la lecture, donc, un effet d’illisible. Celui-ci apparaît comme une démarche à deux facettes : il opère soit au niveau du texte (la réécriture ou l’intertextualité subversive), soit il s’installe au niveau de la linéarité phrastique ou

11

André Guyaux, Poétique du fragment. Essai sur les Illuminations de Rimbaud, Neuchâtel, À la Braconnière, 1985, p. 7-8.

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Maurice Blanchot, « La pensée et l’exigence de discontinuité », L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 9.

attaque l’espacement du mot sur la page. Ce permanent travail de minage de la lisibilité résume la collaboration de la première génération surréaliste en Belgique et se trouve à la base de la poétique nougéenne.

II. La poétique nougéenne

La complicité de Correspondance arrive à se cristalliser en communauté subversive suite aux rencontres et aux collaborations de ceux qui deviendront ses membres. La première manifestation publique des poètes qui formeront l’épicentre surréaliste bruxellois remonte au 17 juin 1924. Les noms de Paul Nougé, Camille Goemans et Marcel Lecomte sont annoncés parmi les participants au débat organisé à l’occasion de la représentation de la pièce en un acte d’Hermann Closson, Sous-sol. Une manifestation dont il ne reste pas de témoignage hormis le programme où est signalé, à la manière Dada, que « [l]e grincement de dents est une valeur esthétique13 ». Tout comme le remarque Marcel Mariën, l’intérêt de ce programme « tient au fait que sont réunis pour la première fois les noms des trois fondateurs de Correspondance […] six mois avant sa fondation14 ».

Une autre rencontre qui, dans l’histoire du surréalisme bruxellois, n’est pas sans conséquences pour l’évolution du groupe est celle entre Paul Nougé, Camille Goemans et E.L.T. Mesens, en 1924, entre les pages d’un catalogue d’exposition. Marcel Lecomte, à son tour, rencontre Clément Pansaers, puis René Magritte et entre en contact par la suite avec Camille Goemans. Ce qui est commun aux trois

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Le programme de cette rencontre-débat est publié dans Marcel Mariën, L’activité surréaliste en Belgique (1924-1950), op. cit., p. 54.

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fondateurs de Correspondance, est, selon Michel Biron, le fait qu’ils sont tous écrivains au début de leur carrière :

Aucune des personnes en question n’est sérieusement engagée dans une carrière littéraire lorsque se nouent entre eux des liens décisifs au cours de 1924. Lecomte n’a publié qu’une mince plaquette de dix-neuf pages (Démonstrations, Ça ira, 1922), Goemans fait paraître dans le courant de 1924 son premier et unique recueil (Périples, Disque vert), Mesens n’a produit, outre deux adaptations de textes pour piano (Danse, 1920 ; Garage, 1921), que quelques articles pour des revues littéraires (La Bataille littéraire, Mécano, 391), ce qui est déjà plus que Nougé, à trente-neuf ans (articles dans Aujourd’hui). À la différence des surréalistes français à la même époque, ils n’ont pas d’œuvre à faire valoir ; ils n’ont pas non plus à défendre une esthétique qui leur serait propre.15

Sans « œuvre à faire valoir », les membres de Correspondance trouvent plus d’aisance à s’attaquer à toute tentation de faire carrière en littérature, en peinture ou bien en musique. En créant Correspondance, Paul Nougé ne fait qu’affirmer son aversion face à toute finalité artistique, à toute forme d’autorité ou de servitude dogmatique. Comme il est fasciné par la force destructive du fragment, Nougé milite en faveur de la révolution du langage artistique par le renoncement à sa fonction représentative. Du refus radical et définitif de l’œuvre, Nougé arrive à formuler l’impératif de la découverte d’un « langage originaire », source de poésie authentique. Cette obsession du commencement absolu le rapproche plutôt de l’idéal Dada de faire tabula rasa de tout ce qui existe pour assurer une autre genèse sur le terrain artistique.

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1-L’intertextualité subversive

Le combat surréaliste s’organise ainsi à Bruxelles de la façon suivante : le 22 novembre 1924, une semaine avant la sortie du premier numéro de La Révolution surréaliste à Paris, Paul Nougé, Camille Goemans et Marcel Lecomte (rejoints, en 1925, par René Magritte, E.L.T. Mesens et André Souris) lancent Correspondance. Plus radicale et plus implacable qu’une revue avant-gardiste, l’opération (par tracts) s’impose, nous l’avons vu, par son air de chapelle. Le public visé est restreint et désigné personnellement par chaque tract, tandis que le discours tient d’un style propre au règlement de compte face aux modernes de l’art et de la littérature. Sans renoncer aux structures théoriques et pragmatiques spécifiques du manifeste, Paul Nougé et ses complices s’approprient une formule programmatique radicale, en accord avec leur intention subversive : tous les dix jours, Nougé, Goemans et Lecomte publient un tract à tour de rôle. Sans être un outil de propagande, ces tracts ont la mission de dénoncer l’imposture de leurs correspondants. Et pour que cette entreprise soit efficace, les signataires des tracts conçoivent leur discours déconstruisant au cœur même du texte à dénoncer. Leur algorithme pragmatique se base sur une équation de l’« irrégulier16 » : choisir une forme des plus flagrantes et des plus palpables (puisqu’ils interpellent directement ses destinataires, sans souci de leur réponse) qui soit, par elle-même, une caution de son propre message. Le contenu revêtu par le tract de Correspondance sera sans

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Nous empruntons le terme « irrégulier » au volume collectif de Marc Quaghebeur, Jean-Pierre Verheggen et Véronique Jago-Antoine (dir.), Un pays d’irréguliers, op. cit.

cesse mis en doute par un discours critique : il s’agit, comme nous avons pu le constater, d’une véritable sommation destinée aux grands noms de l’époque.

Le travail sur le langage, la perturbation de sa fonction représentative commencent ainsi avec les tracts de Correspondance dont Marcel Mariën affirme qu’ils « participent d’une méthode originale, méthode dont il semble que Nougé fût l’inventeur et qui prend appui sur une écriture déliée à l’extrême, “serpigineuse”17 ». La méthode « serpigineuse » du tract consiste en effet dans une réécriture, sabotage de textes sur d’événements littéraires récents : une véritable écriture du pastiche qui refuse l’exercice de style au profit d’un aplatissement du texte d’origine18 :

L’opacité apparente de ces tracts, qui a pu faire croire à un maniérisme, n’est de fait tantôt qu’un artifice destiné à contraindre le lecteur à un plus d’effort qu’il n’est accoutumé, tantôt le résultat d’une percée dans la pensée abstraite commandée par la complexité même des idées mises en observation19.

La stratégie discursive de cette écriture « serpigineuse » tient donc du calcul, d’une démarche préméditée dont l’efficacité relève du degré de réalisation de l’effet bouleversant prévu sur le lecteur. Ce calcul textuel compte d’abord sur cet effet de déstabilisation du destinataire. Le coup du tract, qui relève plutôt du projet de Tzara, selon qui « [t]out acte est un coup de revolver cérébral20 », réussit dans la mesure où son pouvoir de monstration parvient à faire voir aux auteurs en vogue « ce qu’ils avaient manqué dans leurs romans, dans leurs poèmes, dans leurs

17

Marcel Mariën, op. cit., p. 60.

18

Cf. Michel Biron, La modernité belge. Littérature et société, op. cit.

19

Marcel Mariën, op. cit., p. 60.

20

Tristan Tzara, « Monsieur AA l’Antiphilosophe nous envoie ce manifeste », dans Henri Béhar (dir.), Dada est tatou. Tout est Dada, Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 221.

récits ; ce qu’ils avaient manqué dans le sens de plus de rayonnement, de plus d’irradiation21 » :

Imprimés à raison d’un par décade, ils n’étaient point mis en vente, mais envoyés aux personnalités les plus actives du monde littéraire d’alors. Chacun des tracts portait le nom de sa couleur (bleu 1, rose 2,

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