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AMBANI 2 ème génération

T. V. Sundaram Iyengar

32. Le License Raj d’Indira Gandhi

NATIONALISATIONS – A la mort de Nehru en 1964, l’Inde traverse une phase d’extrême incertitude politique. De 1962 à 1969, le parti du Congrès est en proie à de profondes querelles intestines. Sa baisse de popularité entraîne sa défaite électorale en 1967 dans plusieurs Etats de la fédération. Toutefois, malgré cet affaiblissement, les partis d’opposition ne parviennent pas à constituer de gouvernements de coalition stables dans leurs Etats respectifs [Rudolph et al. 1987]. Une ère de désordre s’ensuit, caractérisée par des défections des parlementaires d’un parti à l’autre, des cabinets hypertrophiés, une politisation des bureaucrates mais surtout une paralysie du processus décisionnel. Et, à la faveur de ce vide politique, la bureaucratie gagne en puissance et en indépendance. Les pressions pour une accélération du processus de nationalisation de l’économie se font plus fortes. De 1964 à 1969, les gouvernements successeurs de Nehru mettent sur pied quatre comités pour renforcer son contrôle sur la grande industrie : le comité Mahalanobis (1964), le Monopolies Inquiry

Commission (1965), le R.K. Hazari Committee (1966), et le Industrial Licensing Policy Committee ou Dutt Committee (1969). Puis, à partir de 1969, Indira Gandhi se lance dans un

programme radical de réformes économiques incluant la nationalisation des banques en 1969, des assurances en 1971, des mines en 1973, des textiles en 1978, programme qui se poursuivra au début des années 1980. Le Monopolies and Restrictive Trade Practices Act (MRTP) est promulgué en 1969. Toute entreprise classée MRTP au regard de ses actifs ou de

ses parts de marché doit désormais obtenir une autorisation du gouvernement pour l’expansion de ses activités et pour la création de nouvelles entreprises.

LICENSE RAJ – Concrètement, durant les mandats d’Indira Gandhi de 1966 à 1975, puis de 1977 à 1984, la bureaucratie indienne se transforme en pivot de la gestion et de la réalisation des plans quinquennaux. Elle est l’artisan de la politique de contrôle étatique sur toute l’activité économique. Progressivement, l’administration bascule dans un ordre procédurier qui freine l’activité industrielle. Toute entreprise, même publique, est confrontée au quotidien à une course d’obstacles administratifs. Ainsi, si l’acierie Durgapur Steel Plant Ltd souhaite augmenter sa capacité de production, elle doit soumettre son projet à une autre agence gouvernementale, Hindustan Steel Limited, qui, à son tour, l’adresse à la Steel Authority of

India. Le projet, étudié par le secrétaire d’Etat à l’acier, passe ensuite à l’examen de la

Commission au Plan, puis à celui du Comité des Affaires Economiques, et enfin au bureau du Premier ministre (PMO). Cette lenteur d’exécution entrave bien des projets de développement et accroît démesurément l’emprise des bureaucrates sur la vie politique et économique du pays. Ce pouvoir se reflète notamment dans le tissage de liens personnels entre bureaucrates du sommet de la hiérarchie et les chefs des grands groupes industriels, inévitable en raison du nouveau rapport de forces. Certains groupes s’accommodent des nouvelles règles et l’on décèle des cas de croissance isolés comme ceux du groupe d’Aditya Birla, ou des Godrej, mais les années soixante-dix sont globalement des années creuses pour les grandes familles de l’industrie. Ce constat est vrai pour l’ensemble de l’économie dont les taux de croissance chutent de façon impressionnante à 2% par an. L’Inde reste en marge du développement économique mondial et régional.

TATA SOUS INDIRA – L’élite patronale réagit parfois violemment, allant jusqu’à mettre en question la viabilité du système politique indien dans des termes proches du discours contemporain. J.R.D. Tata, pourtant proche du Congrès, est tout d’abord profondément choqué par la nationalisation d’Air India et Air India International. En 1967, il réagit devant l’Association de Management d’Ahmedabad : « Nos planificateurs semblent avoir oublié que le flux de capitaux privés dans l’investissement industriel dépend de conditions que leur politique économique a fait disparaître. Nul besoin de parler ici des difficultés, du temps passé, ni des conditions frustrantes dans lesquelles les entreprises privées doivent entreprendre et développer leurs projets. Si le gouvernement avait souhaité décourager l’investissement privé dans l’industrie, il ne s’y serait pas pris différemment. Il n’aurait pas pu adopter de mesures économiques, fiscales et de contrôle plus appropriées » [Piramal 1999 : 496]. J.R.D. Tata demeure ainsi, et sans conteste, l’un des plus ardents défenseurs de la cause des entreprises privées face au renforcement des contrôles étatiques à la fin des années soixante. Mais il ne cantonne pas ses critiques aux forums d’hommes d’affaires. A New Delhi, devant la Commission de planification en août 1968, il déclare : « Dirigeant le plus grand groupe industriel privé, je dois être imbu de l’extrême concentration de mon pouvoir économique. Chaque matin, je me demande où je vais l’exercer, vais-je écraser des concurrents, renvoyer des ouvriers récalcitrants, renverser un gouvernement ou deux ? J’aimerais que Gadgil ou un autre des chantres de cette théorie m’explique la nature de ce pouvoir que je détiens. Je n’ai pas réussi à l’éprouver moi-même, encore moins à l’exercer » [Piramal 1999 : 497]. La même année, dans un discours prononcé devant l’Indian Merchants

Chamber, il dénonce le bicaméralisme britannique, jugé inadapté aux conditions, au

tempérament et à l’histoire du pays. Il propose alors l’instauration d’un système présidentiel. Suivant un tel système, le chef de gouvernement élu pour un mandat fixe serait irrévocable et libre de gouverner avec un cabinet d’experts. L’Inde y gagnerait sur le plan de la stabilité politique comme de l’expertise dans la gestion des affaires publiques. Ce système éviterait

aussi de conduire le pays au totalitarisme communiste, que craint alors beaucoup J.R.D. Tata et ses alliés. Dans son adresse annuelle à la Tata Iron and Steel Company (TISCO), il déclare en l’occurrence : « Ces vingt dernières années, la liberté et la sphère d’action du secteur privé ont été assujettis à un processus graduel mais continu d’érosion qui a permis au gouvernement de contrôler la production et la distribution, ce qui aurait été inconcevable si ces mesures avaient été introduites d’emblée et reste sans précédent dans les Etats non totalitaires. Je ne nie pas que les intentions de notre gouvernement soient bonnes mais trouve difficilement conciliables les déclarations publiques sur la politique économique du Premier ministre, des ministres responsables et des représentants du gouvernement, avec la manière et le rythme auquel notre pays est aujourd’hui conduit sur la voie du totalitarisme » [Tata 1971 : 43].

INDIRA ET PATRONAT – La critique de J.R.D. Tata reçoit le soutien d’une grande partie de l’élite des affaires. Certains, décriant l’incurie gouvernementale, vont même jusqu’à souhaiter un régime militaire pour y remédier [Kochanek 1974]. A la fin des années soixante, il ressort clairement des entretiens conduits par le politologue américain Kochanek auprès de 70 industriels, que ces derniers sont préoccupés par la qualité (ou l’absence de qualité) de la classe dirigeante en Inde. Ils envisagent différents scénarios politiques : certains voient un processus de polarisation autour du Congrès, d’autres un basculement vers la droite. Dans un essai de projection, Kochanek note avec justesse que le soutien pour un tel mouvement est issu des nouvelles couches sociales rurales prospères, et que le Jana Sangh (créé en 1951, ancêtre du BJP) en est le principal bénéficiaire en raison de sa capacité d’organisation et de mobilisation, notamment dans les Etats hindiphones. Les industriels qui penchent en faveur d’un tel scénario ne sont pas toujours proches de ce parti, mais le considèrent comme la seule formation de droite à avoir des chances de succès compte tenu de son pouvoir de séduction auprès des masses [Kochanek 1974 : 32-33]. Durant cette période, le monde indien des affaires est donc en situation de porte-à-faux entre des alignements idéologiques de convenance, c’est-à-dire prêter allégeance à des partis avec des sympathies pour le secteur privé plus nettes, ou conserver son influence au sein du parti du Congrès au pouvoir.

BIRLA SOUS INDIRA – Le groupe le plus solidaire du parti du Congrès, composé en majorité de

Marwari, estime néanmoins que, malgré ses faiblesses, le parti du Congrès reste la seule

option des milieux d’affaires pour maintenir l’unité et la responsabilité du gouvernement, le

Swatantra Party étant politiquement insignifiant. G.D. Birla en est le porte-parole. De dix ans

l’aîné de J.R.D. Tata, il réussit de fait plus habilement à composer avec les nouvelles règles, et le groupe Birla pourra développer ses affaires, notamment en édifiant Hindalco. Dans un discours prononcé à la veille des élections de 1967, il met d’ailleurs en garde les milieux d’affaires contre un affaiblissement du parti du Congrès en des termes non équivoques : « Je peux vous dire, qu’il n’y a aucune chance que le Swatantra ou le Jana Sangh prenne le pouvoir et la place du parti du Congrès. Vous pouvez l’affaiblir mais cela ne vous aidera en rien. Si vous remplacez ce gouvernement par des communistes, ils seront les premiers à vous sauter à la gorge. Ne commettez pas cette erreur. Aussi je vous assure qu’il n’y a pas d’autre parti dans ce pays que le parti du Congrès que je n’apprécie pas totalement. Mais aucun ne peut garantir la stabilité du pays. Il en va de nos intérêts. Aussi je répète que malgré tous ses défauts, je soutiens le parti du Congrès. Parce qu’il n’y a pas d’alternative. Aussi je vous en prie, renoncez à le briser car il n’y a pas d’autre parti susceptible de vous aider » [Kochanek 1965 : 8-9]. Mais en désaccord avec G.D. Birla sur son appréciation de l’importance du parti du Congrès avant le scrutin de 1967, nombre d’hommes d’affaires, en particulier B.M. Birla, son frère cadet, soutiennent activement des candidats d’opposition, des indépendants et des dissidents. Ils espèrent ainsi réduire la majorité dont le parti bénéficiait à la Lok Sabha,

chambre basse du Parlement. Ils y parviennent, ce qui inquiète bon nombre de Marwari. Pour ces derniers, l’affaiblissement du parti du Congrès porte tort aux affaires, crée un vide politique au lieu d’un gouvernement stable, renforçant les forces de gauche, en particulier les communistes et les mouvements ouvriers. Ceci n’empêche qu’en 1976-77, Birla dépasse Tata pour devenir la plus grande maison d’affaires indienne. L’enquête du quotidien The Economic

Times de cette année rapporte qu’« avec des actifs de 1065 crores (10,65 milliards de

roupies), Birla occupe la première position dans le classement des grands groupes. Tata, qui domine depuis plus de dix ans, est relégué au second rang avec 975 crores (9,75 milliards de roupies). Bien que ces chiffres soient à manier avec précaution (en raison de sources contradictoires) et que les interprétations de cet écart divergent, le groupe Tata reste donc le plus touché par la politique d’Indira Gandhi.

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