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: Le jeu de l’imitation et la problématique kantienne : la reconnaissance d’autrui

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 188-192)

On ne s’étonnera pas que ce soit à propos de l’idée de liberté que la question de ce qui distingue l’homme de l’automate soit abordée, en tant que telle, par Kant. Il arrive, en effet, note celui­ci, que l’on parle de la “ liberté ” de l’automate, qui semble posséder en lui­même le principe de son propre mouvement. Il s’agit là, toutefois, souligne Kant, d’un usage abusif du terme liberté, qui méconnaît, en particulier, le véritable problème théorique posé par l’idée de liberté, à savoir celui du commencement de l’action libre. C’est l’action morale, “ l’action faite par devoir ”, qui témoigne de la liberté humaine, c’est­à­dire du pouvoir qu’a l’homme de “ commencer absolument un état ”. L’action morale manifeste, au sein même du monde sensible, déterminé par la causalité naturelle, une causalité d’une autre nature, et qui ne peut relever que d’un ordre intelligible. Sous cet angle, la question générale “ Qu’en est­il de ce qui distingue l’homme de l’automate ? ”, sous la forme où elle est abordée par Turing – “ Peut­on distinguer   l’homme   de   l’automate ? ” ­   renvoie   aux   conditions   de   possibilité   de   la reconnaissance d’un autrui, laquelle peut être abordée, dans la pensée de Kant, à partir du fait qu’elle garantit que la loi morale ait bien un contenu. La “ moralité ”, que définit la “ bonne volonté ” ­ la volonté en tant qu’elle n'est bonne ni par ses résultats ni par ses aptitudes, mais par son seul vouloir intérieur – exige que l’autre soit appréhendé comme une “ fin en soi ”338, c’est­à­dire que soit affirmée, en lui, la personne. Il s’agit là d’une nécessité pratique, au sens donné à ce terme par Kant : une exigence inscrite dans l’agir humain, qui renvoie à la volonté

338 “ ... l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas seulement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme fin ”. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. de Victor Delbos revue par Ferdinand Alquié, Oeuvres philosophiques, II, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1985, p. 292.

en tant que celle­ci constitue elle­même une cause naturelle – l’agir est inscrit dans le monde sensible ­ mais aussi en tant qu’elle est la “ volonté qui veut le devoir pour lui­même ”339, et dont la maxime “ peut être pensée comme principe d’une législation universelle ”, valant pour tout être humain, parce qu’elle vaut pour tout être raisonnable. 

Or, la personne ne peut être connue ; elle ne peut être que pensée, sous la législation de la raison pratique. La reconnaissance, dans l’autre, par l’affirmation de la personne, d’un semblable, c’est­à­dire d’un autrui, se fait donc sous la forme du “ comme si ” : la loi morale exige que je me comporte à l’égard de l’autre en qui je reconnais un semblable comme s’il était une personne. Les éléments dégagés par l’analyse cartésienne du penser – le “ je pense ”, le problème du jugement et de l’ordre constitutif de celui­ci – sont ainsi coordonnés, dans la démarche kantienne, en fonction de la notion de pratique, dans le cadre d’une théorie de la subjectivité qui fait appel à l’idée d’autonomie, puisqu’en tant que personne, c’est­à­dire en tant que fin en soi, l’homme est, non seulement acteur, mais législateur de sa propre action.

S’il est vrai que les hypothèses formulées par Turing renvoient au problème de la reconnaissance d’un autrui et reposent sur la possibilité, pour l’interlocuteur de la machine – qu’il soit l’examinateur du jeu de l’imitation ou le “ maître ” des “ machines qui apprennent ” – de faire “ comme si ” celle­ci était  un homme, alors, la réflexion kantienne fournit un modèle pour penser la problématique mise en jeu par Turing dans Computing Machinery…

Sous cet angle, la démarche de Turing, compte tenu des règles du jeu de l’imitation, pose une double question : puis­je penser la personne, dans l’autre qui me parle et à qui je parle, à partir de la seule parole ? Ai­je, autrement dit, la possibilité de faire “ comme si ” l’autre était, en tant qu’il me parle et que je lui parle, une personne ? Et, enfin, peut­il y avoir une parole de la machine, en ce même sens, c’est­à­dire une parole rendant possible, à son égard, le “ comme si ” ? Or, si, dans le cadre de la problématique kantienne, la réponse à la première question est sans aucun doute positive, il n’en est pas de même de la réponse à la seconde question. Si, en tant que telle, la parole que j’échange avec l’autre qui me parle et à qui je parle, permet de penser la personne dans cet autre, il est en revanche exclu qu’une machine puisse être cet autre. Chez Kant, en effet, pas davantage que chez Descartes, la distinction de l’homme et de l’automate ne constitue par elle­même un problème. La possibilité de distinguer l’homme de l’automate  n’est   pas  à démontrer :   l’idée  d’un  “ penser ”  de  l’automate  ne  peut  pas   être

339 Rudolf Eisler, Kant-Lexikon, Paris, Gallimard, 1994, p. 717.

pensée ; cela même définit l’automate. En ce sens, les hypothèses formulées par Turing – une machine peut l’emporter au jeu de l’imitation, et cette machine peut apprendre – si elles s’inscrivent dans une problématique du “ comme si ”, se démarquent de la démarche au sein de laquelle celui­ci est mis en œuvre chez Kant. 

C’est ainsi la notion kantienne de  pratique  que bouleverse la démarche de Turing.

Cette notion constitue, pourtant, une solution forte du problème spécifique posé par l’idée de pratique, à savoir : comment est­il possible de penser le pratique, s’il est vrai que celui­ci se définit comme l’opposé du théorique ? Chez Kant, le pratique, en tant qu’il est le lieu de la loi morale, est précisément ce qui ne peut être que pensé, et ce qui doit être pensé. En ce sens, la pensée du pratique passe par la postulation d’un ordre intelligible transcendant le sensible. Or, tout se passe comme si la validité des hypothèses de Turing mettait en œuvre l’idée qu’il est possible de penser le pratique à propos de la machine, comme si la victoire de la machine au jeu de l’imitation impliquait la possibilité de postuler l’intelligible à son égard. Par là même, la définition turingienne de la machine perturbe l’équilibre de la réflexion kantienne, puisque, pour celle­ci, l’idée d’intelligible ne saurait avoir de sens à l’égard de la machine, qui ne relève que du sensible. D’où la question à laquelle peut être mesurée, selon nous, la portée philosophique de Computing Machinery… : qu’en est­il de l’idée philosophique de pratique, s’il est vrai que les hypothèses de Turing sont valides et que leur validité met en jeu cette idée ?

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