On ne s’étonnera pas que ce soit à propos de l’idée de liberté que la question de ce qui distingue l’homme de l’automate soit abordée, en tant que telle, par Kant. Il arrive, en effet, note celuici, que l’on parle de la “ liberté ” de l’automate, qui semble posséder en luimême le principe de son propre mouvement. Il s’agit là, toutefois, souligne Kant, d’un usage abusif du terme liberté, qui méconnaît, en particulier, le véritable problème théorique posé par l’idée de liberté, à savoir celui du commencement de l’action libre. C’est l’action morale, “ l’action faite par devoir ”, qui témoigne de la liberté humaine, c’estàdire du pouvoir qu’a l’homme de “ commencer absolument un état ”. L’action morale manifeste, au sein même du monde sensible, déterminé par la causalité naturelle, une causalité d’une autre nature, et qui ne peut relever que d’un ordre intelligible. Sous cet angle, la question générale “ Qu’en estil de ce qui distingue l’homme de l’automate ? ”, sous la forme où elle est abordée par Turing – “ Peuton distinguer l’homme de l’automate ? ” renvoie aux conditions de possibilité de la reconnaissance d’un autrui, laquelle peut être abordée, dans la pensée de Kant, à partir du fait qu’elle garantit que la loi morale ait bien un contenu. La “ moralité ”, que définit la “ bonne volonté ” la volonté en tant qu’elle n'est bonne ni par ses résultats ni par ses aptitudes, mais par son seul vouloir intérieur – exige que l’autre soit appréhendé comme une “ fin en soi ”338, c’estàdire que soit affirmée, en lui, la personne. Il s’agit là d’une nécessité pratique, au sens donné à ce terme par Kant : une exigence inscrite dans l’agir humain, qui renvoie à la volonté
338 “ ... l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas seulement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme fin ”. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. de Victor Delbos revue par Ferdinand Alquié, Oeuvres philosophiques, II, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1985, p. 292.
en tant que celleci constitue ellemême une cause naturelle – l’agir est inscrit dans le monde sensible mais aussi en tant qu’elle est la “ volonté qui veut le devoir pour luimême ”339, et dont la maxime “ peut être pensée comme principe d’une législation universelle ”, valant pour tout être humain, parce qu’elle vaut pour tout être raisonnable.
Or, la personne ne peut être connue ; elle ne peut être que pensée, sous la législation de la raison pratique. La reconnaissance, dans l’autre, par l’affirmation de la personne, d’un semblable, c’estàdire d’un autrui, se fait donc sous la forme du “ comme si ” : la loi morale exige que je me comporte à l’égard de l’autre en qui je reconnais un semblable comme s’il était une personne. Les éléments dégagés par l’analyse cartésienne du penser – le “ je pense ”, le problème du jugement et de l’ordre constitutif de celuici – sont ainsi coordonnés, dans la démarche kantienne, en fonction de la notion de pratique, dans le cadre d’une théorie de la subjectivité qui fait appel à l’idée d’autonomie, puisqu’en tant que personne, c’estàdire en tant que fin en soi, l’homme est, non seulement acteur, mais législateur de sa propre action.
S’il est vrai que les hypothèses formulées par Turing renvoient au problème de la reconnaissance d’un autrui et reposent sur la possibilité, pour l’interlocuteur de la machine – qu’il soit l’examinateur du jeu de l’imitation ou le “ maître ” des “ machines qui apprennent ” – de faire “ comme si ” celleci était un homme, alors, la réflexion kantienne fournit un modèle pour penser la problématique mise en jeu par Turing dans Computing Machinery…
Sous cet angle, la démarche de Turing, compte tenu des règles du jeu de l’imitation, pose une double question : puisje penser la personne, dans l’autre qui me parle et à qui je parle, à partir de la seule parole ? Aije, autrement dit, la possibilité de faire “ comme si ” l’autre était, en tant qu’il me parle et que je lui parle, une personne ? Et, enfin, peutil y avoir une parole de la machine, en ce même sens, c’estàdire une parole rendant possible, à son égard, le “ comme si ” ? Or, si, dans le cadre de la problématique kantienne, la réponse à la première question est sans aucun doute positive, il n’en est pas de même de la réponse à la seconde question. Si, en tant que telle, la parole que j’échange avec l’autre qui me parle et à qui je parle, permet de penser la personne dans cet autre, il est en revanche exclu qu’une machine puisse être cet autre. Chez Kant, en effet, pas davantage que chez Descartes, la distinction de l’homme et de l’automate ne constitue par ellemême un problème. La possibilité de distinguer l’homme de l’automate n’est pas à démontrer : l’idée d’un “ penser ” de l’automate ne peut pas être
339 Rudolf Eisler, Kant-Lexikon, Paris, Gallimard, 1994, p. 717.
pensée ; cela même définit l’automate. En ce sens, les hypothèses formulées par Turing – une machine peut l’emporter au jeu de l’imitation, et cette machine peut apprendre – si elles s’inscrivent dans une problématique du “ comme si ”, se démarquent de la démarche au sein de laquelle celuici est mis en œuvre chez Kant.
C’est ainsi la notion kantienne de pratique que bouleverse la démarche de Turing.
Cette notion constitue, pourtant, une solution forte du problème spécifique posé par l’idée de pratique, à savoir : comment estil possible de penser le pratique, s’il est vrai que celuici se définit comme l’opposé du théorique ? Chez Kant, le pratique, en tant qu’il est le lieu de la loi morale, est précisément ce qui ne peut être que pensé, et ce qui doit être pensé. En ce sens, la pensée du pratique passe par la postulation d’un ordre intelligible transcendant le sensible. Or, tout se passe comme si la validité des hypothèses de Turing mettait en œuvre l’idée qu’il est possible de penser le pratique à propos de la machine, comme si la victoire de la machine au jeu de l’imitation impliquait la possibilité de postuler l’intelligible à son égard. Par là même, la définition turingienne de la machine perturbe l’équilibre de la réflexion kantienne, puisque, pour celleci, l’idée d’intelligible ne saurait avoir de sens à l’égard de la machine, qui ne relève que du sensible. D’où la question à laquelle peut être mesurée, selon nous, la portée philosophique de Computing Machinery… : qu’en estil de l’idée philosophique de pratique, s’il est vrai que les hypothèses de Turing sont valides et que leur validité met en jeu cette idée ?