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Le genre, catégorie utile de l’analyse archivistique

Dans le document Genre de l'archive (Page 164-168)

Julie verlaine

« Le plus grand danger pour des chercheurs serait de conclure qu’il n’y a plus rien à découvrir », a un jour écrit Pierre Joliot, le fils d’Irène Joliot- Curie et de Frédéric Joliot1. Aucun danger que cela arrive avant longtemps

pour les questionnements abordés dans cet ouvrage, bien au contraire. Les textes ici rassemblés sont autant d’évocations de terrae incognitae (ou presque), de chantiers à mener, de regards à porter vers des zones encore trop sombres de l’historiographie.

La question centrale posée par l’ouvrage – celle du genre de l’archive, ou plutôt du genre dans l’archive – est d’une grande actualité et s’inscrit dans un mouvement général, institutionnel et associatif, qui nous semble tout à fait remarquable. En témoignent les nombreuses initiatives et manifestations qui, depuis le début des années 2010, ont été organisées dans cette perspective : ainsi, en 2014, le séminaire « Femmes et archives » tenu aux Archives natio- nales par Denise Ogilvie et Emmanuelle Giry, en collaboration avec Isabelle Tournier pour le Centre d’études féminines et d’études de genre de l’université Paris 8, dans le cadre d’un programme de recherche triennal sur « archive du genre, genre de l’archive »2 ; en 2015, la journée d’études de l’Association

Mnémosyne, association pour l’histoire des femmes et du genre, organisée sur le site de Pierrefitte des Archives nationales et intitulée « Dans les cou- lisses des archives : où sont les femmes ? »3 ; citons enfin la journée d’études

ayant donné lieu à cette publication, coordonnée par François Blum dans le cadre du Collectif des centres de documentation en histoire ouvrière et sociale (Codhos), « Le genre de l’archive ? Constitution et transmission des mémoires militantes » le 11 février 20164.

1. La recherche passionnément, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 13.

2. La présentation du programme est consultable en ligne : http://legs.cnrs.fr/IMG/pdf/ axe_1_archives_du_genre_version_longue.pdf (consulté le 10 janvier 2017).

3. Les captations vidéos de cette journée sont disponibles ici : http://www.mnemosyne.asso. fr/mnemosyne/dans-les-coulisses-des-archives-ou-sont-les-femmes/ (consulté le 10 janvier 2017).

4. Le programme est en ligne : http://chs.univ-paris1.fr/Genre.pdf (consulté le 10 janvier 2017).

Il est temps (et même plus que temps, diront certain.e.s) d’interroger l’ar- chive, son identification, son classement, sa préservation, au prisme du genre – catégorie utile de l’analyse historique comme l’a prouvé Joan Scott5, mais

aussi de la réflexion patrimoniale. Cela participe, dans le champ de l’histoire sociale et des militantismes, à un mouvement de prise en compte des acteurs dans leur diversité, et à une interrogation sur les fondements et les mécanismes de la dissymétrie sexuée des archives. Il s’agit d’en mieux comprendre les rai- sons sociales (inégalités entre les sexes, notamment dans l’accès à l’écrit, au pouvoir et donc à la postérité), culturelles (moindre visibilité des femmes dans l’histoire, sous l’effet de représentations collectives dominantes patriarcales), psychologiques (autocensure des femmes déposant des fonds sous le nom de leur mari ou de leur famille, refus de se mettre en avant, peur du dévoilement de l’intime). Comprendre, donc, pour ensuite agir en conséquence : procéder à des « réattributions », comme on dit en histoire de l’art lorsque les recherches font prendre conscience que le véritable auteur d’une œuvre n’est pas le maître mais son élève, ou sa compagne, ou sa fille6 ; et restituer les contours

d’une intervention féminine dans la constitution du fonds, son traitement et sa transmission.

Ici comme dans la plupart des domaines de l’histoire, le genre joue un rôle de dévoilement heuristique et d’enrichissement des typologies en termes de rapports sociaux de sexe dans les archives. Les pistes ouvertes par les premières recherches, dont celles présentées dans cet ouvrage, peuvent être résumées sous la forme de couples d’antonymes qui restituent la grande diversité des choix opérés et des configurations rencontrées, faisant apparaître des lignes de fracture parfois inattendues.

Dans le rapport au document tout d’abord, et dans la perspective de consti- tution d’un fonds, apparaissent deux alternatives : garder ou jeter ? cacher ou montrer ? Il en va de la transformation du statut du document après la retraite ou la mort de son producteur, du processus le faisant devenir archive. À la ques- tion de la légitimité et de la pertinence de la conservation et de la transmission, s’ajoutent le problème de l’intervention d’un (ou plusieurs) ayant droit dans la collecte, le classement et la publicisation de ces fonds ; et l’éventuelle opéra- tion de sélection entre ce qui est jugé digne (ou convenable, ou exemplaire, ou possible…) d’être montré, et ce qui ne l’est pas. Plusieurs textes de cet ouvrage

5. Joan Scott, « Gender : A Useful Category of Historical Analysis » American Historical

Review, vol. 91, n° 5, décembre 1986, traduit en français sous le titre « Genre, une catégorie

utile de l’analyse historique », numéro spécial des Cahiers du GRIF intitulé Le genre de l’histoire, n° 37-38, 1988.

6. Ce phénomène se développe aujourd’hui, sous l’effet conjugué de recherches en histoire de l’art attentives aux questions de genre (voir par exemple Séverine Sofio, Artistes femmes.

La parenthèse enchantée, xviiie-xixe siècles, Paris, CNRS éditions, 2016) et du développement de

technologies d’analyse des œuvres permettant d’énoncer de nouvelles hypothèses d’attribu- tion – cf. projets du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), présentés ici : http://c2rmf.fr/documenter/les-nouvelles-technologies-de-linformation- pour-la-valorisation-des-collections (consulté le 16 janvier 2017).

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Conclusion - Le genre, catégorie utile de l’analyse archivistique

démontrent la fécondité d’une histoire des fonds, matérielle et immatérielle à la fois, attentive aussi bien aux logiques et contraintes du conditionnement, du stockage, de l’ordre ainsi constitué, qu’aux opérations intellectuelles de distinction, voire de hiérarchisation, entre documents essentiels et documents secondaires, entre textes et images, entre pièces autographes et reproductions multiples, et enfin (et peut-être surtout) entre vie publique et vie privée. Le genre permet de comprendre ici, une inégalité archivistique dans un couple, là certaines dissymétries dans les logiques de conservation à l’œuvre.

Dans le rapport aux archives ensuite, c’est-à-dire dans la fonction attribuée au fonds, des mouvements contradictoires se font jour également : fonction mémo- rielle ou fonction documentaire ? Difficile de caractériser, sans schématisme déplacé, une posture « genrée » dans ce domaine ; il y aurait plutôt des degrés de proximité affective avec le producteur ou la productrice du fonds permettant de tracer des cercles concentriques : le compagnon ou la compagne ; la famille, en particulier les enfants et les petits-enfants ; les proches, au plan professionnel et/ou politique ; et les historiens. Entre ces cercles, le glissement est progressif, parfois insensible, entre le commémoratif et l’historique, entre le souvenir et le document. Du réflexe de conservation du producteur ou de la productrice du fonds, à la confirmation de l’importance du fonds au regard d’une histoire en train d’être écrite, le lien, parfois ténu, faisant tenir l’ensemble est une sorte de conception partagée du patrimoine, au triple sens du terme : conservation pour les générations futures, valorisation mémorielle pour le présent, et source pour la connaissance de notre passé. Là encore, le prisme du genre se révèle particulièrement utile pour décaler la focale traditionnellement pointée sur la valeur des choses, vers les acteurs et les actrices de cette valorisation : en retrou- ver les traces, en reconstituer les gestes.

Tel pourrait être le programme d’une histoire croisée du genre et des archives, qui reste encore à écrire. j

Dans le document Genre de l'archive (Page 164-168)