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Le gain philosophique de l’angoisse chez Heidegger

2. Analyse de l’angoisse dans la philosophie de Martin

2.6 Le gain philosophique de l’angoisse chez Heidegger

Heidegger est un philosophe qui s’est préoccupé tout au long de sa vie de la question de l’être. L’analyse de l’angoisse, qu’il a intégré dans deux de ses écrits importants (Être et temps et Qu’est-ce que la métaphysique?), n’a donc pas comme objectif premier de décrire ce sentiment, mais plutôt de servir de cette avenue de questionnement. Ce que nous voulons dire est que l’angoisse n’est pas étudiée en soi, pour elle-même, mais pour ce qu’elle peut apporter comme éclairage à la question de l’être, à ce qui se rapporte à la question de l’être. L’angoisse étant une affection particulière, hors de l’ordinaire, mettant l’individu devant sa situation existentielle mais aussi existentiale, se voit tenir un rôle fondamental dans les deux textes. C’est que l’angoisse, en nous positionnant devant le possible, tient aussi de l’indétermination, ce qui n’est pas sans intérêt philosophique. En effet, cet état d’entre-deux qui la caractérise, ce recul envers son existence qu’elle provoque chez celui qui l’éprouve, peut rendre accessible une vérité à laquelle nous n’avons pas accès habituellement. Cette vérité particulière pointée par l’angoisse nous l’avons retrouvée dans les deux textes.

151 Heidegger, Martin, Kant et le problème de la métaphysique, Paris : Gallimard, tel, 2005 (1981), pp. 284-

285.

D’abord, dans Être et temps, l’angoisse, solidement imbriquée dans le projet de l’ouvrage qui a pour but de reposer la question de l’être, est la pierre de touche qui permet d’atteindre authentiquement l’être humain. C’est que même si Heidegger ne s’intéresse pas formellement à la philosophie existentielle, il doit tout de même questionner le lieu de la question de l’être, le Dasein. Pour accéder réellement au Dasein, pour l’atteindre profondément, Heidegger se sert de l’affection, qui se trouve à être un mode de l’ouverture du Dasein. C’est que l’affection, en général, représente ce qu’il y a de plus originaire dans le Dasein. Elle y est présente avant que ne le soit le savoir ou même la connaissance que le Dasein a de lui-même. C’est elle qui, jumelée au comprendre, autorise le Dasein à s’appréhender adéquatement. Il ne s’agit pourtant pas d’observer les affections du Dasein pour le comprendre intégralement. Il en faut une particulière, qui coupe d’avec la compréhension quotidienne. L’angoisse permet, en faisant taire les réseaux de signifiance quotidiens, de soustraire le Dasein à sa compréhension de lui-même, qui n’est pas la sienne, mais celle héritée de son groupe social, du « On ». Se retrouvant comme un étranger face à lui-même, le Dasein peut alors voir ce qu’il pourrait être et qu’il n’est pas. De plus, par l’appréhension de son être-pour-la-mort, il intègre sa temporalité propre et le fait qu’il est fondamentalement un être fini. Il peut alors, devant sa possibilité la plus propre qu’est sa propre mort, voir les autres possibilités de son existence et se décider à les assumer en les devançant par la résolution, ou non. L’angoisse place le Dasein face à son destin.

Puis, dans Qu’est-ce que la métaphysique? nous avons découvert une angoisse n’ayant pas la même vocation, mais pointant de façon aussi claire vers une vérité à s’approprier. En effet, l’angoisse n’y est plus expérience de l’authenticité mais du néant et, comme telle, responsable de son dévoilement. Ce néant est à son tour responsable de la mise hors connexion de l’existant supportant, par cette mise hors connexion, la transcendance du Dasein, qui est comprise comme le fondement concret de la métaphysique elle-même. Ce changement de rôle de l’angoisse lui octroie un rôle très important dans la conférence et lui permet de se faire adjoindre le qualificatif d’originelle,

car elle seule peut révéler le néant en son mode originel153. C’est que le néant est aussi la pierre de touche sur laquelle Heidegger vient s’appuyer pour répondre à la question de ce qu’est la métaphysique : « (…) la question du Néant s’avère d’une nature telle qu’elle circonscrit l’ensemble de la Métaphysique154.» Et de surcroît, Heidegger entend le néant comme fondement commun aux différentes sciences. Ce qui fait que l’angoisse est angoisse originelle se trouve donc dans ce qu’elle accorde de dévoiler et non dans ce qu’elle est comme tonalité. De plus, cette tenue dans le néant - entre l’existant et le néant - est primordiale pour le Dasein, car elle lui fait percevoir qu’il y a de l’étant et non rien, elle lui consent de s’étonner et de s’interroger sur ce fait. Elle fait surgir le « pourquoi? », qui apparaît avec la saisie de la contingence de l’existence. Elle permet aussi au Dasein, par cette tenue dans le rien, de créer.

Après la conférence de 1929, Heidegger ne reviendra plus de façon aussi détaillée sur l’angoisse. En fait, il parlera de l’angoisse de ci de là, mais il ne reviendra plus sur une explication en profondeur de celle-ci; elle n’occupera plus la place cardinale qu’elle a occupé dans Être et temps et surtout dans Qu’est-ce que la métaphysique? Nous pourrions dire que, de l’angoisse, il en avait dit ce qu’il avait à en dire. Le sujet avait été traité (voire utilisé) en profondeur. Pourtant, avec la place primordiale que l’angoisse a occupée dans les deux textes, il semble particulier de la laisser en friche. C’est qu’il faut voir la philosophie de Heidegger comme une philosophie non pas statique, mais en mouvement continuel, qui ne cesse de recommencer et de se requestionner. L’angoisse aura permis de rendre compte de la réalité du Dasein à un certain moment – la fuite devant son être-au- monde propre et devant ses propres possibilités - et la dislocation entre l’étant et l’être qu’est celui-ci. Elle aura permis de révéler le néant et l’être qui y est intimement lié. Pour cela, elle restera toujours liée inexorablement à la philosophie de Heidegger, qui continuera par la suite d’avancer mais, pour reprendre l’analogie du chemin, sur de nouveaux sentiers.

153 Heidegger, Martin, Qu’est-ce que la métaphysique?, pp.37-38. 154 Ibid., p.41.

Chapitre 3 : Confrontation des deux penseurs par leur théorie de