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Le droit à l’autodétermination informationnelle

Titre premier – L’identité juridique, entre droit de propriété et droit de la personnalité

Section 2. Le droit à l’autodétermination informationnelle

« Le droit à l’autodétermination se situe à un autre niveau : il donne sens à tous ces droits, qui tendent à le garantir, et doivent être interprétés et mis en œuvre à la lumière de cette finalité. Il pourrait donc être inscrit dans les considérants de la proposition de règlement ou dans un article introductif, qui prévoirait que les individus jouissent d’un droit à l’autodétermination informationnelle, c’est-à-dire du droit de décider de la communication et de l’utilisation de leurs données à caractère personnel, dans les conditions et les limites définies par le règlement ».223

Plus qu’une prérogative, ce droit, inspiré directement d’une décision de la Cour constitutionnelle allemande, pourrait être requalifié de théorie générale, de modèle, pour la protection des données personnelles. Cette ligne de conduite irriguerait alors toutes les garanties offertes par la loi française et deviendrait en quelque sorte l’esprit d’un droit sur l’identité numérique, à savoir la reconquête des éléments de l’individu.

Bien que le Conseil d’État envisageait déjà la notion dans son étude annuelle de 2014, il n’est toujours pas fait écho à cette notion dans les textes, bien que le règlement européen semble s’en inspirer, tant il apparaît que l’individu est au centre des préoccupations du sujet. Pour autant, la volonté des individus de prendre part à ce combat, et les influences des pays extérieurs en termes de réglementation de la vie privée pourrait faire émerger malgré lui ce concept d’autodétermination.

La séparation doctrinale qu’effectue les juristes américains entre un droit individualiste à la protection de la vie privée et un droit économique au dévoilement de soi peut être aisément rapprochée d’un droit à l’autodétermination informationnelle, qui appert comme un compromis idéal entre la personnification et la patrimonialisation des données personnelles.

Paragraphe 1. L’influence de la vision américaine de la vie privée

La vie privée est une notion sujette à de nombreuses divergences, en témoigne la conception américaine, puisqu’à titre d’exemple, Vint Cerf, directeur évangéliste d’internet de Google et créateur du protocole IT/IP, « privacy may be an anomaly, an artificat construct of the industrial age ». En effet, selon lui, la vie privée n’existe pas dans les petites villes puisque tout le monde se connaît. Il estime que c’est l’expansion civile qui a engendré une étanchéité des informations.

Le système juridique américain envisage la vie privée en deux axes : le right to privacy et le right to publicy. La consécration de la vie privée aux États-Unis est le fruit d’un mélange de fondements de droit servant indirectement à la protéger — notamment par le biais de trois amendements de la Constitution, garantissant respectivement le droit de ne pas être recherché sans fondement juridique etla protection de la vie familiale, de l’enfance, ou des relations amoureuses.

Ce droit au respect de la vie privée était prôné pour la première fois par deux célèbres juristes, Louis Brandeis et Samuel Warren, dans un essai de 1890.224 Leur détermination à

démontrer la nécessité de ce qu’ils appellent un « right to be left alone » avait conduit dans un premier temps quatorze États à adopter une législation générale sur la vie privée, jusqu’à ce que l’État de New York s’y adjoigne en 1948. Ce texte visionnaire prouvait d’ailleurs son actualité lors du développement puissant d’Hollywood et de l’émergence de célébrités américaines, constamment exposées médiatiquement, et à la recherche d’intimité face à la presse à scandales. Il demeure encore aujourd’hui l’une des bases de réflexion sur le concept de vie privée et continue d’irriguer les doctrines et les jurisprudences.225

La vision de la vie privée américaine repose sur les abus de commercialisation et d’exposition médiatique du nom, de l’image ou des informations personnelles dont les personnalités publiques ont été victimes durant leur passage sur le devant de la scène. Ce fondement trouverait à s’appliquer dans le problème de la réglementation européenne des données personnelles, qui sont constamment utilisées par les responsables de traitement.

Malgré cela, certains auteurs tentent de renverser l’appréhension du concept de la vie privée, au prisme de son contraire : la publicité. Les partisans de cette thèse soulignent à juste titre que, dans le cas précis des personnalités publiques, l’argument leur est régulièrement opposé que leur statut les contraint à accepter qu’une partie de leur vie soit exposée au vu et au su de tous — d’autant qu’au regard de la fédéralité des États-Unis, l’application de la protection n’est pas uniforme sur le territoire.

Cet argument est totalement applicable aux réseaux personnels et aux applications digitales dans la mesure où les utilisateurs ont accepté les conditions générales d’utilisation, et ont par conséquent consenti à l’exploitation de leurs données : comment pourraient-ils alors se prévaloir par la suite d’une atteinte à leur vie privée ?

Le renversement opéré par la doctrine consistant à garantir un droit à la publicité, et non un droit à la vie privée, permet une meilleure adaptation à la réalité économique et juridique du pays. Cette hypothèse soutient que, partant du principe que toutes les informations personnelles sont privées, l’individu détient le droit de dévoiler celles qu’il souhaite, tout en sachant pertinemment qu’elles seront ensuite exploitées commercialement.

224 WARREN (S.), et BRANDEIS (L.), The Right to Privacy, 1890.

Il s’agit d’une action défensive de la part des utilisateurs, qui récupèrent ainsi une partie de leur souveraineté sur leurs données. Ainsi, en cas de préjudice, le fondement juridique sera différent : avec la vie privée, c’est l’atteinte à l’individu qui est mesurée, alors que dans le droit à la publicité, il s’agira de l’estimation de la valeur de l’information divulguée.226

Cela permet, de plus, de se rapprocher des tendances sociétales qui emplissent désormais la société, et tout particulièrement l’exposition excessive de soi — puisqu’il s’agirait en fait d’un droit au dévoilement des données. Les informations transmises seraient exploitées en toute légalité sans que ne puissent être engagées d’actions à l’encontre de ces procédés, et, à contrario, l’utilisation de données non dévoilées par l’individu serait légalement punie. Cette séparation permet de s’axer soit sur le versant économique de l’utilisation des données, soit sur le versant individuel. Ce « right to publicy » a d’ailleurs été consacré textuellement par certains États, notamment la Californie et New York.

Ce droit a déjà été le fondement d’une décision des juridictions californiennes.227 Le

réseau social Facebook était attaqué par un groupement d’utilisateurs, désireux de voir condamnée la pratique des « sponsorised stories », des publicités commerciales basées sur l’utilisation des informations personnelles, sans aucun consentement préalable des détenteurs des profils concernés. Sur la base de la section 3344 du Code civil de Californie, qui interdit l’exploitation commerciale des informations personnelles sans autorisation, la juridiction américaine était allée en faveur du groupe de consommateurs, leur reconnaissant un « right to

publicy ». Un accord entre les deux parties avait finalement indemnisé les requérants à hauteur

du préjudice subi.228

La vision américaine de la vie privée cherche à se rapprocher au mieux de la réalité du numérique, et peut totalement être rapprochée de l’autodétermination informationnelle, un droit consacré récemment par l’Allemagne, et dont la France pourrait s’inspirer, tant il est logique et judicieusement bien pensé.

226 NIMMER B. (M.), « The Right of Publicity », Law and Contemporary Problems, 1954, vol. 19, n°2, p. 216. 227 N. D. Cal., n°11-CV-01726, 4 avr. 2011, Angel Fraley, and al. c. Facebook.

228 KOEHLER (J.), « Fraley v. Facebook : The Right of Publicity in Online Social Network», Berkeley Technology Law Journal, 2013, vol. 28, pp. 963-1002.

Paragraphe 2. L’autodétermination informationnelle, un régime juridique à part entière

La notion d’autodétermination informationnelle a été consacrée par la Cour constitutionnelle allemande, et ce droit peut se définir comme la liberté de décision quant au dévoilement des informations personnelles par un individu. Pour autant, ni la loi française, ni le règlement européen ne le consacrent textuellement, tout comme l’identité numérique d’ailleurs — pour autant, le Conseil d’État en traitait déjà en 2014, lui reconnaissant un sens plus global.

Dans son rapport annuel, la Haute juridiction se penchait sur la conciliation du numérique et des droits fondamentaux. L’une de ses premières propositions était de considérer le droit sur les données personnelles comme un droit à l’autodétermination, et non comme un droit de propriété. Ainsi, le Conseil d’État ne considère pas l’autodétermination informationnelle comme un droit fondamental, mais comme la nature du régime juridique se devant de les encadrer. Il s’oppose par là-même à la patrimonialisation des données.229

Cette patrimonialisation des données serait un réel problème pour les pouvoirs publics. Conférer un tel droit de propriété sur les informations personnelles supposerait certaines exceptions, comme il en est régulièrement pour tous les biens appropriables, à compter que les atteintes soient légitimées. Or il y aurait nécessairement des préjudices à cette propriété des données, puisqu’elles sont constamment exploitées — ils se devraient donc d’être examinées et autorisées par le Conseil Constitutionnel et la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

L’autodétermination informationnelle semble être une alternative plus que louable, en ce sens, puisque n’impliquant aucune propriété sur les données, mais bien un droit sur l’identité numérique. Le Conseil d’État expose quatre avantages à l’instauration d’un tel régime. Il permettrait de justifier la position de la Charte européenne des droits de l’Homme, qui érige la protection des données personnelles en un droit distinct, et rendrait à l’individu un moyen d’action positif sur son identité, au cœur de la vie numérique.

De plus, si un droit à l’autodétermination informationnelle était instauré, il pourrait également connaître des exceptions, mais permettrait dans sa globalité de protéger également la société démocratique, chacun se voyant désormais maître de la délivrance de ses informations. Enfin, il s’agirait d’un premier pas vers la récupération des données par les individus, processus qui semble bien ambitieux au vu de l’hégémonie indétrônable des entreprises.230

L’ensemble de ces questions démontre bien en filigrane le paradoxe constant que soulève l’émergence d’un droit sur l’identité numérique : qui, des individus ou des États, serait le mieux placé pour assurer une protection efficace des données personnelles ?

229Conseil d’État, op. cit., p. 331.

Titre second – L’identité numérique, entre souveraineté