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L’influence juridique des détenteurs privés des données personnelles

Titre second – La réification de l’identité numérique

Section 1. L’influence juridique des détenteurs privés des données personnelles

L’industrie développée autour des données personnelle et des individus s’est imposée par l’intelligence de son modèle. Les services proposés par les GAFA se sont d’abord rendus indispensables, et ce grâce à peu de choses — Steve Jobs a créé un ordinateur qui est aujourd’hui l’objet d’une plébiscité massive, les créateurs de Google ont commencé à travailler dans un garage et n’indexaient que quelques contenus, et Facebook est né d’un projet universitaire sans que son créateur n’ait aucune idée de son ampleur à venir.

Pour autant, ils sont désormais au cœur des pratiques quotidiennes de millions de personnes. En outre, ce modèle économique s’est appuyé, à raison, sur les données personnelles, puisqu’à considérer qu’elles sont des biens, elles sont non rivales : leur exploitation ne les fait pas disparaître.137

Une fois cette assise anthropologique et économique installée, les obstacles qu’ont rencontré ces entreprises avec le droit se sont vus minimisés. Une société sans aucune importance pour un État ne peut clairement tenter de tourner le vent en sa faveur — il a été plus dur pour les gouvernements de s’attaquer aux problèmes juridiques causés par les GAFA, pour cette raison. Malgré une volonté croissante de les soumettre aux législations en vigueur, volonté soutenue par l’opinion publique, il reste encore difficile d’encadrer à la perfection toutes leurs pratiques, tant le fichage des données est devenu une habitude.

Paragraphe 1. Du fichage social au fichage commercial

La collecte des données est extrêmement révélatrice du contexte politique d’un État — il suffit de regarder l’histoire pour s’en convaincre. Les Romains, dans l’Antiquité, ne recensaient pas les femmes, celles-ci n’étant pas considérées comme des citoyens. En période de guerre, et notamment au cours des deux conflits mondiaux, toute la population considérée comme ennemi du pouvoir en place était fichée — en 1912, il existait déjà un carnet anthropométrique des nomades. Le régime de Vichy, quant à lui, a instauré le fichier national des cartes d’identité, et le système d’identifiant personnel à 13 chiffres, qui correspond encore de nos jours au numéro de Sécurité sociale. Initialement, son but était le fichage des personnes

137 ISAAC (H.), « La donnée numérique, bien public ou instrument de profit », Pouvoirs, 2018/1, éd. Le Seuil,

de confession juive, mais malgré cette première intention criminelle, il demeure aujourd’hui l’un des premiers fichiers existants.138

Nonobstant les déviances nées des utilisations de fichiers, nombreux de ceux-ci ont eu une utilité, qu’elle soit culturelle, administrative, historique, ou juridique. Les archives sont, encore de nos jours, l’un des meilleurs moyens de découvrir sa famille ou de comprendre les civilisations précédentes. De nombreux registres, tels que le dictionnaire Maitron — du nom de son créateur — n’ont eu aucune visée commerciale ni implication politique.

En l’occurrence, cet ouvrage se contente de recenser des biographies de personnalités et d’ouvriers engagés dans les mouvements syndicaux depuis 1964, afin d’améliorer la connaissance d’un mouvement en plein essor à cette période.139 La ville de Bordeaux détient

un fichier administratif tenu depuis 1942, réparti entre la police d’État et la commune, qui recense des enquêtes sur les aliénés, les notifications de décès des militaires, ou d’autres études — ce fichier est une mine d’or pour tout sociologue intéressé par le XXème siècle.140

Bien avant l’apparition du numérique existait déjà une préoccupation pour le fichage et le recensement, qui s’explique par un intérêt des gouvernants et des gouvernés à étudier leur histoire et leurs comportements. Le digital n’a en rien révolutionné cette façon de penser mais a contribué à y apporter de nouveaux outils. Ainsi, avec l’apparition du commerce en ligne, et la facilitation des flux et des échanges, les données personnelles sont, elles aussi, devenues un objet de convoitise.

Leur exploitation, notamment par les grandes entreprises de la Silicon Valley, témoigne d’une hyper-mondialisation et d’une connectivité accrue, poussant les industriels à utiliser les données personnelles dans une logique purement capitalistique, parfois au détriment de l’intimité et de la vie privée. D’ailleurs, ne sont-ils pas à l’assaut de l’individu sous toutes ses formes, puisqu’il semblerait que même le sommeil cause aux GAFA des profits amoindris ?141

La marchandisation des données personnelles est d’ores et déjà une réalité — les moteurs de recherche sont les premiers à se rémunérer ainsi. En la matière, Google est sous le feu des projecteurs. Certaines sociétés proposent même aux internautes de commercialiser volontairement leurs données contre une rémunération. Ces pratiques sont rentrées progressivement dans les mœurs, et bien qu’une prise de conscience citoyenne semble émerger,

138Anonyme, « Images, lettres et sons », Vingtième Siècle, Revue d'histoire, 2012/2, n° 114, pp. 215-231.

139 BOULLAND (P.), « Récolte et usages des données personnelles dans les recherches socio-biographiques du

Maitron », La Gazette des archives, n°215, 2009, résumé du colloque « Archives et coopération européenne : enjeux, projets et perspectives » et « Les données personnelles, entre fichiers nominatifs et jungle Internet ». pp. 161-168.

140 VATICAN (A.) « Le fichier de la surveillance administrative de la ville de Bordeaux, 1945-1995 », La Gazette

des archives, n°215, 2009, résumé du colloque « Archives et coopération européenne : enjeux, projets et

perspectives » et « Les données personnelles, entre fichiers nominatifs et jungle Internet ». pp. 139-148.

l’ensemble des dérives possibles ne sont pas encore totalement appréhendées et, de ce fait, craintes par le législateur et le gouvernement.

Les droits français et européen refusent pour autant d’intégrer — et contrôler — cette notion de commercialisation dans les textes, se bornant pour le moment à renforcer la législation existante. Le marché que les acteurs américains ont pu créer autour des données personnelles n’est encadré juridiquement que partiellement, à l’instar de tout autre — et bien que le règlement européen à la protection des données démontre une prise en compte de ces enjeux, le contrôle total sur la commercialisation des données reste au stade embryonnaire. 142

Serait-ce dû au poids économique et politique des acteurs du numérique ? Ces derniers ont une puissance considérable, allant parfois même jusqu’à influencer les décisions gouvernementales. Le 28 janvier 2017, les propriétaires des plus grandes entreprises de la Silicon Valley, dont Sergueï Brinn — patron de Google —, manifestaient ainsi contre le décret anti-immigration proposé par le président Donald Trump.

Après s’être réunies, les entreprises avaient ainsi convenu, d’un commun accord, d’utiliser la procédure de l’Amicus Brief, permettant à des organismes de « fournir des arguments ou des informations à un juge dans une affaire, sans faire partie des plaignants ». La Maison Blanche, sous le mandat de Barack Obama, recevait régulièrement les dirigeants des GAFA dans des réunions politiques privées, de la même manière qu’il en aurait été pour des chefs d’État étrangers. Le poids de ces institutions est donc massif : elles dégagent de gros bénéfices pour les États, et en ont acquis un levier politique, leur ouvrant une possibilité d’influencer les décisions juridiques.143

Paragraphe 2. Le poids juridique des grandes entreprises du numérique

Grâce à leur popularité auprès du public, les entreprises du numérique acquièrent une sorte de pouvoir qui se légitime par l’utilisation massive qui en est faite. Ainsi, certaines entreprises deviennent parfois les juges de la liberté d’expression. Il en est ainsi pour Instagram, célèbre réseau social, qui est désormais censeur de la parole publique — certains mots sont en effet interdits par l’application lorsqu’ils sont apposés à un hashtag. C’est le cas du mot « sex », et, de manière plus générale, de tous les termes renvoyant à la pornographie.

142 GIUSTI (J.), et NDIAYE (A.), « L’identité numérique, monnaie d’aujourd’hui et rente de demain… », RLDI,

1er août 2017, n°140, pp. 56-60.

Il en va de même pour la propagande de maladies — notamment l’anorexie — et pour l’apologie du racisme ou de la violence. À priori, il n’appert pas illégitime de bloquer le recensement de ces termes, ayant tous un rapport à des contenus potentiellement choquants ou violents. Mais aucun contrôle juridique n’est assuré sur ces censures, et rien ne garantit que d’autres termes ne soient pas volontairement déréférencés par l’application — en outre, d’autres noms, tels que « Instagram » sont interdits, sans qu’aucune explication ne soit donnée.

Doit-on y voir un intérêt économique lié à la protection de la marque ? Quoi qu’il en soit, cette réglementation autonome de la part d’une entreprise privée tend à affaiblir le rôle du juge en la matière.144 Malgré cela, avec du recul, force est de constater que l’initiative du réseau

peut aider à endiguer la diffusion de contenus inadaptés, d’autant que cette plateforme réunit une majorité de mineurs. Il serait peut-être envisageable d’évoluer vers une collaboration entre les forces judiciaires et les dirigeants de telles applications afin que la protection des utilisateurs soit effective factuellement, mais supervisée par une autorité de droit.

Ces grandes entreprises, et majoritairement les GAFA, considèrent le consommateur comme « un objet, et non un sujet de droit » : il est au cœur du ciblage, puisque toutes les informations collectées sur lui permettent de dégager des bénéfices. Tous les enjeux économiques reposent sur lui.145 Mais cette vision capitaliste de l’humain engendre parfois des

dérives que le système juridique ne semble pas parvenir à endiguer. À trop vouloir contrôler les données qu’ils ont entre les mains, les géants du numérique semblent parfois occulter les obligations légales leur incombant. Des conflits éclatent en la matière, puisque les entreprises privées et les institutions étatiques n’ont parfois pas la même conception de la légitimité d’une norme.

Ce fut le cas dans l’affaire opposant le FBI à la société Apple. La firme américaine avait été mise en demeure, le 16 février 2016, par la Cour californienne, de « développer une version

ad hoc d’iOS, le système d’exploitation de l’iPhone, pour permettre aux enquêteurs de tester

un grand nombre de mots de passe ». Les forces de police tentaient par ce biais d’accéder au contenu du smartphone d’un terroriste. Apple refusait catégoriquement de s’exécuter, estimant devoir protéger le respect des données personnelles de ses utilisateurs, et ce sans condition ni exception. Le FBI ayant finalement réussi à y accéder sans l’aide de la société, celle-ci avait abandonné les poursuites, mais la porte est restée entrouverte à d’autres cas d’espèce.

Une question reste alors en suspens : peut-on légalement obliger une société à délivrer, directement ou non, des données sur ses utilisateurs ?146 Le règlement européen à la protection

des données personnelles précise bien, dans la délimitation de son champ d’application matériel, qu’il exclut les traitements de données « par les autorités compétentes à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d’enquêtes et de poursuites en la matière ou

144 Anonyme, « #NO #SEX – Les mots clefs interdits par Instagram », Le Monde, 3 sept. 2013, article en ligne. 145 LANDREAU (I.), « Pour une approche éthique de la valorisation des données du citoyen », RLDI, n° 124,

1er mars 2016, pp. 33-36.

d’exécution de sanctions pénales, y compris la protection contre des menaces à la sécurité publique et la prévention de telles menaces.147 En outre, l’article 23 du même texte ajoute des

possibilités de limitations par les États aux protections dévolues aux utilisateurs — telles que le droit d’accès ou le droit de rectification, mais également la nécessité du consentement —, limitations qui doivent respecter « l’essence des libertés et droits fondamentaux » et la « société démocratique ».

Elles sont acceptées dès lors qu’elles ont trait à « la sécurité nationale, la défense nationale, la sécurité publique ». Il est à prévoir que, selon les pays, le régime de limitations comportera des divergences, laissant à penser que certains États seront plus stricts sur la communication de ces données que d’autres. Dans le cadre de l’Union Européenne, il est fort plausible qu’une situation telle qu’a connu les États-Unis ne pourrait se reproduire — mais il reste encore le problème de la territorialité puisqu’en matière de données personnelles, la puissance américaine a sa propre législation.

Cet exemple illustre un paradoxe poignant : ces entreprises se servent des données de leurs utilisateurs pour dégager des bénéfices qui leur reviennent directement, mais refusent de collaborer avec la justice. Cet égoïsme d’exploitation des données personnelles qui, en outre, fait obstruction à des enquêtes judiciaires, s’explique par la chasse au profit à tout prix — et en ce sens, capter l’attention de l’individu devient un véritable marché. La publicité est constante et avec l’apparition des nouvelles technologies de l’information, il est difficile de lui échapper. Il est même possible désormais d’acheter un produit directement par le biais d’un QR code affiché sur une publicité.148

Le marché de l’attention, tel qu’on pourrait le nommer, s’est créé et se renforce au quotidien. « Au niveau de l’offre, l’objectif peut être de transformer celui dont on a capté l’attention en acheteur. »149 Ce but s’atteint plus aisément par le traitement des données

personnelles — mieux le consommateur est connu, et plus il est aisé de lui proposer des biens ou des services lui correspondant. Ces intrusions répétées dans les goûts personnels pousse parfois les personnes à se protéger de la publicité, par le biais de bloqueurs, de souscription à des listes noires, ou simplement en refusant de s’inscrire à des listes.

147 Art. 2, Règlement (UE) 2016/679 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des

données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données.

148 ORSINI (A.), « Au Japon, une start-up lance le paiement par QR Code », Numerama, 11 fév. 2017, article en

ligne.

L’utilisation des logiciels bloquant la publicité a augmenté de 20% en 2016, témoin de l’agacement citoyen face à de constantes sollicitations.150 La surexploitation commerciale des

données commence à entraîner un recul de cette économie, mais ces réactions sont encore peu nombreuses et leur impact trop faible pour engendrer des pertes pour toutes ces entreprises.