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Chapitre 1 Oublié des Canadiens 1939–1968

1.4 Le silence est brisé : réapparition dans l’espace public (1959-1965)

1.4.4 Le documentaire : Bethune, héros de notre temps

Ce documentaire de 1964 est réalisé par Donald Brittain et John Kemeny et diffusé en anglais et en français pour la première fois en 1965. L’apparition de ce film, puis son rayonnement représentent un changement considérable depuis la période où Bethune

169 « Dr. Norman Bethune: Red China’s Canadian Hero », Weekly Magazine no. 46, The Montreal Star, 14 novembre 1964, p. 42.

170 Idem.

était ignoré. Ce documentaire apparait dans l’espace public au moment où un contexte favorable se dessine : les États-Unis et le Canada sont dans une période de détente relative dans la Guerre froide ; la Chine entretient des échanges économiques avec le Canada depuis 1958 ; le Canada s’ouvre à diverses mesures de gauche, la Saskatchewan se dote du premier système de santé universel en Amérique du Nord en 1962 ; le Canada cherche à développer son identité, adopte son drapeau national en février 1965. Concernant la mémoire de Bethune au Canada, ce contexte ouvre une fenêtre d’opportunités. La réalisation du film ne s’est cependant pas faite sans embuches. Dans une entrevue en 1989, le réalisateur Donald Brittain affirme que dans un premier temps, l’Office National du Film n’a pas voulu donner son autorisation au tournage, selon Brittain, parce que Bethune avait été communiste et que cela aurait irrité les Américains.172. Selon

ses propos, l’ONF n’aurait pas empêché Brittain et Kemeny de mener des entrevues avec les personnes qui ont connu Bethune, pour la raison que plusieurs d’entre eux étaient en fin de vie, notamment le Dr Richard Brown.173 Brittain et Kemeny auraient utilisé leurs

temps libres pour travailler sur le documentaire. Quand il était presque terminé, ils auraient finalement reçu l’autorisation de l’ONF. Cependant, ils ne reçurent pas le feu vert pour le diffuser. Sa première diffusion ne survint pas avec la bénédiction de l’ONF, mais plutôt grâce à la CBC qui a acheté le film et qui - rapidement – l’a présenté à la télévision.174 L’ONF a par la suite cherché à empêcher de nouvelles diffusions du film.

Brittain aurait menacé de quitter l’ONF et de convoquer une conférence de presse afin que l’ONF recule, ce qu’elle fit.175 Plus au sud, le département d’État américain proteste

contre la diffusion du documentaire ce qui, selon John Kemeny, mène le film à être « tabletté » - put on the shelf - aux États-Unis.176 Au 11 novembre 1965, le documentaire

reçoit un prix du festival international de Leipzig pour les documentaires et films animés

172 Ray Harper, Brittain on Brittain. Program 3, Bethune. Montréal, National Film Board of Canada, 1989. VHS (89 min), à 0:03 minutes.

173 Idem.

174 Michael Dorland, « Rule Brittania. The filmmaking saga of Don C. Brittain », Cinema Canada, janvier 1986, p. 15.

175 Idem.

176 Propos de John Kemeny, dans Kent Martin, op. cit., à 43:24. L’information fut trouvée dans S et R. Stewart, op. cit., p. 453, note 12.

en Europe de l’Est.177 C’est ce qui finalement aurait permis au film de sortie aux États-

Unis.178 Cela n’a toutefois pas apaisé les mécontents, Canadiens ou Américains qui, au

contraire, n’auraient pas apprécié ce succès en Allemagne de l’Est communiste.179

Dans un mémorandum de l’Office National du Film daté du 15 décembre 1965, Donald Brittain énonce quatre objectifs de la réalisation de ce film : « … dépeindre un héros authentique ; donner à BETHUNE, dont le travail était presque inconnu, une place dans la mythologie canadienne ; démontrer que ce héros n’est pas un « saint en carton-pâte », mais un individu compliqué et difficile d’approche ; donner un exemple de non- conformité au monde moderne harcelé aujourd’hui par des pressions de toutes sortes. »180 Faire apparaitre Bethune dans la mythologie des héros canadiens aurait été

un objectif pour les deux réalisateurs qui ont participé de manière importante à l’édification de sa renommée au Canada. Brittain aurait d’ailleurs été un fervent patriote canadien : « Brittain was a die hard Canadian and that coloured all his work. (…) He

wanted to mythologize Canada, and he understood that the best way to do that was through character. »181 Les initiateurs du projet, Kemeny et Brittain, auraient souhaité

faire connaitre un héros méconnu au public canadien.182 C’est tout d’abord Kemeny, un

Hongrois d’origine, qui avait pour Bethune une grande admiration, et qui a suggéré à Brittain de faire le film.183 L’objectif des réalisateurs aurait toutefois changé en cours de

route : « Gradually we got to know Bethune. We started out as hero worshippers, then we got to the point where we really disliked him intensely … through halfway through we decided he was not a hero …».184 Éventuellement, il semble que Brittain ait de nouveau

177 R. et S. Stewart, op. cit., p. 453, note 11.

178 Cette information, recueillie ici : Adam Symansky, op. cit., est contradictoire avec ce qu’affirment S. et R. Stewart dans Phoenix en page 372. Ils y affirment que c’est l’obtention du prix de Leipzig qui fit en sorte de faire cesser la distribution du film aux États-Unis.

179 R. et S. Stewart, op. cit., p. 372.

180 Memorandum de l’ONF. 15 décembre 1965, p. 1. Document de l’Office National du Film, obtenu via la loi de l’accès à l’information.

181 Adam Symansky, « Donald Brittain : Writer, Filmmaker, Storyteller »,

https://www.nfb.ca/playlists/adam-symansky/donald-brittain/, consulté le 1er avril 2017. 182 Michael Dorland, op. cit., p. 16.

183 Ibid, p. 15.

changé d’opinion sur le docteur canadien, parce qu’au-dessus de son bureau il afficha une citation de Bethune :

An artist enters eagerly into the life of man Of all men

He becomes all men in himself. The function of the artist is to disturb. His duty is to arouse the sleeper,

To shake the complacent pillars of the world. He reminds the world of its dark ancestry, Shows the world its present,

And points the way to its new birth.

He makes uneasy the stable, the set and the still

Dr Norman Bethune185

Le documentaire présente une image complexe de Bethune, sans tomber dans l’apologie du saint homme ni dans la démystification. Le film tend à le présenter sous une facette humaniste et antifasciste, en ignorant ce qui le rattachait au communisme. Malgré quelques erreurs factuelles, ce documentaire a une grande valeur historique, car nous pouvons y écouter diverses personnes qui ont connu directement Bethune et qui nous livrent leur témoignage. Alors le chercheur peut finalement mettre des visages et des personnalités sur ces noms que nous lisons dans les biographies tels que Frank Scott, Marian Scott, Hazen Size, Richard Brown, Georges Dehaies, Ted Allan, Wilder Penfield, etc. Le film apparait sur les écrans en version anglaise le 13 janvier 1965 à la CBC et le 26 septembre 1965 à la télé de Radio-Canada. Il remporte un succès critique unanime dans les journaux consultés. Dans les journaux en français s’y trouvent les premiers articles qui portent sur le docteur Bethune depuis novembre 1939186. Cela faisait environ 26 ans sans

avoir eu trace de Bethune dans les journaux de langue française. C’est une longue période d’absence pour Bethune au Québec. Il y a un article dans Le Devoir le 23 septembre 1965,

185 Kent Martin, Donald Brittain : Filmmaker, ONF, 1992, à 4:33 minutes. https://www.nfb.ca/film/donald_brittain_filmmaker/, consulté le 1er avril 2017.

186 D’après mes investigations non-exhaustives, il n’y a pas eu d’autres articles en français portant sur Bethune avant cette date.

et un dans La Presse le 28 septembre 1965. La Presse mentionne que le Dr Bethune n’est pas très connu, particulièrement au Québec : « L’idée était excellente, de faire revivre à l’écran la figure quasi légendaire du Dr Norman Bethune. Figure légendaire, mais assez peu connue, surtout au Canada français. »187 Le Devoir de son côté se contente d’un court

article (environ 150 mots) écrit avant que le film ne soit diffusé. Le journaliste du Devoir croit tout de même que ce film-hommage est bien mérité : « Vingt-cinq ans après sa mort, un chirurgien de notre pays demeure un héros légendaire aux yeux d’un demi-milliard d’Asiatiques, et un quasi-inconnu pour ses compatriotes. Le docteur Bethune connait maintenant dans sa patrie l’hommage posthume qu’il mérite ».188 L’auteur note

également que le Canada souffre d’une sérieuse disette de héros, qu’il y a très peu de Canadiens dont la renommée soit mondiale.189 Bethune apparait donc à cet auteur

comme un homme extraordinaire, peut-être le seul pouvant jouer le rôle d’un héros international, à qui les Canadiens pourraient s’identifier. Dans cette période où le gouvernement du Canada cherche de plus en plus à définir son identité, à se dissocier des États-Unis et du Royaume-Uni, notamment en adoptant un nouveau drapeau en février 1965, il semble que des Canadiens auraient envie que Bethune apparaisse dans le champ des personnalités canadiennes qui contribuent à définir l’identité du pays.

Dans les journaux anglophones, cinq articles ont été recensés. Dans le Montreal Gazette, le critique Jack Marsters a une opinion positive sur le film, tout en donnant son opinion sur le docteur révolutionnaire: « Seen last night on the Festival program of the English

Television Network of the Canadian Broadcasting Corporation, it is a stunning re-creation of the drive and spirit of a great man. »190 Dans le Montreal Star, la chroniqueuse Pat

Pearce s’exprime dans des termes semblables : « He spent only a year and a half in China,

and became a legend. He spent most of his 49 years in Canada, where he’s remembered hardly at all. But those who do remember Bethune remember him vividly. Twenty-five

187 G. M. « Radio télévision », La Presse, 28 septembre 1965, p. 22. 188 « Bethune », Le Devoir, 23 septembre 1965, p. 6.

189 Idem.

years after his death their memories recreated this passionate, difficult, gifted and charming man for the National Film Board’s quietly brilliant memorial, “Bethune” shown on “Festival” last night. Bethune was of the stuff of legend... » 191 Un autre article du

Montreal Star est publié le lendemain, un éditorial, qui porte moins sur le film lui-même

que sur le sujet du film, le docteur Bethune :

It showed…the beauty and courage of non-conformity in a society that prefers to remain undisturbed. Bethune, in a simple illustration of his zeal, was an advocate of socialized medicine. His conception of the role of his fellow doctors would be considered quite mild today, but when he spoke – a generation ago – his was the voice of madness or blasphemy or radicalism […] C.B.C. viewers who saw the Bethune film a couple of evenings ago must have speculated on how he would fit into today’s society. Where would he aim his attack? At our tendency toward parochialism? At our newly found affluence and comfort and values that place intellectual attainment far down the list of desired commodities? Almost certainly he would not be a Communist […] Bethune was the renegade, the searcher, the Galileo, the rebel, the unconventional kind of man every age needs yet fails to appreciate.192

Nous pouvons constater de la pertinence du propos. En 1965, les causes pour lesquelles combattait Bethune apparaissent plus acceptables pour la société canadienne qui vient de voir la Saskatchewan opter pour un système de santé public, appuyé par le gouvernement Diefenbaker. Par ailleurs, une génération plus tard, le choix de combattre le fascisme apparait beaucoup plus populaire que dans les années 1930. Si Bethune n’est probablement pas accepté partout, ces articles donnent une impression d’unanimité. Il semble que ce film soit l’occasion attendue depuis longtemps pour enfin donner à Bethune l’hommage qu’il mérite. Cela survient dans un contexte de transition. Les années 1960 sont une période de changements au Canada : au Québec les Libéraux de Jean Lesage prennent le pouvoir, ils entament la Révolution tranquille. Le Canada aussi est en pleine transformation. Les Canadiens sont ouverts aux idées nouvelles, dans une certaine mesure. Toutefois, comme dans toute période transitoire, tout ne change pas

191 Pat Pearce, « Film Captures A Vivid Bethune», The Montreal Star, 14 janvier 1965, p. 14. 192 « The Bethune Message», The Montreal Star, 15 janvier 1965, p. 6.

spontanément et complètement, comme nous le laissent entrevoir les difficultés que les deux réalisateurs ont rencontrées dans leur entreprise.