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Chapitre 1 Oublié des Canadiens 1939–1968

1.3 Après l’exposition funèbre, le silence médiatique (1939-1959)

1.3.1 Couverture de sa mort

Quand Bethune meurt en Chine le 12 novembre 1939, environ deux semaines s’écoulent avant que la nouvelle ne parvienne au Canada, le 27 novembre 1939. Ce sont les Américains qui apprennent, en premier, la nouvelle de sa mort. Un câblogramme est envoyé à New-York, destiné à la Commission d’Aide à la Chine - China Aid Council - des États-Unis.104 De là parvient la nouvelle au Canada. La différence entre la couverture des

journaux francophones et anglophones est remarquable.

La présence du Dr Bethune dans les journaux de langue française est minime. Le Devoir utilise moins de 100 mots pour traiter la nouvelle.105 La situation est un peu meilleure

dans La Presse, où y est rédigé un article d’environ 250 mots. La Presse rapporte les principaux éléments de sa biographie et montre sa photographie.106 Le Devoir ne

mentionne presque rien, sinon la cause de sa mort, son âge, sa provenance, et aussi qu’il s’était engagé en Espagne dans la guerre civile, du côté des Rouges.107 Dans ces deux

journaux, davantage d’importance est accordée à la mort du Dr Joseph-Edmond Dubé qu’à Norman Bethune. Le Dr Dubé était un médecin qui a lutté contre la tuberculose, c’est la raison principale qui expliquerait sa notoriété relative à Montréal108. Son nom apparait

à quelques reprises dans la synthèse de l’histoire de la médecine au Québec, aucune

104 Allen May, « Aided Spain war Victims Carries On In China, Dies. » Toronto Daily Star, 27 novembre 1939.

105 « Mort du Dr Bethune en Chine », Le Devoir, 27 novembre 1939.

106 « Le Dr Norman Bethune meurt à Houpaïshan », La Presse, 27 novembre 1939. 107 « Mort du Dr Bethune en Chine », Le Devoir, 27 novembre 1939.

108 « Feu le Dr. J.-E. Dubé », La Presse, 27 novembre 1939, p. 6 et « Le docteur Edmond Dubé, un grand citoyen », La Presse, 1er décembre 1939, p. 6A.

contribution significative dont il serait à l’origine n’est mentionnée.109 Cela n’a pas

empêché que la mort du Dr Dubé éclipse la mort de Bethune dans Le Devoir et La Presse. Cela se justifie peut-être en partie par le fait que ces journaux auraient préféré faire l’éloge d’un médecin francophone plutôt qu’anglophone. Toutefois, la cause principale de cette faible couverture médiatique est probablement l’hostilité distincte des élites francophones et catholiques envers le communisme.

Il faut se rappeler que le Québec sous le mandat de Maurice Duplessis est farouchement anticommuniste, en particulier à cause de l’attitude du clergé pour qui le communisme incarne le mal.110 Bien souvent motivées par une peur excessive, des mesures plus ou

moins agressives sont adoptées au Québec ayant pour objectif de censurer le discours communiste comme la loi du cadenas, adoptée le 24 mars 1937 qui contraint les communistes québécois à œuvrer dans la clandestinité.111 L’Église catholique, qui jouit

dans les années trente d’une grande influence, est particulièrement active pour contrecarrer le communisme. L’irritation de l’Église se comprend dans une certaine mesure étant donné que le discours communiste à l’égard des religions est sévère. Nous pouvons le constater en lisant le journal L’Ouvrier canadien - journal officiel du Parti communiste canadien, Section de l’Internationale communiste : « Le but de toutes les religions est de bercer la souffrance humaine, de faire accepter l’esclavage terrestre grâce à la promesse d’un paradis après la mort. Toutes servent à masquer, à faire accepter comme une drogue le principe de l’exploitation de l’homme par l’homme. »112 Les

communistes rendaient bien cette haine aux catholiques.113

109 Denis Goulet et Robert Gagnon, Histoire de la médecine au Québec, 1800-2000. De l’art de soigner à la science de guérir. Québec, Septentrion, 2014, p. 444.

110 Jean Hamelin, Nicole Gagnon, Histoire du catholicisme québécois: tome 1: 1898-1940, Montréal, Boréal, 1984, p. 375.

111 Marcel Fournier, Communisme et anticommunisme au Québec 1920-1950, Laval, Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1979, p. 55.

112 L’ouvrier canadien, 15 juillet 1930, p. 2. Citation prise dans : Marcel Fournier, op.cit. p. 39. 113 Stanley Ryerson en donne un exemple dans Bethune : The Montreal Years : « Roméo Duval, tireless organizer of the unemployed and a devoted Communist, driving along the winding “Black River” Boulevard Gouin, once startled his passenger (and not only him) by a sudden violent swerve and acceleration as he zeroed in on a black-garbed révérend père crossing the road in front of us. The near- victim jumped for his life, successfully. To my skocked query, “Non, mais pourquoi que t’as fait ça”,

L’anticommunisme au Québec a eu un impact direct sur les représentations médiatiques de Bethune. Dans les années trente, Bethune était chirurgien pour l’Hôpital Sacré Cœur, son employeur était les Sœurs de la Providence, qui étaient elles-mêmes sous l’autorité de la hiérarchie catholique.114 Lors de son retour d’Espagne, Bethune avait remarqué qu’il

n’était plus autant le bienvenu par les autorités de l’hôpital. La mère supérieure a notamment refusé de le recevoir. Il s’est développé un malaise apparent entre ses nouvelles activités politiques et son ancienne occupation de chirurgien.115 Le 23 octobre

1936, un jour avant que Bethune ne parte pour l’Espagne, Bethune et des collègues du comité de soutien à la démocratie espagnole devaient parler lors d’une conférence à l’Aréna Mont-Royal pour collecter des fonds. Sous la pression du diocèse de Montréal qui avertit les catholiques de ne pas écouter les avis contraires au pape ainsi qu’aux évêques d’Espagne, le journal La Presse a refusé de publier une publicité payée pour faire la promotion de l’événement.116 Enfin, suite à un rassemblement d’une foule d’environ

2500 personnes hostiles à la conférence, armées de bâtons et de cannes, scandant des slogans anticommunistes, la police demande aux organisateurs de mettre fin à l’assemblée.117 En juin 1937, Norman Bethune revient d’Espagne, une série de

conférences pancanadienne lui fait parcourir le Canada devant des foules impressionnantes. Lors de ses conférences au Québec, le vicaire général du diocèse de Montréal, Mgr Conrad Chaumont, approche les dirigeants des journaux et des stations de radio pour leur demander de ne pas donner de publicité à ses discours.118 Bethune

devient une personnalité publique pendant son séjour en Espagne et lors de son retour au pays, mais, à cause de son engagement politique, et même si son adhésion au communisme n’était pas connue de tous, sa présence dans les médias francophones a été

Roméo replied off-handedly, “Je fais toujours ça. C’est plus fort que moi” ». Stanley Ryerson, « Comrade

Beth » dans MacLeod, Park, Ryerson, Bethune: The Montreal Years, Toronto, Lorimer, 1978, p. 142. 114 Adrienne Clarkson, op. cit., p. 75.

115 Selon la biographie Phoenix, les anciens associés du docteur Bethune, les Sœurs de la Providence, croyaient que Dieu marchait du côté du général Franco. R. et S. Stewart, op. cit, p. 216.

116 Ibid, p. 144. 117 Ibid, p. 145.

minime. Ceci est à nuancer parce que, par exemple, le journal Le Devoir fait mention de Bethune dans un article assez long après qu’il eut donné une conférence au Mount Royal

Arena, le 18 juin 1937.119 En conclusion, il parait clair que l’attitude du clergé québécois a

eu une influence sur le traitement médiatique de la mort de Bethune. L’événement attire davantage l’attention chez les médias de langue anglaise.

Le Globe and Mail publie un article qui s’allonge sur deux pages où se trouve la photo de Bethune sur une troisième page.120 Le journal The Gazette présente également un long

article pour parler du décès de Bethune, ainsi qu’un article d’opinion.121 Dans cet article,

The Montreal Gazette insiste particulièrement sur son service de médecin/chirurgien.

L’auteur du texte prétend que la mort de Bethune représente une grande perte pour la science médicale dans le monde, il parle aussi de ses accomplissements à l’hôpital Royal Victoria et à l’hôpital Sacré-Cœur de Cartierville. À propos du bilan de sa vie après ses 49 années, il dit que : « Bethune lived a full life, and there was a great deal that was noble as

well as humanely excellent in the services which he rendered in peace and in war alike. »

Il termine l’article en regrettant sa mort : « It is a matter of profound regret that a life so

useful, and one which promised greater medical and surgical triumphs, has been cut short at a comparatively early age ». Dans le Toronto Daily Star, un article long rapporte sa mort

et présente un résumé de sa vie et un autre article rapporte les propos de Jean Ewen, qui fut l’infirmière de Bethune en Chine.122 Allen May est l’auteur de l’autre article.123 May a

connu Bethune personnellement en participant au service de transfusion sanguine mobile en Espagne. Par conséquent, son article a davantage de profondeur, il est plus vivant et il se rapproche du style de l’article d’opinion. Il laisse d’ailleurs paraitre son admiration personnelle envers Bethune. Dans les pages du Vancouver Sun, le journal a choisi de

119 « Le Dr. Bethune à l’Arena », Le Devoir, 19 juin 1937.

120 « Dr. N. Bethune, Hero In Spain, Dead In China », The Globe and Mail, 27 novembre 1939, p. 1, 2 et 3. 121 « Dr. Norman Bethune Dies In China », The Montreal Gazette, 27 novembre 1939, p. 1 et 15 et « Dr. Norman Bethune », The Montreal Gazette, 28 novembre 1939, p. 8.

122 « Once Served Bethune Nurse Doubts Death », Toronto Daily Star, 29 novembre 1939.

123 Allen May, « Aided Spain War Victims Carries On In China, Dies », Toronto Daily Star, 27 novembre 1939.

traiter la nouvelle avec un petit article d’environ 200 mots.124 Le Montreal Star publie

aussi un article de longueur moyenne - environ 450 mots - avec photo, ainsi qu’un article d’opinion le lendemain, le 28 novembre 1939.125

Dans cet article d’opinion, l’auteur inconnu ne tarit pas d’éloges à l’égard de Bethune. Il qualifie sa carrière de « remarkable » et il parle en ces mots de son service en Espagne « Doctor Bethune’s remarkable war service in Spain was more than a great humanitarian

undertaking ». Malgré le peu d’informations reçues à ce moment sur ce qui s’était produit

en Chine, l’auteur imagine que ce fut plus difficile que ce que Bethune a vécu en Espagne : « (…) very much of Dr. Bethune’s time was given to overcoming grievous obstacles and

one may be sure that he carried on to the end as he had begun ». L’auteur de l’article ne

mentionne pas que Bethune fut communiste, mais plutôt qu’il était au-delà des allégeances politiques : « The politics behind the wars in which so many of his years were

spent meant nothing to him. He was a doctor, and he was in them to save life, not to take it ». Il insiste pour le définir comme un humaniste, quelqu’un qui était au-delà des rivalités

politiques ordinaires. Pourtant, la politique était au centre des motivations du Dr Bethune dans ses aventures en Chine et en Espagne. Cet article est le premier d’une longue série d’articles, de discours ou de représentations qui tendent à minimiser le caractère communiste de Bethune. Tout comme d’autres après lui, il opte pour faire de Bethune un humaniste, ou un travailleur humanitaire, plutôt qu’un communiste. Seul Le Devoir, dans son court article, glisse un mot sur son allégeance politique. L’auteur du court article mentionne que: « il a passé plusieurs mois en Espagne, du côté des rouges, pendant la guerre civile. »126 Aucun autre article provenant des journaux fouillés ne mentionne que

Bethune était membre du Parti communiste ou ne fait allusion à son allégeance communiste, pas même Allan May dans le Toronto Daily Star qui a eu l’opportunité de le côtoyer personnellement. Le fait de ne pas mentionner son appartenance au

124 « Chinese War Victim. Dr. Norman Bethune », The Vancouver Sun, 27 novembre 1939. 125 « Norman Bethune », Montreal Star, 28 novembre 1939.

communisme ou de dire que Bethune était au-delà des clivages politiques nous rappelle que nous sommes à une époque où le communisme est bien peu populaire.

Sans bénéficier d’une couverture médiatique due à une personnalité de grande envergure, nous pouvons penser que la majorité des lecteurs assidus de journaux anglophones de cette époque ont su qui était Norman Bethune. Ce moment est toutefois spécial : quand une personnalité publique meurt, il est commun d’en entendre parler davantage. Par la suite, Bethune est presque complètement ignoré, autant par les journaux de langue anglaise et de langue française.