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Chapitre 1 - La conception d’artefacts futurs avec l’ergonomie prospective

1. Le développement d’une pensée prospective

1.1. Une réflexion initiée au milieu du XXe siècle

En 1962, Bartlett, psychologue et ergonome fait l’exercice de prédire le futur de l’ergonomie à

l’occasion d’un discours à l’Ergonomics Research Society, ensuite repris dans un article publié dans la

revue Ergonomics (Bartlett, 1962). On prête couramment à cet événement le fondement de la

réflexion que nous menons aujourd’hui sur l’ergonomie et le futur (Brangier et al., 2017; Hoc,

2008; Stanton & Stammers, 2008). Bartlett indiquait alors que l’ergonomie se doit de penser plus

vite que la technologie en :

− Réalisant une veille technologique ;

− Intervenant le plus tôt possible pour assurer la compatibilité de l’invention à l'efficacité et la

santé humaine ;

− Étudiant comment réduire l'écart de temps entre les avancées technologiques potentielles et

réelles.

Bartlett fait le souhait d’une ergonomie qui n’intervient pas en réaction à l’avancée technologique,

mais qui se positionne dès l’amont et anticipe les effets de la technologie. C’est le début d’une

réflexion sur le rôle de l’ergonomie dans la conception de technologies émergentes – une

technologie qui est en cours de développement, par opposition à une technologie qui fonctionne

avec succès en contexte écologique. Cette réflexion ne porte pas strictement sur la conception

d’artefacts futurs, mais plus sur la place qu’occupe l’ergonomie dans le processus de conception et

sur la relation qu’elle entretient avec le développement technologique. Néanmoins, la prise en

compte du futur par l’ergonome et la place qu’occupe ce dernier dans le développement

technologique ou le processus de conception, sont des réflexions qui sont concomitantes.

1.2. Le futur comme une construction incertaine

Ce n’est que récemment que la question du futur est directement abordée avec la notion d’activité

future probable et d’activité future désirable (Daniellou, 2004; Duarte & Lima, 2012; Sagot et al.,

2003). Ici, l’objectif est de déduire l’activité future sur la base de l’activité présente. Ce travail peut

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déclinaison des activités futures probables dans une version désirable en matière de sécurité, santé,

confort et d’efficience. À partir de connaissances de la situation actuelle et sur les capacités de

l’opérateur ou de l’utilisateur, l’ergonome infère l’activité future en fonction des particularités

connues de la situation future. C’est une approche déductive du futur qui admet que le futur est

prédictible, elle est donc limitée à un futur proche (Brangier et al., 2017). Cette approche rend

difficile la conception pour des horizons temporels lointains caractérisés notamment par une forte

incertitude.

Il existe aujourd’hui un consensus sur le fait que nous vivons dans un monde VUCA (Volatile,

Uncertain, Complex et Ambiguous) (Bennett & Lemoine, 2014), qui a quatre caractéristiques :

− Volatilité : instable et changeant fréquemment ;

− Incertitude : les informations sont inconnues ;

− Complexité : énorme volume et diversité d'informations ;

− Ambiguïté : la relation de cause à effet est inconnue.

Ces caractéristiques rendent la prédiction le plus souvent impossible ou peu fiable (Rojey, 2014),

et font ainsi de la conception d’artefacts futurs un exercice difficile. Travailler sur des horizons

temporels proches mais aussi lointains, appelle donc une nouvelle réponse pour laquelle

l’ergonomie aurait la capacité d’intervenir sur des projets qui concernent un avenir incertain.

1.3. La conception future : une demande faite à l’ergonomie

Par ailleurs, les demandes faites aux ergonomes pour travailler sur des artefacts futurs sont de plus

en plus nombreuses (Robert & Brangier, 2019) et portent majoritairement sur trois motivations :

− L’innovation (Bonnardel, 2012) : pour rester compétitives, les entreprises doivent proposer

des produits qui sont nouveaux et adaptés. Une innovation est une invention qui a été adoptée

par les utilisateurs. L’ergonome peu participer à cet effort en outillant les concepteurs dans

leur recherche d’idées nouvelles, et en s’assurant du caractère adapté du produit en

s’interrogeant sur la capacité du produit à soutenir des activités et besoins futurs ;

− Les systèmes à longue durée de vie (Ruault et al., 2014) : il s’agit de systèmes qui vont être en

service durant des dizaines voire des centaines d’années : centrales nucléaires, réseaux

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changer, l’ergonome doit donc être en mesure d’imaginer et d’intégrer ces changements dans

la conception, et doit laisser la possibilité aux futurs utilisateurs de s’approprier le système pour

des activités non imaginées. L’ergonome intervient sur un système présent avec des

technologies connues, mais qui est emmené à être utilisé dans des contextes différents ;

− Les artefacts futurs inexistants : l'humanité est confrontée à des défis inexpérimentés avec le

changement climatique, la destruction de l'environnement et la raréfaction de certaines

ressources. Ces défis appellent des changements (Ripple et al., 2017) et nous amènent à

questionner profondément l'avenir des activités humaines et des artefacts associés, dans de

nombreux domaines : mobilité, énergie, bâtiment, technologies de l'information, industrie,

divertissement, alimentation, agriculture etc. Ici, l'ergonome qui intervient par exemple sur la

transition énergétique doit participer à la conception d’artefacts qui verront le jour dans un

avenir long terme et pour lesquels les technologies et les utilisateurs ne sont pas encore

existants.

1.4. L’émergence de l’ergonomie prospective

1.4.1 Une nouvelle modalité d’intervention

Cette demande croissante faite à l’ergonomie de travailler sur le futur – imprédictible et incertain

–et la maturité de la discipline, signe l’émergence d’une nouvelle proposition, celle de l’ergonomie

prospective (Brangier & Robert, 2014; Robert & Brangier, 2012). Elle est définie comme « une

modalité d’intervention ergonomique qui consiste à anticiper les futurs besoins, usages et comportements

ou à construire les futurs besoins en vue de créer des procédés, produits ou services qui leurs sont bien

adaptés. Elle prospecte sur de nouvelles formes d’organisation de vie en considérant que l’aspect humain

doit y occuper la place centrale. […] l’ergonomie se donne pour mission d’élaborer des visions pour

l’avenir et de leur donner forme en créant de futurs procédés, produits et services qui seront utilisés dans

les situations de la vie professionnelle, sociale ou domestique. » (Brangier & Robert, 2014).

On retrouve dans cette définition le souhait fait par Bartlett en 1962 de voir l’ergonomie se

positionner plus stratégiquement en occupant une place centrale, dans une formalisation

d’intervention ergonomique spécialisée sur le futur. Par ailleurs, Cayol et Bonhoure (2004)

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visions du futur. Ces visions sont ensuite utilisées pour donner un cadre de réflexion à un groupe

multidisciplinaire dont l’objectif est d’imaginer des concepts de produits qui seront source de plaisir

pour l’utilisateur. Cette proposition méthodologique qui précède la définition et formalisation de

l’ergonomie prospective, peut être considérée comme une première élaboration de ce mode

d’intervention.

L’ergonomie prospective en tant que modalité d’intervention se distingue de l’ergonomie

corrective et de l’ergonomie préventive (ou de conception) (voir Tableau 1) (Brangier & Robert,

2014; Robert & Brangier, 2012). Dans la première (ergonomie corrective), l'ergonomie vise à

ajuster un artefact aux problèmes rencontrés par ses utilisateurs. C’est une modalité d’intervention

réactive. Dans la seconde (ergonomie préventive), l'ergonomie vise à améliorer la conception ou

le développement d'un artefact éprouvé, en se basant sur des situations de références.

Tableau 1 : Modalités d’intervention en ergonomie (inspiré de Brangier & Robert, 2014)

Modalité

d’intervention Prospective Préventive Corrective

Actions et

Objectifs

Anticiper des

besoins et

activités futurs et

imaginer des

idées d’artefacts

adaptés

Améliorer la

conception ou le

développement

d'un artefact

éprouvé

Ajuster un

artefactaux

problèmes

rencontrés par

ses utilisateurs.

Dynamique Proactive Proactive/

Réactive Réactive

Temporalité Futur Présent Passé

L’ergonomie prospective propose d’anticiper des besoins et activités futurs sur la base des

connaissances dont nous disposons, afin de concevoir des artefacts qui sont adaptés et qui sont à

l’origine d’expériences positives (Robert & Brangier, 2019). L’exercice d’anticipation diffère de celui

de la prédiction, il consiste à essayer de percevoir et d'imaginer des futurs réalistes et pertinents

qui peuvent advenir, plutôt que des futurs qui vont advenir. C’est une approche plus constructiviste

et moins probabiliste du futur. Dans le processus de conception, l’objectif de l’ergonomie

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prospective est de réduire l’incertitude, d’aider à prendre des décisions à long terme et à décrire

des futurs possibles (Bourgeois-Bougrine et al., 2018; Brangier et al., 2017).

1.4.2 La créativité, la prospective et la cognition orientée futur en

soutien à l’ergonomie

Pour répondre à ses objectifs, l’ergonomie prospective se base sur trois fondements disciplinaires,

méthodologiques et théoriques : l’ergonomie, la créativité et la prospective (Brangier & Robert,

2014). Ces derniers ont récemment été complétés par un quatrième fondement : la cognition

orientée futur (Colin & Martin, 2019; Robert & Brangier, 2019)(voir Figure 1).

Figure 1 : Fondements disciplinaires, méthodologiques et théoriques de l’ergonomie prospective

L’ergonomie : les méthodes et théories classiques en ergonomie sont mobilisées pour comprendre

les utilisateurs et leurs interactions avec les systèmes, et assurer l’adaptation de ces systèmes aux

utilisateurs, en leur garantissant une expérience positive.

La créativité : les connaissances issues de la psychologie de la créativité (Bonnardel, 2009; Glaveanu

et al., 2013), permettent de mieux comprendre les processus en jeu lors de l’idéation d’idées

nouvelles et adaptées au contexte et aux utilisateurs. Les méthodes qui s’appuient sur ces

connaissances (brainstorming, persona etc.) permettent de faciliter la résolution de problèmes de

conception dont le contexte est mal défini, et soutient donc la conception d’artefacts adaptés aux

utilisateurs et pertinents.

La prospective : la prospective est une discipline qui vise à décrire des futurs possibles pour réduire

l’incertitude et aider la prise de décision. Pour cela elle s’appuie sur l’identification de tendances

lourdes et de signaux faibles, pose des hypothèses et décrit des scénarios. La prospective n'a pas

pour but de prédire l’avenir mais plutôt de le construire et de l’éclairer (Rojey, 2014). Cette

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analyse de tendances etc.) et par ses productions qui permettent de décrire des contextes futurs

dans lesquels peuvent s’inscrire les activités et artefacts futures.

La cognition orientée futur : c’est la capacité d’une personne à se projeter mentalement dans le

futur, c’est-à-dire à simuler mentalement un scénario réaliste (D’Argembeau, 2016; Hollis-Hansen

et al., 2019; Schacter et al., 2017). De nombreux travaux en psychologie et neuropsychologie

s’attachent à décrire les caractéristiques de cette capacité cognitive et proposent même des

méthodes de projection future. L’ergonomie peut bénéficier de ces connaissances et méthodes

pour aider des experts, des concepteurs ou des utilisateurs à simuler mentalement une expérience

future. Nous décrivons plus en détail ce processus cognitifs dans la Chapitre 3 - L’ergonomie

prospective en soutien à la conception exploratoire future.

L’ergonomie prospective s’outille pour mieux appréhender le futur, mais ce n’est pas sa seule

particularité, elle se positionne aussi dans une pensée qui place l’utilisateur comme point de départ

de la conception.

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