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Le désir comme anticipation de la raison.

Dans le document Merleau-Ponty : une ontologie du désir (Page 118-121)

Le désir comme mouvement de l’expression

4.3. Le désir comme anticipation de la raison.

Cependant on ne comprend toujours pas comment le désir, qui est certes expression dans le sensible et le rapport à autrui, devient langage. Et il semble que cette question reste en suspend jusqu’à la fin du Visible et de l’invisible228. Si le désir est expressif, pourquoi cette expression n’en reste-t-elle pas au stade du                                                                                                                

226 V.I p. 196 227 V.I p. 187

228 V.I p. 200 : « Il nous faudra suivre de plus près ce passage du monde muet au monde

parlant. Nous ne voulons pour l’instant qu’indiquer qu’on ne peut parler ni de destruction ni de conservation du silence. »

rapport muet des corps entre eux ? Il faut s’interroger sur le lien entre la chair et le langage. Or ce qui caractérise le langage est le partage d’un monde commun, et donc la généralité de l’expérience. Mais ce partage d’un monde commun, qui suppose une invariance de la chose, et donc une universalité et une objectivité, un monde un, correspond à l’idéalité qui est l’attitude catégoriale correspondant à la raison, définie par les deux caractères que sont l’universalité et l’objectivité. Dès lors, s’interroger sur le langage est s’interroger sur la raison. Comment la généralité de la chair peut-elle se transformer, par sublimation, en universalité ? Comment le désir, comme logos sauvage, narcissisme charnel, qui désire l’incorporation totale des choses, peut-il anticiper la raison, qui exige objectivité et universalité et donc l’inverse d’un narcissisme ? C’est pourtant l’hypothèse d’Etienne Bimbenet dans Nature et Humanité, pour qui l’absoluité du désir charnel anticipe la raison dans son universalité et objectivité.

Le désir charnel est dévorant, recherche la possession absolue, l’incorporation totale, l’indivision des corps. Il cherche à se faire le dedans du dehors et le dehors du dedans, se faire siens les autres voyants et choses vues. Ce désir constitutif de tout sentir, exprime bien le « narcissisme fondamental de toute vision »229 où le voyant se sent happé, captivé, regardé par les choses et les autres. Mais ce narcissisme n’a rien à voir avec un narcissisme subjectif où le monde ne serait que le reflet de moi-même. Le narcissisme fondamental de la chair n’est rien d’autre que la réversibilité du voyant et du visible, où le voyant est le visible et le visible condition du voyant, de sorte qu’on ne sait plus qui voit et qui est vu, d’où la généralité et intercorporéité de la Visibilité qui habite toute vision. Le narcissisme profond ou ontologique est donc la généralité du sentir, où il n’y a plus de moi à contempler, mais une intercorporéité de Narcisses230, un corps général, qui ouvre la dimension de l’invisible, qui est celle de l’expression, inséparable du visible. Il correspond au désir charnel et absolu.

Le sens profond du narcissisme, qui est donc bien la généralité et l’anonymat du sentir et qui correspond au sens profond du désir, permettrait donc d’anticiper la raison dans ses deux caractéristiques. Il ne s’agit pas de rabattre l’universalité de l’idée charnelle sur la généralité charnelle, et d’oublier le mouvement qui les rejoint, mais de penser l’universalité de toute idée comme la                                                                                                                

229 V.I p. 181 230 V.I p. 183

dimensionnalité de la chose perçue et donc la métamorphose de la généralité charnelle en universalité inscrite dans la structure même du corps et de la perception. Le désir charnel qui est désir d’être et de possession inconditionné avance dans son caractère dévorant le caractère absolu de la raison universelle. Le désir vise à tout englober : autrui et la chose. Et dans ce mouvement d’absolutisation de la chair, le désir se fait donc le mouvement par lequel le fait est inscrit dans un horizon qui l’excède et le soutient.231 Le désir doit donc nécessairement, de par sa nature absolue et dynamique, dépasser le visible pour exprimer son horizon indéfini et illimité dans lequel le visible s’inscrit :

« Ce désir, qui voudrait posséder autrui ou le monde immédiatement et absolument, ne reste pas confiné en lui-même, sa violence vient résonner jusque dans la sphère proprement théorique de la perception et de la pensée. »232

Le désir est le premier langage, silencieux, de la chair, « ce logos sauvage qui anticipe le logos proféré »233 qui correspond à la communication des corps, où les corps se font corporéité générale, visibilité, indivision de la chair que le désir atteint la dimension invisible de la chair qui n’est autre que le sens de la chose. La structure même du corps est une disposition à se sublimer, c’est-à-dire se dépasser sans détruire, sans quitter le sol du désir :

« Le désir se fait l’absoluité immanente, représentant la radicalisation ou

l’infinitisation d’une négativité de part en part naturelle, il anticipe à partir de lui- même l’universalité comme l’objectivité du sentir. »234

Le désir charnel comme réversibilité ne peut s’arrêter au visible, au sensible. Sa destination est indéfinie, aveugle et inconditionnée. Il ne peut donc que se radicaliser dans l’expression où les mots renvoient l’absoluité désirée mais inaccomplie dans le sentir. C’est dans l’expression comme le mouvement même de sublimation que le désir s’accomplit au sens où il se fait le plus absolu et où il se réalise : l’idéalité exprime le monde « un »235, objectif, partageable avec tous, dans une communauté de sujets parlants. Il accomplit la communication espérée                                                                                                                

231 Nature et humanité p. 302 : « Le désir est l’instance de fait qui excède le fait en

direction d’un horizon rationnel. »

232 Ibid.

233 Nature et humanité p. 306 234 Ibid.

235 Nature et humanité p. 302 : « La raison, dans sa double prétention de dire « le »

monde, objectivement et universellement, puise au plus profond, cad au plus archaïque, du désir humain. »

dans le sensible mais jamais accomplie. C’est donc dans le langage que le désir peut finalement réaliser cette union avec l’autre, cet accomplissement mutuel et réciproque.

Le monde de l’idéalité n’est cependant pas celui du désir au sens psychologique ni anthropologique où l’enfant se perçoit partout dans l’espace, tapisse le monde de ses significations. Ce n’est pas le monde du vécu mais le monde tel qu’il apparaît dans sa dimension invisible, comme condition de la visibilité, et ce par le mouvement de l’expression ancré dans la corporéité, qui est mouvement ontologique. La transformation de la généralité en universalité et objectivité suit donc un mouvement déjà à l’œuvre dans la communication sensible entre les corps, qui ne fait que se radicaliser. « L’origine » du langage n’en est donc pas une, l’origine est mythique, toujours déjà là, dans la corporéité humaine, dont le langage est désir. Le désir correspond au mystère de la chair, qui est ce par quoi il y a rapport, symbolisme : « comment et pourquoi y a-t-il Eros, c’est-à-dire rapport de quelque chose qui est à quelque chose qui a à

être, écart »236. Le mystère plus profond de la chair réside donc dans le rapport d’expression qui est le mouvement du désir par lequel deux chairs viennent à être dans un même mouvement qui les rassemble comme faisant partie d’un même monde.

Le langage est donc une radicalisation du désir au sens où le langage assouvit le désir absolu d’incorporation par son pouvoir de réunir deux chairs dans un même monde et donc de les faire être dans une même chair, Être indivis retrouvé et exprimé par le langage. L’expression charnelle pourrait donc être ce par quoi le désir s’accomplit sans se détruire. Il nous reste maintenant à comprendre en quoi pourrait consister cet accomplissement.

Dans le document Merleau-Ponty : une ontologie du désir (Page 118-121)