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Le désir et la chair du monde

Dans le document Merleau-Ponty : une ontologie du désir (Page 97-101)

L’indivision et la chair comme sujet de désir : le désir ontologique

3.3. Le désir et la chair du monde

Si le désir est la matrice de toute relation charnelle, alors il s’agit maintenant de voir en quoi le désir ne s’arrête pas aux relations entre les corps,                                                                                                                

mais s’ouvre au mouvement de l’Être lui-même, c’est-à-dire au monde. Si l’Être est être indivis, alors la chair participe à la chair du monde, elle vit dans un co- fonctionnement avec les autres, puisque le dedans de « ma » chair n’est qu’en étant en rapport avec le dehors, c’est-à-dire autrui, les choses qui ne sont pas moi. Cette primauté du rapport d’être, que nous avons reconnu être un désir, s’étend au sensible lui-même, au monde, le désir peut-il être un mouvement ontologique sans sujet ? Que veut dire cette notion de chair du monde, en quoi consiste-t-elle en une extension du désir ?

Cette ouverture qui caractérise la chair implique que nous ne soyons jamais séparés du monde. La chair du monde est décrite dans le cours sur la nature comme le sensible auquel le corps comme « chose-ouverture aux choses » participe183 et en s’ouvrant le corps laisse le sensible s’introduire en lui-même. Il y a donc une continuation entre ma chair et la chose, les autres, le monde, qui sont tous fait du même tissu charnel. Or Merleau-Ponty définit le désir comme cette « membrure commune de mon monde comme charnel et du monde d’autrui »184.

La membrure commune est ce tissu de chair qui unit les êtres, qui fait que l’être est être indivis. La chair du monde doit être pensée à partir du schéma du corps propre. Elle est l’accomplissement du corps comme symbolisme et donc corps général :

« Le schéma du corps propre, puisque je me vois, est participable par tous les autres corps que je vois, c’est un lexique de la corporéité en général, un système d’équivalences entre le dedans et le dehors, qui prescrit à l’un de s’accomplir dans l’autre. Le corps qui a des sens est aussi un corps qui désire. »185

Tous les rapports que j’entreprends sont généraux car ils sont prolongés, de ma chair, à la chair des choses, des autres corps eux-mêmes appartenant à la même chair du monde. Si le désir est la membrure commune de ma chair à la chair du monde alors le désir s’étend et devient désir ontologique, au sens où il n’est plus celui de quelqu’un, ou désir de quelque chose ou de quelqu’un, mais mouvement naturel de l’Être par lequel s’articulent, se positionnent les êtres. Le                                                                                                                

183 CN p.286 : « Cette chose-ouverture aux choses, participable par elles, ou qui les porte

dans son circuit, c’est proprement la chair. Et les choses du monde en tant qu’elles sont noyaux en elles, qu’elles participent d’elle, qu’elles sont noyées en elle, c’est la chair du monde, le sensible.»

184 CN p.287 : « Le désir considéré au point de vue transcendantal = membrure commune

de mon monde comme charnel et du monde d’autrui. »

dehors de ma chair s’étend au monde. Par conséquent, le désir dans l’être indivis devient mouvement de ce tissu charnel qu’est la chair du monde dans lequel s’articulent les chairs.

Dans Le Visible et l’invisible, où Merleau-Ponty recherche les notions capables de décrire cet Être brut et sauvage sans le positiver, la relation de la chair à la chair du monde relève du même mouvement de réversibilité qui traverse les relations charnelles et le visible et l’invisible. La chair et la chair du monde sont dans une relation de « chiasme ». Par conséquent, la chair du monde est donc une généralisation du rapport de réversibilité du désir et l’investissement qu’est le désir devient investissement ontologique : l’articulation des êtres dans l’Être est aussi présence de l’Être dans les chairs. Le sentir est donc bien un rapport ontologique par le désir qui le transcende, puisque se toucher, se voir est une articulation de l’Être dans lequel tout corps est. La réflexivité du corps qui se voit par le sensible qui s’introduit en lui et corrélative de l’apparaître du voyant pour lui-même et pour le vu, qui n’apparaît que dans cette relation chiasmatique qui est expression de l’investissement ontologique. Le désir est donc mouvement par lequel « je » participe de la même chair du monde que les autres corps, et donc que je suis visible comme les autres, et pour moi-même186. Ainsi, la chair du monde est le sol d’appartenance de toutes les chairs, et en tant que condition de visibilité et d’empiètement des corps les uns dans les autres, elle est l’expression d’un désir généralisé au mouvement de l’Être par lequel les chairs se fait voyants, sujets du sentir. Le désir accomplit ainsi l’indivision charnelle, mais de même l’indivision est sol du désir.

On peut cependant se demander si ce prolongement de ma chair au monde n’implique pas une perte du désir au sens où les choses et les chairs ne me sont plus étrangères mais font aussi partie de ma chair. Puis-je alors les désirer si elles sont en moi comme mon prolongement ? En un sens, nous pouvons répondre que non, puisqu’au contraire c’est parce que ma chair est prolongée que tout d’abord l’intentionnalité doit être un désir et non un rapport d’objet et d’acte. Car l’Être est alors ce qui m’enveloppe, m’entoure, et non ce qui est devant moi, je ne peux pas conséquent le viser comme un objet, mais comme quelque chose qui m’excède et relève de moi-même autant que d’autrui. En outre, c’est parce que je                                                                                                                

suis fait du même tissu que les autres choses, que je ne suis pas séparé et qu’il existe ainsi entre les choses et moi une complicité qui fait que je me sens appelé par les choses, regardé. En outre, se penser comme séparé du monde n’est pas une position naturelle mais le produit de la réflexion. L’attitude naturelle consiste à percevoir, et donc à voir qu’il y a quelque chose. Si la réversibilité du voyant-vu est l’accomplissement de la généralité du corps comme symbolisme, et donc du désir psychologique comme rapport de projection/introjection qui implique une « télépathie »187 des corps, alors l’attachement du corps à une même texture charnelle dont sont faits les êtres et les choses non seulement rend possible une pensée du désir mais le radicalise, puisque toute chair est appelée et investie par le monde en elle, et elle dans le monde. L’indivision de l’Être est donc condition d’un désir. D’où la note de Merleau-Ponty : « voyant-visible : projection- introjection. Il faut qu’ils soient l’un et l’autre abstraits d’une seul étoffe »188. Le

chiasme qui atteint la chair du monde n’entraîne donc pas une perte du désir mais semble au contraire être son sol.

Cependant, on peut se demander s’il est véritablement possible de penser un désir sans « sujet » proprement dit. La chair du monde, le sensible, peut-il véritablement constituer le sentant, la chair ? La réversibilité repose sur le fait que le corps comme chair appartient au monde puisqu’il est fait du même tissu de chair. Si la séparation entre le monde et ma chair n’existe plus, nous pouvons retomber dans un monisme189 qui empêche de penser les relations d’empiètement entre les corps qui ne sont que des articulations de l’Être. Si ma chair appartient au monde, elle y est incluse, elle existe en continuité avec lui. Il devient alors difficile de penser ce que ma chair fait apparaître de plus que le monde auquel elle appartient, et la raison pour laquelle elle rechercherait, par le désir, à se fondre en autrui et s’incorporer autrui. La raison du désir, à cause de l’appartenance radicale de ma chair au monde, peut donc aussi poser problème. Cependant le désir est peut-être à penser sur un mode irréductible à toute pensée causale, toute explication, il est seulement rapport, un rapport sans raison. C’est pourquoi nous dirons, avec Saint Aubert, que la chair est le sol du désir et désir le sol de la chair,

                                                                                                               

187 V.I p.293 188 V.I p. 310

l’un explique l’autre et l’autre explique l’un, de sorte qu’on ne peut penser le désir sans chair ou la chair sans désir dans un cercle dont on ne peut sortir :

« Si cette philosophie de la chair contient une pensée du désir, c’est alors dans le double sens de ce verbe : elle l’enveloppe, mais aussi la retient. Telle une matrice qui n’enfante pas son hôte comme un autre, la chair risque, sur le plan conceptuel, de devenir le tenant-lieu du désir. »190

Bien que l’ontologie posée par Merleau-Ponty suppose que l’initiation du sentir ne soit plus le fait d’un sujet ou d’un corps propre mais d’une chair qui est intriquée dans la chair du monde, un corps général, la note à laquelle nous avons fait référence191 pose le désir comme une intentionnalité. Cependant nous pouvons penser cette intentionnalité sans sujet sans pour autant perdre le désir. Cette intentionnalité est celle non plus d’un sujet mais du sensible qui se sent en moi, ce qui suppose donc que le désir soit celui d’un « ça », d’un inconscient, c’est-à-dire une chair qui est bien quelqu’un, quelque chose, mais qui n’est pas par soi, et qui par conséquent ne sent pas par elle-même mais laisse le sensible se sentir en elle. En pensant ainsi l’intentionnel il reste donc possible d’attribuer au désir une place dans l’ontologie, et il semble au contraire impossible de penser autrement le sens de la réversibilité, la négativité à l’œuvre dans tout sentir. Cette perte du sujet n’implique donc pas la perte du désir mais son absolutisation.

Dans le document Merleau-Ponty : une ontologie du désir (Page 97-101)