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Le départ du pays d’origine

SYNTHESE INTERMEDIAIRE

1. Le départ du pays d’origine

Afin de comprendre les dynamiques de la construction du chez-soi, il est nécessaire de commencer cette partie consacrée à l’analyse avec une vision générale concernant le moment auquel les personnes ont quitté leurs maisons. Chaque personne interviewée a laissé son pays d’origine, son lieu de naissance, c’est-à-dire l’endroit dans lequel la première partie de sa vie s’est déroulée. A un moment donné, des événements graves comme la guerre, la dictature ou la discrimination, se sont imposés dans la quotidienneté de ces personnes, les amenant à prendre la décision de partir. Le choix de quitter son propre pays s’inscrit alors dans des situations décrites par les individus comme trop dangereuses ou insupportables. Plusieurs éléments nous amènent à penser que le départ est perçu comme une migration forcée (Zetter, 2014). Dans les cas analysés, la migration est vue comme la seule solution possible à une situation qui n’est plus supportable.

Semir : La première grenade qu’ils ont lancé est entrée dans les toilettes de ma maison, nous étions dans la cave. Donc on a vu qu’on ne pouvait pas survivre. Alors j’ai pris ma voiture et je suis parti. C’est une décision que tu prends au vol, mais tu la prends en pensant qu’il n’y a pas d’autre choix. Quand tu pars tu penses à sauver la

3 La maîtrise imparfaite de la langue utilisée au cours de l’entretien a rendu ardu le travail de traduction en français et a

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tête, à sauver la vie. Il y a une impulsion dans chaque être humain, quand il voit le péril… il doit partir, ça c’est la première chose.

Tarek : Jamais j’avais pensé de laisser la Tunisie, parce que rien me manquait, ma famille allait bien… je suis parti de force, parce que tu dois, tu n’a pas le choix. La seule solution que j’ai trouvé a été celle de quitter le pays. J’ai accepté mon destin, qui était déjà écrit… tu ne peux pas y échapper.

A partir des récits des enquêtés, nous voyons qu’à la base de leur situation il y a l’idée de nécessité : ils racontent leur départ en soulignant qu’ils sont face à quelque chose qui échappe à leur contrôle, qui crée des conditions défavorables compromettant leur qualité de vie et les mettant en danger. L’impression générale est celle de ne pas avoir le choix : la migration est vue comme la seule solution aux conditions précaires dans lesquelles les personnes sont venues se retrouver et dans lesquelles elles estiment difficile, voire impossible, de vivre en sécurité. Les enquêtés laissent entendre que dans leur décision de partir il y a eu peu de marge de manœuvre. L’idée d’un destin déjà écrit, comme le remarquent Tarek (‘j’ai accepté mon

destin, qui était déjà écrit’) et d’autres personnes, souligne l’impuissance ressentie face aux

événements vécus, et l’incapacité de s’y opposer. Les gens sont poussés par un certain instinct de survie, qui les incite à prendre cette décision, comme le souligne Semir dans l’extrait choisi (‘tu penses à sauver ta tête’). Dans la plupart de cas analysés, le départ est le fruit d’une décision très rapide, particulièrement en ce qui concerne les situations de guerre. La possibilité de se préparer étant souvent restreinte, les personnes partent avec le minimum vital. Dans cette situation, les affaires personnelles sont sélectionnées déjà en réfléchissant à une stratégie migratoire.

Ilda : J’ai amené seulement des choses pour les enfants, une chemise, un pyjama… pour moi je n’ai rien pris, aussi pour ne pas attirer l’attention à la douane.

José : C’était une petit valise. On avait peur que… tu sais s’ils te contrôlent la valise, pourquoi celui-ci amène cette chose, qu’est-ce que cela veux dire… un livre de Neruda jamais, au grand jamais on pouvait l’amener, bref… j’aurais amené la littérature, mais on a fait attention aussi à cela.

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eux, le support d’un savoir sur soi » (Tisseron, 1999a, p. 21), ils sont prêts à symboliser nos états intérieurs et notre appartenance au monde. Dans ce cas, un livre de Pablo Neruda n’est donc pas simplement un livre si mis dans les mains de quelqu’un qui est contre la dictature de Pinochet au Chili4. L’objet symbolise ainsi des convictions et des émotions liées à celui qui le possède.

La famille constitue un autre élément soulevé par les enquêtés, soulignant le caractère impératif du départ. Dans plusieurs cas, l’unité de la famille et les responsabilités qui en découlent sont au centre du récit. En effet, elle joue un rôle primordial dans les différentes phases du processus migratoire et est fortement impliquée dans la décision de partir (Wanner & Fibbi, 2002).

Semir : Mais l’âme et le cœur étaient avec la pensée que tu dois sauver la famille et qu’il faut rester unis. Tu ne penses pas à toi-même, mais à ta famille, que tu dois encourager.

Semir souligne son complet dévouement envers sa famille, qui représente sa préoccupation majeure dans le processus de migration. Il convient de préciser que l’extrait de Semir ne constitue ici qu’un exemple. En effet, la question familiale est placée, sans exception, au centre du discours de chaque enquêté. La famille est ainsi un élément primordial dans un départ qui laisse les gens dans une condition de perte de repères et de confusion. Dans ce moment les personnes prennent conscience qu’elles quittent leurs foyers en laissant ce qui était pour elles, jusqu’à ce jour, « taken for granted » (Zittoun, 2007a, p. 190).

José : Il y avait incertitude quand on est parti, il y avait la peur de ne pas savoir reconnaître, de se perdre… un certain égarement… toujours le suspect, la question « où on ira ? », l’inconnu qu’il y avait les yeux.

Tarek : Devant moi il y avait du noir, aucune idée, qu’est-ce que je fais ? La fenêtre que tu trouves… tu dois y entrer, tu ne sais pas ce qu’il y a dans la fenêtre, c’est comme mettre la main dans un trou, peut-être tu prends un serpent, peut-être pas… mais tu dois prendre quelque chose.

Le défi est celui de quitter un foyer qui, avant que les événements comme la guerre ou la dictature ne s’imposent, était fournisseur de sécurité et de tranquillité. José note l’incertitude qui se pose au moment de laisser le monde connu pour aller vers l’inconnu. Il se rend compte que l’avenir est très incertain et il est ainsi pris par un sentiment d’inquiétude et de préoccupation. L’image du noir devant les yeux, évoquée par Tarek, rend bien compte de ces

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sensations. Même s’il affirme être intimidé par des perspectives incertaines, il ressent la nécessité de continuer (‘tu dois prendre quelque chose’).

En ce qui concerne le choix de la Suisse comme pays d’accueil, nous avons noté que différents facteurs interviennent dans la décision. Souvent les enquêtés affirment avoir choisi cette destination en raison des relations avec des parents ou des connaissances déjà installées sur le territoire. Dans d’autres cas, le choix de la Suisse est déterminé par la Croix Rouge. Dans certaines situations, il arrive également que la destination ne soit pas définie préalablement. Un des enquêtés souligne par contre une situation qui se distingue des autres.

Davit : Je m’étais beaucoup informé, à la radio, j’ai beaucoup lu… et je considérais la Suisse comme le pays le plus démocratique et libre du monde. La Suisse était le pays idéal pour se réaliser, pour être en sécurité.

Davit explique que la décision d’aller en Suisse a été beaucoup réfléchie. Il a des attentes importantes envers ce pays et l’imagine comme garant d’un futur meilleur. Cette vision est déterminée par les informations qu’il a pu recueillir à travers la radio et ses lectures. Nous pouvons lier ces affirmations au concept d’imaginaire géographique. Selon ce dernier, « de grands schémas stéréotypiques d'interprétation du monde propres » (Piguet & de Coulon, 2010, p. 12) entrent en jeu dans la décision de migrer. Ces schémas peuvent être véhiculés par les médias, par des discours sociaux, par d’autres expériences migratoires, etc. L’idée que les migrants se font du pays d’accueil est ainsi construite dans un imaginaire propre à chacun, contribuant à créer des attentes, qui peuvent être confirmées ou démenties une fois arrivé à destination.