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SYNTHESE INTERMEDIAIRE

3. Les ruptures

3.2 La rupture professionnelle

Une autre dimension fondamentale identifiée dans le processus des ruptures est celle de la vie professionnelle. Avant d’arriver en Suisse, la plupart des enquêtés possédaient une vie satisfaisante au niveau professionnel, ou réalisaient les études dans la branche souhaitée. Le

Laura Genini - Analyse - Mémoire de Master

 

travailler, de faire quelque chose de bien, il y a une franchise dans le travail, tandis que de l’autre coté c’est pas ça. Quand tu demandes de te faire quelque chose on ne te fais même pas ça, ou on ne fait pas bien.

Julia : Ce qui m’impressionnait beaucoup, c’est que j’avais la sensation qu’ici on vivait pour travailler, tandis que là-bas on travaillait pour vivre. Et pour moi c’était très bizarre.

Les procédures et l’organisation sont différentes par rapport à ce qu’ils ont connu jusqu’à ce jour. Les changements peuvent être vus de manière positive ou négative. En effet, Koffi met l’accent sur la franchise dans le travail en Suisse, alors que Julia remarque la différence de valeur accordée au travail. Pour beaucoup d’enquêtés, le changement le plus dur coïncide avec l’interruption de l’activité exercée jusqu’au moment du départ.

Davit : Nous avons fondé cette association qui a eu beaucoup de succès. Une association que nous avons créé nous-mêmes, vraiment comme un fils. Cela me manquait vraiment beaucoup, ça j’ai vraiment souffert.

Par exemple, pour Davit, l’association politique de jeunes dans le pays d’origine, dont il était membre fondateur, représentait une activité extrêmement importante, au point qu’il la décrit comme ‘un fils’. Arriver en Suisse et ne plus pouvoir y participer devient une source de mal- être et de tristesse. Un sentiment de rupture se manifeste ainsi clairement au niveau de la vie professionnelle. Il est nécessaire de souligner que le travail est central dans le processus d’installation des migrants. Il est « un lieu fondamental d’insertion […], dans la mesure où il constitue le lieu de légitimation de [leur] présence dans le nouveau contexte » (Fibbi, Kaya, & Piguet, 2003, p. 9). Le travail fournit une position sociale à l’individu et représente un lieu où s’articule un système de relations humaines (Fibbi et al., 2003). Sur le plan du travail, les migrants se trouvent souvent dans une situation défavorable à cause de « la fragilité éventuelle du titre de séjour, la maîtrise parfois imparfaite de la langue, des difficultés à faire reconnaître les diplômes acquis dans le pays d’origine » (Piguet, 2009, p. 41). Comme le révèlent plusieurs enquêtés, trouver un emploi n’est pas une tâche aisée ; l’extrait suivant en illustre la difficulté.

Maryam : J’ai dû étudier car je n’avais pas un document. Bon, j’étais diplômée, mais mon diplôme n’était pas reconnu ici en Suisse. J’ai du refaire, j’ai fait cette école pour reconnaître mon diplôme, de manière à pouvoir être payée comme une personne diplômée quand je travaille. Ça a été la première difficulté.

Laura Genini - Analyse - Mémoire de Master

 

Suisse. La perte du statut que la personne recouvrait au sein de la société s’insère dans une dynamique de perte de reconnaissance. Maryam doit alors recommencer une école, avec toutes les difficultés que cela implique. Cette problématique, courante dans de nombreux cas de migration, est largement étudiée par les chercheurs. Comme le démontre une recherche de Pecoraro (2005), les migrants peu qualifiés ne sont pas les seuls à avoir des difficultés sur le marché de l’emploi. En effet, certains migrants hautement qualifiés rencontrent des obstacles pour exercer une activité correspondant à leur formation. Malgré leur métier et la formation acquise dans le pays d’origine, ils n’arrivent pas à avoir le même niveau de vie professionnelle, du moins pas toute de suite. Dans le processus de transition (Zittoun, 2012b), il y a ainsi un changement de la place de la personne dans l’environnement professionnel et social, qui engendre une renégociation des rôles et de son statut. Comme le montrent les deux prochains extraits, ces nouvelles expériences peuvent également impliquer un changement de l’image de soi (Zittoun & Perret-Clermont, 2001).

Julia : Nous avons commencé à travailler comme ouvriers, tu sais, nous étions une famille de classe moyenne, on était bien, j’étudiais à l’université, je faisais une vie de jeune fille, si tu veux aussi un peu intellectuelle, dans l’ambiance universitaire. Et arriver ici, travailler à l’usine, se réveiller à 5 heures, il y avait la neige, le froid, c’était très dur, une chose très difficile à accepter. En travaillant à l’usine ça m’arrivait de demander aux ouvriers de m’expliquer les tâches à faire, et comme je ne savais pas la langue, il était compliqué de m’expliquer ce que je devais faire, alors on me disais « va passer le balais, va nettoyer ». Non ! Mais pourquoi je dois aller nettoyer, je ne nettoie pas, alors tu m’expliques.

Koffi : C’était dur, je ne me voyais pas faire autre chose, je me dis, j’aime l’enseignement, j’aime enseigner, j’aime donner. C’était devenu un grand problème pour moi ne pas pouvoir enseigner. L’enseignant c’est comme un petit dieu dans mon village, là où j’enseignais partout je passais… « Oh il est là » tout le monde disait, tu vois ? Tu quittes ce monde là, et tu viens ici, tu vois le choc que ça crée.

L’exemple de Julia souligne la différence entre le monde de l’université dans lequel elle était insérée quand elle était dans son pays d’origine, et le monde de l’usine, auquel elle est confrontée à son arrivée en Suisse. Le décalage qui existe entre les deux univers est dur à accepter et place Julia dans une situation d’infériorité, alors qu’elle possède des capacités et

Laura Genini - Analyse - Mémoire de Master

 

ici, ne pas pouvoir exercer la même profession et perdre toute la reconnaissance et le statut qu’il avait acquis dans son pays d’origine, met en évidence d’une part, l’ampleur de la rupture professionnelle et, d’autre part, la renégociation de son rôle et de sa place dans la société (Zittoun & Perret-Clermont, 2001).