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Chapitre 3 : CADRE THEORIQUE

3.2 Le concept de ventriloquie

La ventriloquie est un concept développé par Cooren (2010b) dans la continuité des réflexions sur la communication organisationnelle du courant de pensée de l’Ecole de Montréal. Les bases théoriques de ce concept se situent dans un premier temps autour de l’ethnométhodologie de Garfinkel, puis s’insère dans la théorie de l’acteur réseau avec une considération éminente pour les interactions. Ajoutons que cette réflexion ne serait pas sans la contribution d’Austin et sa théorie sur les actes de langages qui amène le postulat de la performance et de l’action des mots, du langage dans les interactions (Cooren & Bencherki, sous presse). Le concept de ventriloquie est présenté et défini de la sorte :

La notion de ventriloquie, [est] conçue métaphoriquement comme le processus par lequel des interlocuteurs animent et font parler des êtres (que je propose d’appeler figures, le nom que les ventriloques utilisent pour parler des mannequins qu’ils manipulent), êtres qui sont eux-mêmes censés animer

ces mêmes interlocuteurs en situation d’interaction. (p. 1/2, Cooren, 2010b)

Il est donc question, avec la notion ou le concept de ventriloquie, de s’intéresser aux figures que mobilisent les interlocuteurs au sein de l’interaction. En ce sens et comme le dit Cooren (2010a), cette notion permet d’approcher une dimension plus profonde de l’interaction et plus profonde de ses acteurs, car : « interagir, c’est faire parler des figures, figures qui sont censés certes nous animer, mais que nous animons aussi implicitement ou explicitement pour ordonner la conversation de telle ou telle manière » (p. 24). Il est donc à noter que ce concept prend tout son sens lorsqu’il est utilisé dans le cadre d’une analyse de conversation. De la sorte, il peut être très utile pour une recherche qui s’intéresse à décrypter ce qui se passe dans une interaction et plus précisément ce que font les acteurs.

L’idée est donc ici de considérer que dans nos conversations nous faisons appel à des figures en les invoquant, de façon implicite ou explicite, pour les faire parler, les ventriloquiser, ajoutant ainsi leur force à notre propos. Mais, il apparaît aussi que nous sommes en quelque sorte des marionnettes et que si nous parlons, c’est aussi que nous sommes agis nous-mêmes. Ainsi comme le dit Cooren (2010b) suite à l’analyse d’une interaction filmée dans le cadre d’une recherche sur l’organisation Médecins Sans Frontières :

Parler au nom de MSF (ce que lui permet son statut), c’est donc être (officiellement) mue par les intérêts de cette organisation, c’est les traduire, les re-présenter, les présentifier pour une autre première fois. […] Faire parler ou ventriloquiser la figure d’une organisation, c’est donc aussi et surtout faire parler ses intérêts, tels que traduits et compris au moment même de l’interaction, dans son eccéité. (p.16/17)

Revenons un instant sur la définition d’une figure ou d’un être dans le cadre de cette métaphore de la ventriloquie. Il s’agit de principes, de valeurs, d’idées, d’idéologies, de normes, de lois, de règlements, de procédures, de statuts, d’organisations, de groupes, de sociétés ou de personnes (Cooren ; 2010a ; 2010b). Il est donc question de répertorier et d’examiner tous les acteurs humains et non- humains qui agissent dans l’interaction, dans son ici et maintenant de la situation et qui l’influencent. Ainsi, par exemple, invoquer un principe, c’est en quelque sorte se l’approprier et l’incarner. En termes d’identité, c’est donc être identifié par son ou ses interlocuteurs par ce même principe. Cet exemple est valable pour tous les acteurs humains ou non-humains qui peuvent être appelé à participer directement ou indirectement, implicitement ou explicitement, à la conversation. De plus, il existe une réciprocité dans l’action des figures/êtres auxquelles on fait appel dans nos conversations :

Ventriloquism is also interesting as a metaphor for communication because people can alternatively position themselves or be positioned as the figure or the ventriloquist, a vacillation or oscillation that is typical of this type of phenomenon. (Goldblatt, 2006 ; cité dans Cooren & Bencherki, sous presse)

En effet, au même titre que l’on anime quelque chose ou quelqu’un, celui-ci nous anime aussi : « Ils agissent dans la mesure où on les mobilise/anime/meut/enrôle et où ils nous mobilisent/animent/meuvent/motivent. » (p.13/14, Cooren, 2010b). Ainsi si dans une conversation, je me présente comme étant d’une certaine nationalité, par la même occasion je reçois tous les attributs de cette nationalité et l’incarne aux yeux de mon ou mes interlocuteurs.

construction de l’identité organisationnelle dans les interactions du quotidien permet de s’extraire d’une vision réductrice de la conversation qui ne considère que les seuls interlocuteurs présents physiquement. Aussi, reconstruire les effets de ventriloquie dans une conversation, c’est déconstruire la scène interactionnelle pour rendre compte de son entièreté et lui redonner toute sa dimension visible et surtout invisible (Cooren & Bencherki, sous presse).

3.3 La présentification

Comme nous l’avons vu, les chercheurs de l’Ecole de Montréal considèrent que le collectif se bâtit avec tout ce qui parle et agit en son nom et c’est par ce biais qu’ils amènent l’idée de présentification dans les organisations. Ainsi, selon Cooren (2006) :

Acting in the name of others thus amounts to making these others present, a sort of ‘presentification’ that, as we will see, tends to solve the conundrum of the mode of being of societies and organizations. According to this approach, a collective entity like a group, organization, or society exists through all the entities that act or speak on its behalf. (p. 83)

Le concept de la présentification qui est utilisé dans le cadre des études réalisées par les chercheurs de l’Ecole de Montréal sert de lentille dans l’observation des organisations (Brummans et al., 2009). S’inspirant de Gumbrecht (2004), les penseurs de cette école définissent la présentification organisationnelle comme un concept qui renvoie à la manière dont une organisation est rendue présente par le biais d’agents humains et non-humains qui sont, eux-mêmes, dans un processus

d’interaction (Cooren, Matte, Taylor & Vasquez, 2007). L’idée de présentification permet donc de voir comment l’organisation s’incarne par l’entremise des acteurs humains et non-humains qui la mettent en scène implicitement ou explicitement (Cooren, 2006). Les acteurs humains peuvent mobiliser des acteurs non-humains et parfois aussi d’autres acteurs humains (Cooren et al., 2008).

Cette idée d’incarnation qui rappelle aussi l’idée de parler ou d’agir au nom de, est décrite ainsi :

The incarnation that enables presentification occurs through the interplay between spoken and written language (conversations, speeches, documents, memos, posters), nonverbal language (gestures, symbols), context (circumstances, previous interactions), and materialities (costumes, buildings, desks, computers). (Brummans et al., 2009, p. 104)

Cependant, même si l’on considère que toute entité peut potentiellement être l’agent d’une autre entité, il faut prendre en compte le fait que dans le cadre d’une organisation, certains agents ont plus de visibilité ou d’importance que d’autres.

Comme nous l’avons vu, présentifier une organisation, c’est la rendre présente. En ce sens, on peut aussi rendre présent son identité, celle-ci s’incarnant dans des acteurs humains (employés, directeurs, porte-parole, …) et non-humains (vêtements, logo, bâtiments, …) qui sont censés la manifester. On notera d’ailleurs qu’il n’y a pas une incarnation, mais bien plusieurs, plusieurs agents ayant potentiellement un rôle de représentation à jouer au sein du collectif. Ainsi, l’organisation est re-produite selon les nombreuses présentifications censées l’incarner. Comme le précisent Cooren et al. (2008) :

Our study indicates that the ways in which an organization’s presence is produced can never be fully controlled by the organization itself (i.e. by its representatives), because organization presentification results from the interplay between a number of human and nonhuman interactants. Going one step further than Gumbrecht (2004), we thus argue that an organization’s (or individual’s) presence is always a co-production. (p. 1346)

Dans le phénomène de présentification et d’incarnation, il y a aussi l’idée de performance, qui se manifeste par la traduction, l’interprétation, la transaction et surtout, en ce qui nous concerne dans cette étude, la co-construction (Cooren et al., 2008).

D’un point de vue communicationnel, cette présentification organisationnelle, dans le cas de l’organisation Médecins Sans Frontières, se manifeste surtout selon des narratifs produits par les membres de l’organisation, narratifs qui les apparentent à des héros, alors que les non-membres passent alors soit pour des adjuvants, soit pour des opposants (Cooren et al., 2008).

La revue de littérature nous a montré que l’identité organisationnelle se construit de façon quotidienne et qu’elle fait l’objet de négociations constantes à travers les interactions. On peut donc considérer que l’organisation se présentifie dans l’interaction à travers les valeurs, les principes, les arguments, les documents qui sont censés incarner son identité, sa mêmeté. Nous allons donc nous concentrer sur les interactions au quotidien pour comprendre la construction du « soi » d’une organisation, à travers ses incarnations exprimées par le langage. Afin de justifier l’étude de l’identité organisationnelle par le biais de l’analyse du discours en interaction, nous nous baserons sur l’idée d’agentivité développée par Cooren

(2006) : « In a world full of agencies, an organization’s identity can thus be understood through all these entities that can act and speak in its name » (p. 83).

Afin d’analyser empiriquement comment l’identité organisationnelle s’incarne dans la construction interactionnelle, nous proposons d’étudier l’organisation Médecins Sans Frontières. Pourquoi cette organisation ? Notamment parce que c’est l’une des seules ONG à but humanitaire d’envergure internationale, avec une identité complexe et des tensions entre sa cause et ses impératifs stratégiques. Mais aussi, parce que dès sa création, elle clame haut et fort dans les médias qu’il faut aider les populations en souffrance sur le terrain de leur drame, en envoyant des médecins, mais aussi des caméras, pour dénoncer la réalité de leur détresse aux yeux du monde. Les représentants de cette organisation ont donc a priori conscience du pouvoir des mots et des images, lesquels sont des éléments majeurs dans la constitution de l’identité d’une organisation. Toutes ces raisons m’amènent à penser que l’organisation Médecins Sans Frontières semble être un cadre d’étude très intéressant pour une recherche sur la construction de l’identité organisationnelle. En outre, il existe déjà un corpus de données (vidéos d’une mission de Médecins Sans Frontières en République Démocratique du Congo) qui est mis à notre disponibilité pour notre recherche par François Cooren, mais nous y reviendrons plus tard.

Chapitre 4 : PRESENTATION DU CAS & METHODOLOGIE

S’intéresser à la question de l’identité organisationnelle et la façon dont celle- ci est construite nous a conduit naturellement vers une démarche de recherche de nature qualitative. En effet, dans un contexte organisationnel, l’approche qualitative a tendance à mieux rendre compte de la réalité humaine dans toute sa complexité. L’intérêt de notre recherche est de nous interroger sur la façon dont est construite l’identité organisationnelle dans les interactions quotidiennes. Au cours de cette recherche, notre attention va se porter sur le quotidien de l’organisation Médecins Sans Frontière (MSF), qui s’avère être un riche cas pour notre étude. Aussi, l’approche ethnographique (Schwartzman, 1993) semble être un outil approprié pour nous guider dans notre recherche. Cette démarche prend racine au sein de l’ethnographie, une méthode qui me paraît appropriée pour réaliser une étude sur la construction identitaire. L’ethnographie s’attache à l’étude analytique et descriptive des mœurs ou des façons d’agir et d’être d’une population déterminée, d’un groupe. Les préceptes de l’étude ethnographique peuvent être présentés comme suit :

Il s’agit : de tenter de comprendre les phénomènes sociaux, à partir des rapports qui s’établissent entre les individus plutôt que d’étudier ces phénomènes à partir d’hypothèses préétablies ; de laisser parler les données, c’est à dire de ne pas faire l’analyse à partir de codes et de catégories conceptuelles préétablis, mais à partir des données recueillies ; d’analyser un nombre restreint de cas, ou même, dans certaines circonstances, un seul ; de fonder l’analyse des phénomènes sociaux sur l’interprétation du sens à donner aux actions humaines, plutôt que sur une quantification statistique des

données recueillies (pp. 75-76, Guérin-Lajoie, 2006 ; voir aussi Atkinson & Hammersley, 1994).

Après avoir décrit le cas de notre étude, c’est-à-dire l’organisation Médecins Sans Frontières (MSF), nous présenterons la démarche que nous avons adoptée pour collecter nos données, faire une sélection parmi celles-ci, pour finir par leur interprétation, à l’aide de l’analyse de conversation.