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Chapitre II : Cadrage théorique :

2. Le colonialisme linguistique

Notre propos ici porte sur la gestion des langues et sur l’un des premiers objets d’étude de la sociolinguistique : le plurilinguisme. Les langues se trouvent contraintes de s’adapter aux changements, cette adaptation se traduit par la création de nouvelles unité linguistiques (néologisme) ou par le recourt à l’emprunt aux autres langues. Ces adaptations semblent à première vue naturelle et passent inaperçues tranquilles alors que beaucoup de peuples entreprennent des luttes juridiques ou même militaires le maintien de leurs langues et pour que leurs droits linguistiques soient reconnues.

Ces luttes que Calvet appelle guerres des langues110 sont la conséquences d’une idéologie diglossique liée à la multiplicité des langues dans le monde. Néanmoins, on voit un intérêt tardif chez les linguistes pour ce phénomène qui est dû à l’orientation et impérative méthodologique saussurienne qui dit que la linguistique a pour unique et véritable objet d’étudier la langue en elle-même et pour elle-même, ce qui a amené naturellement les linguistiques à éliminer de leurs préoccupations les communauté complexes : le bilinguisme, le plurilinguisme et les contacts de langues.

La citation qui va suivre tirée de livre de Maalouf, les identités meurtrières, résume à merveille tout l’intérêt et l’objectif de notre présent travail de recherche.

« A toutes les époques, il s’est trouvé des gens pour considérer qu’il y avait une seule appartenance majeure (…) supérieure (…) qu’on pouvait légitiment l’appeler « identité ». Pour les uns, la nation pour d’autres la religion, ou la classe. Mais (…) aucune appartenance ne prévaut de manière absolue. Là où les gens se sentent dans leur foi, c’est l’appartenance religieuse qui semble résumer leur identité entière. Mais si c’est leur langue maternelle et leur groupe ethnique qui sont menacés, alors il se battent farouchement contre leurs propres coreligionnaires (…) parmi les éléments qui

110 La guerre des langues et les politiques linguistiques, Ed Hachette, Paris, 2009 (Payot, 1987 pour la première édition)

constituent l’identité de chacun, une certaine hiérarchie, celle-ci n’est pas immuable, elle change avec le temps et modifie en profondeur les comportements »111

Jean-Louis Calvet, dans son livre Linguistique et colonialisme112 postule pour

une double relation entre linguistique et pays coloniaux et néocoloniaux « une relation de production partielle, au plan idéologique et une relation de description »113. Il fixe pour objectif, d’abord de monter comment une vision de la communauté proposée par des études linguistiques a été utilisée pour justifier les entreprises coloniales.

Ensuite de démonter le lien entre des approches des langues constituées à partir de la Renaissance et le phénomène d’expansion coloniale : « Ce lien sera alors étudié dans ses traductions idéologique et politiques, avec en toile de fond le devenir historique de la péjoration systématique de la langue de l’autre : le racisme et colonialisme. »114.

Pour Calvet, ce phénomène est toujours d’actualité mais sous une autre appellation masquée pseudo-indépendance or le néo-colonialisme. Il poursuit en insistant que c’est un combat « pour l’homme, pour son droit à l’existence au centre de sa culture, pour son droit à la vie dans une vie qu’il se choisit »115.

Dans ce présent chapitre, nous allons d’abord répondre à des problèmes généraux : norme, variation, bilinguisme, diglossie, plurilinguisme et gestion de plurilinguisme or le conflit linguistique.

Et dans une perspective diachronique, nous essayons de projeter le concept de colonialisme linguistique et ses retombés sur la région d’El Milia (toile de fond de notre travail de recherche).

111 Maalouf Amin, les identités meurtrières, Ed Grasset & Fasquelle, 1998, p 19-20. 112 Linguistique et colonialisme, petit traité de glottophagie, Ed Payot, Paris, 1974

113 Calvet Jean-Louis, Linguistique et colonialisme, petit traité de glottophagie, Ed Payot, Paris, 1974, p8 114 Ibid, p10

2.1 Bilinguisme et diglossie :

La sociolinguistique est un secteur de recherche nouveau dont l’étude des communautés plurilingues constitue l’une de ses plus importantes contributions. Or longtemps considéré par les linguistes comme exceptionnel, le bilinguisme semble être majoritaire. Le premier linguiste à avoir mené des recherches sur le bilinguisme est Uriel Weinreich dans les années cinquante. Il consacre, dans son livre publié en 1953, sous l’intitulé language in contact tout un chapitre aux aspects sociaux de bilinguisme.

On part, dès lors du principe qu’un Etat complètement unilingue, homogène linguistiquement, n’existe pas. Des études sur ce phénomène vont se multiplier. Toutefois, les ambiguïtés de la notion se maintiennent encore, un flou terminologique. Pour certain son usage est dédié à « l’utilisation de deux langues, et distinguent les situations de bilinguisme, de trilinguisme, de quadrilinguisme et de plurilinguisme »116, pour d’autres, ils utilisent le terme bilinguisme en toute circonstances car « toutes les questions touchant la présences de deux langues dans la société et dans l’individu sont applicables à trois, quatre, cinq langues ou plus, font de bilinguisme un terme générique »117.

Hamers et Blanc118 distinguent quant à eux, entre bilinguisme et bilingualité ; le bilinguisme serait alors un état d’un individu ou d’une communauté qui réfère à la présence simultanée de deux langues, alors que bilingualité est l’état psychique d’accessibilité à deux codes linguistiques et leurs corrélas langagiers, cet état varie sur un certain nombre de dimension :

Comment ses deux langes sont-elles codées dans l’esprit de bilingue ? cette question (de la bilingualité) a fait l’objet d’études psycholinguistiques du bilinguisme (…) on a prétendu trouvé deux types de codifications associatives (le type mixte …), quand il y a

116Marie-Louise Moreau, Op. cit, p61 117 Id.

association d’un mot avec son équivalant dans l’autre langue (petit déjeuner= breakfast) par opposition au type parallèle (…) quand il y association avec deux types de repas différents. Toutefois, la possibilité de classifier ainsi le bilinguisme est devenue fort discutable.119

Alors que de nombreuses mythes entourent le bilinguisme, on a le droit de poser la question : qu’est-ce qu’être bilingue ? Des définitions opératoires dans une perspective sociolinguistique ? Une telle démarche ne serait envisageable que quand on se débarrasse de certaines représentations de l’être bilingue : plusieurs recherches se sont focalisées sur les avantages et inconvénients du bilinguisme et semblent, en effet, avoir peu de choses avec le bilinguisme en tant que tel.

Il faut, d’abord, selon François Grosjean, considérer le bilinguisme comme un fait naturel, selon lui, un bilingue est la personne « qui se sert régulièrement de deux langues dans la vie de tous les jours et qui possède une maitrise semblable et parfaite des deux langues »120. On se retrouve avec cette définition avec les notions, langue forte (la mieux maitrisée) langue faible et bilinguisme dominant.

Si nous retenons la définition de Grosjean (on se base sur l’usage régulier dans la vie quotidienne et le besoin de communication), est donc bilingue : celui qui présente une maîtrise différenciée de deux langues ; et aussi bilingue celui qui comprend deux langues (un bilinguisme récepteur).

On distingue différentes formes de bilinguisme (le tableau ci-dessous) selon le niveau de compétence dans chaque langue, l'âge d'acquisition, la présence de la seconde langue dans la communauté et le statut relatif des langues :

Bilinguisme précoce simultané

apprentissage et développement de deux langues dès la naissance qui génère un bilinguisme fort

Bilinguisme précoce consécutif

apprentissage partiel d’une langue suivi d’une seconde durant la petite enfance avec un développement langagier en partie bilingue

119 Marie-Louise Moreau, Op. cit, p63

120 Grosjean F. life with two language : An introduction to Bilinguism, Cambridge, Massachuseds, London Harvard University Press, 1982

Bilinguisme tardif

La langue seconde est apprise après l’âge de 6 ans, il est distinctif du bilinguisme précoce et son développement est basé sur les connaissances de la L1

Bilinguisme additif

apprentissage des deux langues de façon équivalente autant sur le plan de la communication que de la compréhension, les deux langues coexistent

Bilinguisme soustractif

apprentissage de la langue seconde au détriment de la L1, il y une baisse de la compétence de la L1

Tableau121 récapitulant l’âge d’acquisition d’une langue et son influence sur la compétence du bilingue vrai bilinguisme

(bilinguisme idéal)

le locuteur peut s’exprimer de façon équivalente sur tous les sujets dans une langue comme dans l’autre (maîtrise tous les registres)

semi-linguisme aucune des langues n’est maîtrisée comme un locuteur natif équilingue connaissance des deux langues équivalente, mais non identique à

celle du locuteur natif

diglossie chaque langue est utilisée dans un contexte spécifique bilinguisme

passif

Compréhension d’une langue seconde sans la parler

Tableau122 récapitulant le degré de maitrise de des langues et son influence sur le type de bilinguisme Depuis les travaux de Weinreich le concept de biliinguistisme est consolidé comme une expression de réalité sociale en le remplaçant au niveau du groupe ou d’une communauté. Au premier abord, une distinction entre le bilinguisme social, dans lequel deux langues sont en contact à l’intérieur d’une communauté donnée et se superpose selon des catégories ethnique ou sociales, et le bilinguisme individuel comme une caractéristique individuelle.

Mettre l’accent sur les aspects sociologiques de ce bilinguisme social a nécessité la formation d’un nouveau concept dans une tentative de caractériser, d’une manière précise, certaines communautés linguistiques.

121 Daviault, Diane. L’émergence et le développement du langage chez l’enfant. Chenelière Éducation, Montréal, 2011 cité in : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bilinguisme#cite_note-4

122 Paradis, M. Bilinguisme. Dans R. Jean A., & J.-P. Thibaut, Problèmes de psycholinguistique, Mardaga, Bruxelles, 1987, p 421-489

Charles A. Ferguson a introduit le terme de diglossie pour rendre compte de sociétés dans lesquelles deux langues coexistent en remplissant des fonctions communicatives complémentaire. C’est-à-dire, une situation sociolinguistique où deux langues sont parlées (en contact), mais chacune selon des modalités très particulières. C’est sur la nature de ces modalités, leur acceptation et leur permanence que les avis divergent. « L'utilisation de ce concept mène à une modélisation de la situation linguistique centrée autour de l'opposition entre variétés « haute » et « basse » de langage »123.

Il y a diglossie lorsque deux variétés de la même langue sont en usage dans une société avec des fonctions socioculturelles certes différentes mais parfaitement complémentaires « dans sa plus grande extension, le concept de diglossie est utilisé pour la description de situations où deux systèmes linguistiques coexistent pour les communications internes à cette communauté»124. L’une de ces variétés est considérée « haut » (high) donc valorisée, investie de prestige par la communauté : elle est essentiellement utilisée à l’écrit (dans la littérature en particulier) ou dans des situations d’oralité formelle, et elle est enseignée. L’autre, considérée comme « basse » (low), est celle de communications ordinaires, de la vie quotidienne, et réservée à l’oral car « l’égalité entre les langues est impossible, même entre langues de prestige égal »125

Une situation est diglossique, selon Ferguson, si elle remplit un certain nombre de critères linguistiques et sociolinguistiques et il « restreint l’usage du concept aux cas de contact de deux langues génétiquement apparentées »126.

 Les critères linguistiques :

a) Grammaire : une différence entre la variété Haute et la variété Basse se situe au niveau des structures grammaticales : B est considérée comme plus simple que H.

b) Lexique : une grande partie de lexique est commune à H et B, néanmoins des termes techniques et savants n’ont pas d’équivalents en B, de même que les termes pour des désigner des objets familiers de la vie courante n’ont pas d’équivalent en H.

123 Henri Boyer, Langues en conflit : Études sociolinguistiques, Paris, L'Harmattan, 1991, p274 124 Marie-Louise Moreau, Op. cit, p125

125 id 126 Ibid, p126

c) Phonologie : les différences phonologiques sont difficiles à cerner cela est dû au multiplicités et spécificités de situations diglossiques, toutefois ces différences sont grandes en arabe (essentiellement dans le nord-africain)  Les critères sociolinguistiques : en nombre de six :

a) Les domaines d’emploi ou répartition des fonctions : nous allons reprendre le tableau des domaines d’emploi livré par Ferguson dans son célèbre article.

Situations H B

Sermons, culte

Ordres aux ouvriers, aux serviteurs Lettres personnelles

Discours politiques Cours universitaires

Conversations famille, amis Informations, médias Feuilletons

Textes des dessins humoristiques Poésie Littérature populaire + + + + + + + + + + +

b) Le prestige : les locuteurs attribuent à H des valeurs esthétiques (H est considérée noble, supérieure) alors que ces représentations qu’ils s’en font ne correspondent pas à la réalité.

c) L’héritage littéraire : H est généralement le support d’une littérature ancienne et abondante. Tout son prestige repose en grande partie sur cela.

d) L’acquisition : la variété B est la langue de première socialisation pour les locuteurs alors que H est systématiquement apprise à l’école.

e) Standardisation : les études grammaticales sont nombreuses sur la variété H alors qu’elles sont presque inexistantes sur la variété B.

f) Stabilité : Ferguson inscrit la relative stabilité de ces situations, et envisage des évolutions possibles au nombre de trois : soit le maintien de la diglossie,

soit une évolution qui tendent vers l’unification H et B, soit une évolution tendant par l’élimination de l’une ou de l’autre des deux variétés.

Fishman propose après Ferguson, une extension du modèle diglossique à des situations sociolinguistiques où deux langues (et non plus seulement deux variétés de la même langue) sont en distribution fonctionnelle complémentaire « Fishman (1971) adopte les mêmes critères que ceux de Ferguson, sauf celui de parenté et de proximité des langues, et propose une typologie des situations de diglossie en rapport avec le bilinguisme »127. Son modèle articule diglossie (comme fait social) et bilinguisme (fait individuel) selon les quatre cas de figures suivant :

- Il peut y avoir diglossie et bilinguisme : usage de deux langues selon leurs distributions fonctionnelles, sont dans ce cas de figure, partagés par la totalité (ou presque) de la population. Ex. la Suisse ou le standard allemand (langue de l’écrit et de l’école) et le (s) dialecte (s) suisse(s) alémanique(s) : se partagent le champ de communication sociale ;

- Il peut y avoir bilinguisme sans diglossie : ce serait le cas dans les situations de migration (comme aux Etats- Unis). Les migrants vivent un état de transition : ils doivent s’intégrer dans la communauté d’accueil avec la langue d’accueil même s’ils conservent la connaissance et une certaine pratique de la langue d’origine.

- Il peut y avoir diglossie sans bilinguisme : C’est un cas de figure qu’on rencontrerait dans les pays en développement comme les pays africains où les populations rurales sont essentiellement monolingues, même si sur le plan macrosociétal, il y diglossie (avec l’une des langues de la colonisation comme langue officielle, le plus souvent) ;

- Ni diglossie ni bilinguisme : le dernier cas de figure envisagé par Fishman est plutôt théorique. Il ne pourrait concerner que de petites communautés linguistiques, restées isolées ; car d’une manière générale, dans la réalité, toute communauté tend à diversifier ses usages.

127 Marie-Louise Moreau, Op. cit, p126

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