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Le cinéma comme un art du spectacle vivant

II. Les dispositifs dans les films de Richard Woolley

II.3 Le cinéma comme un art du spectacle vivant

Dans ses premières années la Red Ladder Theatre Company crée des pièces courtes, basées sur des images marquantes du quotidien qu’elle représente à l’occasion de grandes manifestations politiques, de week-ends de formations… Son objectif principal est de prendre part aux débats politiques en cours et de se forger ainsi une place reconnue dans le milieu de l’extrême gauche. Puis en 1970, deux ans après sa création, les membres de la compagnie décident de partir à la rencontre de la classe ouvrière et de faire entrer le théâtre dans des lieux de loisir plus accessibles aux ouvriers, comme les « trade union clubs ». En 1976, quand Richard Woolley les rejoint (entre Illusive Crime et Telling Tales) la compagnie déménage à Leeds, où elle est toujours basée tout en poursuivant des tournées nationales. Avec la pièce Taking our Time60

(1976), la Red Ladder Theatre Company se tourne vers une « approche plus analytique de la narration

qu’elle oppose aux partis pris simples de l’Agitprop »61

et adopte un point de vue socialiste-féministe, sans faire prévaloir une perspective sur l’autre.

C’est donc dans cette période charnière que Richard Woolley participe aux créations de la compagnie et il souligne que cette expérience d’une grande rigueur lui a

60 Une pièce coécrite par Steve Trafford et Glen Parkes qui met en scène, dans l’Angleterre du XIXe siècle, l’opposition entre artisans tisserands et ouvriers de l’industrie textile. Steve Trafford également comédien de la troupe du Red Ladder Theatre, interprète le rôle Bill, l’ouvrier syndicaliste dans Telling Tales.

permis de découvrir une culture ouvrière qu’il méconnaissait jusque là. Il dira d’ailleurs que les « personnages de la classe ouvrière de Telling Tales s’inspirent essentiellement des rencontres faites dans [sa] période Red Ladder62

. Les représentations qui avaient lieu dans des cités ouvrières, des usines, des maisons de quartier ou des locaux syndicaux se terminaient toujours par des débats avec le public, qu’il appréhendait à ses débuts puis avec lesquels il s’est familiarisé. Assumer auprès du public « d’où on parle », véritable leitmotiv du gauchisme des années 197063

, infère l’acceptation de la remise en question de son propre discours que l’on peut considérer comme une volonté d’honnêteté intellectuelle où le point de vue ne se trouve pas noyé dans l’émotion mais apparent et contestable. Ledit point de vue relève autant de l’opinion personnelle que de la perspective narrative et des procédés cinématographiques qui lui obéissent. Ces débats après les représentations offrent aussi la possibilité de populariser une lecture politique de l’organisation de la société britannique dans la tradition d’un engagement marxiste. Ainsi après cette expérience du théâtre, Richard Woolley maintient ces rencontres qui représentent pour lui l’occasion d’échanger avec le public sur ce qu’il a apprécié ou pas, d’expliciter des choix formalistes qui ne seraient pas compris et ce faisant implique les spectateurs dans une démarche active. Un engagement également lié à celui des cinéclubs britanniques à l’origine desquels le Film Society lancé à Londres en 1925 montrait des films d’avant-garde ou victimes de la censure souvent pour des raisons politiques64

. Depuis 1949, la British Federation of Film Societies propose une aide à la diffusion de films de qualité pour tous à travers le Royaume-Uni, alors que dans l’effervescence politique de la fin des années 1960 une autre tendance émerge dans le domaine de la cinéphilie avec des collectifs65

s’engageant dans la programmation, la distribution et la production d’un cinéma réalisé par et pour la classe ouvrière. Il paraît donc tout naturel à Richard Woolley de poursuivre ses rencontres avec le public lui offrant ainsi une possibilité de quitter la position passive de contemplation de l’illusion cinématographique, comme une manifestation du monde sur lequel il n’a aucune prise. La perspective d’une discussion après le film l’entraîne dans une nouvelle attitude, le

62 Entretien avec Richard Woolley réalise à York, le 8 novembre 2012

63 COMOLLI Jean-Louis, Corps et cadre : cinéma, éthique, politique, Lagrasse, Verdier, 2012, pp.463- 465

64 À l’époque l’organe national de la censure, British Board of Film Censors (BBFC) interdit la plupart des films soviétiques en raison de leur caractère subversif, ce fut le cas pour La Grève (Eisenstein, 1924) Le cuirassé Potemkine (Eisenstein, 1925) et La Mère (Pudovkin, 1926)

public devient observateur et potentiellement commentateur du film. Woolley répond à Ken Loach, qui lui reproche amicalement de réaliser des films un peu trop difficiles, qu’il conserve cette idée que le public doit faire un effort.

I said, yes it’s a little bit difficult because I think I still have that thing about wanting people to make the effort. And of course it became then the question, would the right people make the effort? But it was shown, given the circuit I was able to cope into with the Red Ladder, at a large number of working people’s clubs. It was shown at a house estate in Sheffield and it got enormously good response and often I would go and talk with the film afterwards like I used to do in Red Ladder. So the people who had found it a bit difficult could express that feeling. But the interesting thing was the very, very long sequence where the working class wife talks to camera they all love. Partly because Bridget Ashburn’s performance is immaculate, we extraordinarily rehearsed this incredibly long take, where she knew exactly what was going to go with scraping the potatoes and so on. That really caught the audience particularly the working class audience they recognized themselves. They didn’t mind that she just was talking to camera and they got that sense of the verbal story being told. They could imagine the story she was telling. And then afterwards most of them did say “Ah! Why didn’t she get the colour?” Someone would say “Why didn’t you give her the colour story like the other woman?” And I would say “Why do you think?” And someone else in the audience “Because they got all the means of production” or whatever. You know it was great, it was very seventies, but it sort of worked.66

66C’est un peu difficile c’est vrai, parce que je pense que j’ai toujours cette volonté que les gens fassent un effort, et bien sûr la question qui va avec ça, c’est : est-ce que les gens concernés feront cet effort ? Mais grâce aux réseaux de l’époque Red Ladder Company, mon film a été beaucoup montré chez les ouvriers. Il est passé dans des cités à Sheffield et il a vraiment très bien marché. J’allais souvent parler du film après les projections comme on le faisait avec la Red Ladder. Alors les gens qui avaient trouvé le film un peu difficile pouvaient s’exprimer, mais ce qu’il y a d’intéressant c’est qu’ils adoraient tous la très, très longue séquence de la femme du milieu ouvrier qui parle à la caméra. Sans doute grâce à l’impeccable performance de Bridget Ashburn, on l’avait tellement bien répété, ce plan incroyablement long où elle savait exactement quoi faire en épluchant les pommes de terre. Ça avait particulièrement accroché le public populaire, ils s’y reconnaissaient. Ça leur était égal qu’elle soit en train de parler à la caméra. Ils comprenaient bien ce récit verbal qu’on leur livrait, ils pouvaient imaginer l’histoire qu’elle racontait. Au bout d’un moment la plupart d’entre eux demandait “ Pourquoi elle n’est pas filmée en couleurs ? ”. Et quelqu’un disait : “ Pourquoi est-ce qu’elle n’a pas eu le droit à la couleur, elle ? ”. Alors je répondais “ D’après vous ? ” et quelqu’un d’autre dans le public “ Parce que les autres, ils ont tous les moyens de production ” ou quelque chose dans le genre. C’était vraiment extraordinaire, très années 70, mais on peut dire que ça marchait quand même plutôt bien.

Richard Woolley, interview dans les bonus du coffret DVD The Films of Richard Woolley, An Unflinching Eye, BFI – YFA, 2011, DVD 2, Part 2 : The influence of working in theatre, time code 7 :45

On pourrait considérer que la distanciation revendiquée par Woolley comme un fondement de son cinéma passe parfois au second plan puisqu’il souligne avec enthousiasme la bonne réception de son œuvre, en partie due à l’authenticité du propos. Pourtant dans l’interview proposée en bonus du coffret DVD ou au cours de notre entretien, il affirme à plusieurs reprises une détermination à ne pas se faire piéger par les techniques de propagande qu’il combat. Il refuse de manipuler ses spectateurs à des fins politiques qui lui sembleraient justes et conserve cette volonté de mettre en évidence les procédés qu’il utilise pour développer son propos. La démarche d’accompagnement des films, dans un autre cadre que celui de la promotion, assez fréquente dans le milieu militant, représente ici pour Richard Woolley un prolongement indispensable à la diffusion de ses films. Ils ne viennent pas en illustration d’un débat sur l’oppression dont les femmes sont victimes, mais sont intrinsèquement porteurs d’un discours complexe sur le sujet. À la question sur la possible comparaison de ses films à des manifestes, il répond qu’il les voit « plutôt comme des chemins à explorer que conçus pour fournir des réponses »67

. Il semble cependant craindre une incompréhension et ces rencontres, au risque de devenir tautologiques, lui fourniraient un moyen d’éviter des malentendus. De toute évidence les débats suscités par les films de Richard Woolley ne concernent pas ses choix cinématographiques mais les deux sujets qu’il remet sans cesse au travail depuis ses premiers films : la domination et la sexualité. Une critique publiée dans un journal féministe68

relate une projection publique de Brothers and Sisters, en présence de Richard Woolley, lors d’une avant-première à Bradford (Yorkshire), avant sa sortie officielle prévue dans des salles art et essai de Londres. La rédactrice conclue d’ailleurs son article en doutant de la concrétisation d’une distribution du film au regard du traitement polémique et controversé du sujet. Elle décrit un film assez laborieux qui s’appesantit sur la description du quotidien des militants d’extrême gauche mais provoque de vifs débats qui scindent spontanément le public selon le sexe.

Bien qu’il déclare moins accompagner ses films avec les années, les tournées de Richard Woolley restent fréquentes comme en témoignent les documents archivés au YFA : Institute of Contemporary Art de Londres en mars et avril 1981, South West Film

Tour en février 1982, British Independent Film Festival de Sheffield du 2 au 8 février

67 Entretien avec Richard Woolley, à York le 8 novembre 2012

68 COVENEY Lal, « Film review Brothers and Sisters », Scarlet Women, Newsletter of the Socialist Feminist Current of Women’s Liberation Movement, n°14, [1981], p.30 - 32

1984… Cette démarche d’accompagnement est en revanche bien évidemment impossible pour le téléfilm Waiting for Alan co-produit et diffusé par la toute récente chaîne

Channel Four au moins à deux reprises69

, dans un programme intitulé The Eleventh

Hour70

. C’est une autre forme de rencontre qui s’opère alors puisque le film pénètre dans

les foyers donnant à voir un autre quotidien que celui du feuilleton français

Chateauvallon71

sous-titré Puissance et Gloire proposé un peu plus tôt le même jour dans sa version française sous-titrée et reprogrammé en prime time en version doublée.