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Économie narrative et stratégies discursives

II. Les dispositifs dans les films de Richard Woolley

II.2 Économie narrative et stratégies discursives

L’exploration du film Waiting for Alan nécessite un premier arrêt sur son titre, une interface entre l’objet et le spectateur qui évoque spontanément la pièce de Samuel Beckett En attendant Godot, dont la traduction anglaise Waiting for Godot est accompagnée du sous-titre « a tragicomedy in two acts ». Cette qualification convient également au film de Woolley dans lequel se côtoient l’humour et le sérieux de l’assujettissement du personnage de Marcia, son départ vers une nouvelle vie s’apparente aussi au dénouement heureux compris dans la forme de la tragi-comédie. Bien qu’évidente, l’évocation de l’œuvre théâtrale de Beckett est furtive car, outre le titre, l’inutilité de l’attente constitue le seul point commun57. À l’instar des autres titres des

films du corpus souvent brefs, celui-ci suggère un embryon d’histoire et sa forme verbale souligne un intérêt pour la temporalité du participe présent théâtral.

Marcia attend Alan et c’est de cette situation que naît le récit dans lequel elle est à la fois actrice et spectatrice. Elle est le personnage principal auquel s’applique le titre et sa première adresse au spectateur introduit une dimension nouvelle dans la narration. Elle lance un défi à son époux, qu’elle n’explicite que pour le public et endosse un statut extérieur à l’action quand elle décide de lui accorder trois chances pour rompre avec leur routine, faute de quoi elle le quittera. Cette double condition de Marcia, actrice/spectatrice, propose une mise en abyme complexe : le personnage joue et se voit jouer la comédie. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une œuvre au second degré, enchâssée dans l’œuvre principale, il est possible de rattacher ce procédé, selon la typologie élaborée par Lucien Dällenbach58, à une mise en abyme textuelle visant à rendre intelligible le mode de fonctionnement du récit et fondée sur les principes structurants du texte. La suite de l’histoire dépend des réactions du personnage du mari et à la différence d’un récit plus classique où les événements s’enchaînent dans des liens de causalité, la possibilité d’une alternative est clairement énoncée. Ainsi le spectateur est confronté à la condition de Marcia et se surprend à compter avec elle les chances qu’Alan ne saisit pas, mesurant à chaque étape la sclérose de leur quotidien. C’est l’absence d’événements qui

57 Rappelons le clin d’œil du titre : à cette époque Woolley attendait avec une grande frustration une réponse d’Alan Fountain, directeur de Channel Four, pour débuter le tournage de Autobiography of a man 58 DÄLLENBACH Lucien, Le récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977, 247 p.

produit alors l’intérêt d’un récit dont les mécanismes sont apparents et pourtant artificiels.

Dans Illusive Crime, Richard Woolley s’empare d’un autre mode de narration plus cinématographique, celui d’un narrateur masculin en voix over, extérieur à la diégèse mais dont les interventions sont déclinées selon quatre modes différents. Elles apparaissent dans l’ordre suivant : une description redondante de ce qui est montré à l’écran, une description précise des pensées du mari, ces deux premiers types étant répétés à plusieurs reprises, puis une mise au point intermédiaire sur l’avancement de l’intrigue et enfin une explication de ce qui se passe dans l’espace extra-diégétique. La voix over masculine se fait entendre pour la première fois lorsqu’elle prononce un commentaire en exacte synchronisation avec l’image et évoque le mode de narration du roman : «…he paused by some plants, and then went into the living room… ». C’est aussi ce narrateur qui désigne quasi naturellement les personnages par leur prénom (John et Linda) alors qu’ils ne sont jamais prononcés dans les dialogues. La deuxième forme d’intervention de la voix over propose une description des pensées et des sentiments de John. Elle apparaît sans rupture et prend la suite de la description des images pour exposer l’évolution des sentiments de John dans un enchaînement implacable. La fierté de l’époux à l’égard de sa femme Linda se transforme en condescendance, puis en reproche qui devient soupçon, pour conduire à l’insulte et au viol. L’exposition de ce mécanisme révèle le sentiment de propriété qui anime John et qui range Linda parmi les attributs de l’homme d’affaire prospère, elle n’est qu’un élément au même titre que la spacieuse demeure et la voiture confortable. Au premier tiers du film, le narrateur adopte le ton d’une voix over qui récapitulerait les épisodes précédents dans une série de télévision et rappelle là où en est arrivée l’histoire « The story so far: John Larcher, a

highly successful young businessman, returns early from work to find his wife Linda tied up in the morning household chores… » et introduit le doute sur la sincérité de l’épouse « Was it really an accident ? ». Plus tard alors que Linda est agressée chez elle, le narrateur expose sur un ton léger que John rencontre un collègue de travail avec qui il accepte de prendre un verre. Ce quatrième type de narration informe le spectateur des faits et gestes de John sans lui faire quitter l’espace scénique de la maison, comme cela aurait été le cas avec un montage alterné des deux séquences se déroulant simultanément. Le plan fixe qui apparaît à l’écran, montrant la maison vue de la rue où rien ne se passe, marque une nouvelle rupture entre texte et image mais respecte le schéma rigoureux qui structure le film de dix plans répétés sept fois.

En contrepoint une autre voix over féminine, vraisemblablement celle de Linda, ponctue le récit d’un monologue intérieur dans lequel elle développe un discours politique qui n’est pas sans rappeler celui des protagonistes de Drinnen und Draussen. Cette nouvelle mise à distance fournit au spectateur une analyse de ce que la jeune femme vit à l’écran, dans une sorte de microstructure à laquelle s’ajoute une critique de la société. Cette macrostructure englobe également le spectateur puisque le film se conclut sur une dernière intervention over dans laquelle met en garde le spectateur.

You have just been caught up in a world that doesn’t exist. Or at least it does exist, but only on the back and at the expense of the real world beneath it. No one will believe that that real world exists unless people come together and say that it does, but they want to keep you apart. And when you’re apart, you’ll show that you’re happy in your isolation, that you’re happy in their world. At least if you’re isolated, you’re not dangerous, and if you become dangerous, you can be dealt with. Don’t let yourself be drugged. 59

Elle reprend ici une partie d’un discours développé dans un précédent monologue intérieur, mais elle opère un glissement grammatical et sémantique de la première personne à l’interpellation sans équivoque par un recours répété au « you ». Le film

59 « Vous venez d’être plongé dans un monde qui n’existe pas. Ou du moins qui existe bien, mais uniquement dissimulé sous le monde réel et à ses dépens. Personne ne croira que ce monde réel existe, à moins que les gens ne se rassemblent et le disent, mais on veut vous laisser de côté. Et tant que vous resterez de côté, vous montrerez que vous êtes heureux dans votre isolement, que vous êtes heureux dans « leur » monde. Tout au moins si vous êtes isolés, vous ne représentez aucun danger, et si vous devenez dangereux, on s’occupera de votre cas. Ne vous laissez pas anesthésier. »

procède à la manière d’une démonstration dont le public est à la fois objet d’étude et témoin.

Le propos et sa forme confinent parfois au dogmatisme, pourtant Richard Woolley, qui tient absolument à éviter cet écueil, puise un antidote dans son expérience personnelle du théâtre. Il choisit de favoriser des projections publiques de ses films à l’issue desquelles il lui est possible d’échanger avec les spectateurs comme le faisait la troupe Red Ladder Company à laquelle il a participé pendant quelques années, après son retour d’Allemagne.