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Chapitre 7 : Le maintien d’un certain rôle moteur de Paris sur la scène artistique

3- Le chauvinisme français face au cosmopolitisme

Dès 1909, Rose Bertin met l’accent sur l’« opposition que présentait cette apothéose de l’élégance la plus raffinée, avec les danses sauvages, rudes et frénétiques »72. Ces stéréotypes frappant la France et la Russie sont récurrents, les

Français ont du mal à comprendre comment un pays aussi retardé que la Russie a réussi à amener l’art de la danse au sommet. Ou plutôt devrait-on dire « ramener » au lieu d’« amener ». En effet, « en applaudissant aux réalisations plastiques de Nijinski, le public français ne fait que reconquérir […] une tradition nationale : celle de notre école chorégraphique- noble et mesurée- qui fit la gloire de deux siècles de danse »73.

Plusieurs articles mentionnent ainsi les origines françaises du ballet74

. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ces articles sont principalement issus de journaux du même bord politique : Le Figaro et L’Illustration. Ces mentions ne concernent pas seulement la danse ; dès qu’un artiste français est lié de près ou de loin à une entreprise des ballets russes, nombreux sont les journalistes à en faire l’apologie. C’est le cas par exemple pour Le Spectre de la rose et Le Pavillon d’Armide, inspirés tous deux des travaux de Théophile Gautier. Ce rappel de la grandeur d’artistes français sert de défense contre un art grandement apprécié mais provenant de l’étranger. De 1909 à 1911, les spectacles des Russes ne présentent que des travaux

71 Roland Huesca, « Le théâtre des Champs-Élysées à l'heure des ballets russes » in Vingtième

Siècle,Revue d'histoire,n°63, juillet-septembre 1999, p. 4.

72 Rose bertin, « La « Saison russe » au Châtelet », dans la rubrique « La vie féminine », in Le Matin, 22 mai 1909, p. 4.

73 Hector Cahuzac, « Debussy et Nijinski », in Le Figaro, 14 mai 1913, p. 1.

74 Ce rappel du ballet français n’est pas inopportun, le ballet Giselle, présenté en 1910, est bel et bien une œuvre française.

réalisés par des artistes de leur patrie ce qui peut apparaître comme menaçant pour l’avenir de l’art français. En réalité, les Russes ne sont pas les seuls à provoquer cette angoisse : le climat général de cosmopolitisme qui règne à Paris75 y est pour

beaucoup. Elle est habitée en permanence par une « colonie d’étrangers »76 venus

profiter de la renommée mondiale, en y étudiant ou en essayant d’y faire carrière. Finalement, en raison de ce brassage permanent, les artistes de pure souche parisienne ne sont plus si nombreux à Paris77.

« D’Annunzio, Ida Rubinstein, Weswolode, Meyerhold, Fokine, Idelbrando da Parma, Bakst… A la lecture de ces noms, qui sont ceux des principaux créateurs de la grrrrande cérémonie théâtrale qui nous fut offerte au Châtelet, vous comprenez clairement, je pense, qu’il s’agissait bien d’une manifestation sinon bien française, du moins bien parisienne »78

.

Ces énumérations de noms étrangers dans le but de décrire la vie culturelle parisienne ne sont pas rares. Elles montrent à la fois la fierté des Parisiens d’appartenir à cette ville extrêmement dynamique, mais aussi leur inquiétude face à ce cosmopolitisme grandissant. Il est, certes, appréciable de voir le beau monde venir spécialement à Paris afin d’assister aux somptueuses représentations qui y sont données. Il est en revanche nettement moins agréable de savoir que ces élites viennent y apprécier un art totalement étranger au style français. Et cela est d’autant plus regrettable, que ces œuvres étrangères se produisent sur des scènes de théâtre subventionnées par l’Etat : « Il est tout de même assez étrange de voir s’introduire ces mœurs barbares dans un théâtre français - qui est subventionné par les contribuables »79. Ainsi, les scènes qui devraient à l’évidence promouvoir l’art

français se contentent d’accueillir des spectacles étrangers, au lieu de conserver et de créer des œuvres d’influence française. Le rayonnement de Paris se réalise donc par l’accueil des artistes extérieurs, alors qu’il devrait se concrétiser par l’exportation d’œuvres nationales à l’étranger, comme l’ont si bien réussi les Russes.

75 Dugast Jacques, La vie culturelle en Europe au tournant des XIXe et XXe siècles, Paris, PUF, 2001, p. 77.

76 Ici la « colonie d’étrangers » ne désigne que les artistes, l’immigration plus massive engendrée par la recherche d’un travail n’est pas prise en compte dans ce contexte artistique.

77 Fiero Alfred, op. cit., p. 485.

78 « Un Monsieur de l'Orchestre », « La Pisanelle ou la mort parfumée, au Châtelet », dans la rubrique « La soirée », in le Figaro, 13 juin 1913, 59e année, n°164, p. 5.

79 Adolphe Aderer, « Apollo - Ballets russes », dans la rubrique « Courrier des théâtres », in Le Petit

En mettant l’art étranger à l’honneur, Paris dispose évidemment d’artistes de qualité. Diaghilev put donc s’en servir à son aise. À partir de 1912, et au grand plaisir des Français, de nouveaux artistes participent au phénomène des ballets russes. C’est par exemple le cas des compositeurs Claude Debussy et Maurice Ravel. En cherchant perpétuellement à éviter de lasser son public, Diaghilev est obligé d’élargir les styles de ses représentations. Au contact de nouveaux artistes, la troupe russe s’occidentalise de plus en plus. Cela se voit particulièrement dans le choix des thèmes des ballets. Ainsi, dès 1911, des ballets ayant pour thème l’antiquité grecque font leur apparition. C’est le cas par exemple de Narcisse (1911) ou encore de Daphnis et Chloé (1912), dont l’argument est en partie tiré du roman éponyme. En réalité, pour ce dernier, il ne s’agit pas de l’antiquité classique mais d’une antiquité plus tardive. Ceci n’empêche pas le ballet d’être un grand succès : le thème choisi est plus connu des Parisiens que les autres ballets ayant pour sujet la Russie, Ravel en est le compositeur. « L’Œuvre est française et cela lui donne un prix singulier à nos yeux »80. A travers cette simple

phrase, Robert Brussel met en évidence le chauvinisme présent dans l’esprit de nombreux Français. Ce n’est donc pas un hasard si cette œuvre est la premier ballet à être inscrit au répertoire de l’Opéra de Paris en 1921. Enfin, le ballet Jeux (1913), orchestré par Debussy présente quant à lui un autre thème bien occidental, c’est-à-dire une partie de tennis.

On peut donc clairement ici parler d’une internationalisation et d’une interpénétration des arts. Tout d’abord, la danse de ballet, comme nous l’avons déjà vu, à voyagé à plusieurs reprises entre la France et la Russie. Il y a eu en Russie une interpénétration des arts lorsque les compositeurs et les chorégraphes russes ont travaillé sur les ballets autrefois français. Le ballet y a inévitablement pris des caractéristiques russes, notamment concernant la musique, les costumes et les chorégraphies. Mais quant ce ballet parvint de nouveau en France, réellement différent de ce qu’il avait pu être dans ce pays, il subit lui aussi, en quelques années, une influence nouvelle. Ces phénomènes s’expliquent en partie grâce à la société dans laquelle ils évoluent. La révolution des transports est l’une des causes de cette internationalisation : les déplacements étant nettement facilités, les mouvements artistiques circulent de plus en plus, s’enrichissant mutuellement les uns les autres,

80 Robert Brussel, « Grande saison de Paris (Châtelet) », dans la rubrique « Les théâtres », in Le figaro, 09 juin 1912, 58e année, n°161, p. 5.

dans une dynamique sans cesse renouvelée. Comme Paris recèle de nombreux artistes étrangers, les mouvements artistiques y évoluent à une vitesse sans précédent.