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1.1 Prolégomènes

1.1.3 Le cabinet de toilette et les travaux haussmanniens

À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les doctrines hygiénistes établissent, pour reprendre l’expression foucaldienne, une « nouvelle découpe des choses80 », mais aussi un nouveau découpage de l’espace privé. Tandis que les traités valorisant l’hygiène prolifèrent dans la seconde moitié du XIXe siècle81, celle-ci devient la première injonction à laquelle devrait répondre l’habitation moderne : « L’hôtel moderne, demeure bourgeoise, riche, aisée à la vie, sans se refuser au luxe de la grande décoration et aux embellissements que les arts

79 Ibid., p. 190.

80 Michel Foucault, op.cit., p. 16.

81 De nouvelles exigences transparaissent dans les traités publiés au fil du siècle, tel que le montre le titre du traité publié en 1887 par le docteur Jules Rengade, lequel va comme suit : Les besoins de la vie et les éléments du bien-être. Traité pratique de la vie matérielle et morale de l’homme dans la famille et la société avec l’étude raisonnée des moyens les plus naturels de s’assurer une heureuse existence suivant les lois de l’hygiène et de la physiologie. Voir Jules Rengade, op.cit. Nous soulignons. Notons de surcroît que, dans ce traité, le docteur Rengade établit l’hygiène comme une exigence fondamentale dans le choix de l’habitation domestique pour les jeunes ménages : « Il ne suffit cependant pas qu’à première vue un appartement convienne, pour s’y installer. Si commode et gentil qu’il paraisse, il faut d’abord s’inquiéter de savoir s’il est bien dans de bonnes conditions d’hygiène; l’agrément et le confort, en somme, ne pouvant jamais être obtenus en dehors de la salubrité. » Voir Ibid., p. 87. Nous soulignons.

peuvent lui fournir, veut, en première ligne, tout ce qui contribue à l’hygiène […]82 », peut-on lire sous la plume de César Daly. Les architectes portent ainsi leur attention sur les nouvelles injonctions faites aux corps et sur les moyens d’y répondre au sein de l’espace privé, tandis que « [l]a technique [sert également] les idées des hygiénistes, ceux-ci voyant dans la réforme de l’habitation le moyen d’améliorer la santé des habitants83 » selon Monique Eleb et Anne Debarre. Sous le Second Empire, afin d’assurer un tel niveau d’hygiène chez l’ensemble de la population parisienne, c’est la capitale entière qui doit d’abord subir des transformations.

Durant les quelques vingt années que dure le règne de Napoléon III, bon nombre de transformations urbaines occupent la France et, d’une façon plus définitive, Paris. La politique volontariste de l’État bonapartiste profite effectivement à cette métropole d’un point de vue hygiénique, ce dont témoignent les transformations majeures mises en œuvre par le nouveau préfet de la Seine désigné par Napoléon III en 1853, le baron Georges Eugène Haussmann. La politique haussmannienne s’inspirait des grands projets urbains avancés par Napoléon Ier, qui « souhaitait que Paris devînt “la plus belle ville qui ait existé” […] et, surtout, qui puisse exister, le phare de l’Europe et la capitale du monde84 ». Haussmann désirait en effet

adapter la ville à sa croissance démographique et aux nécessités de la nouvelle économie, faire d’une métropole sale et insalubre la plus saine et la plus belle capitale du monde [et] renforcer l’ordre public, la création de grandes voies rectilignes et bien éclairées étant censée faciliter le travail des troupes en cas de trouble85.

Sous ses ordres, l’hydrologue Eugène Belgrand, directeur des eaux et des égouts à Paris, entame donc une modernisation du réseau d’approvisionnement en eau afin d’offrir aux citoyens parisiens un niveau d’hygiène jusqu’alors inégalé. Or comme pour les prescriptions hygiénistes et leur application dans la vie quotidienne, on relève là aussi un certain « retard de

82 César Daly, op.cit., p. 14.

83 Monique Eleb et Anne Debarre, L’Invention de l’habitation moderne, op.cit., p. 383. 84 Bernard Rouleau, Paris, histoire d’un espace, Paris, Seuil, 1997, p. 289.

85 Jean Garrigues et Philippe Lacombrade, La France au XIXe siècle, Paris, Armand Colin,

la pierre sur l’écrit86 ». Il faut en effet rappeler, à la suite de Monique Eleb et d’Anne Debarre, que « [l]es traités de savoir-vivre prônant un raffinement extrême des soins du corps sont en complet décalage avec la situation concrète de la plupart des habitations87 », tout comme il existe un décalage entre l’apparition de nouvelles prescriptions et l’instauration de pièces leur étant spécifiquement dédiées au sein des habitations88. À la suite de l’historien Georges Vigarello, il nous faut également noter que « [c]e sont surtout les espaces intimes de l’élite qui sont transformés par les nouveaux outils d’embellissement89 », bien que Napoléon III se soit intéressé au monde ouvrier, « et plus particulièrement à son habitat90 » selon Patrice de Moncan. Ce sont en effet les locataires bourgeois qui profitent les premiers des réformes de l’habitation sous Haussmann : auparavant soumis à une logistique qui leur réservait le premier étage des immeubles mixtes du début du siècle, ce qui simplifiait le transport de l’eau pour leurs ablutions91, ils peuvent désormais occuper les étages plus élevés de leurs hôtels particuliers grâce aux nouveaux circuits de l’eau92, tandis qu’on leur réserve des quartiers

distincts et que l’on repousse, pour mieux les contenir, les classes populaires à la périphérie. Du côté des ouvriers, les progrès hygiéniques demeurent quant à eux rudimentaires, comme le rappelle l’historien Alain Corbin :

86 Claude Bauhain, loc.cit., p. 4.

87 Monique Eleb et Anne Debarre, L’Invention de l’habitation moderne, op.cit., p. 216.

88 L’exemple de la salle de bains est extrêmement parlant puisque cet espace n’apparaît qu’à la toute fin du XIXe siècle dans les intérieurs, soit bien après que ne se fut développé un goût pour le bain dans les mœurs. À cet égard, voir Monique Eleb et Anne Debarre-Blanchard, Architectures de la vie privée, op.cit., p. 208.

89 Georges Vigarello, Histoire de la beauté, op.cit., p. 179.

90 Patrice de Moncan, Le Paris d’Haussmann, Paris, Les Éditions du Mécène, 2009, p. 177.

91 Comme le souligne Monique Eleb, « [a]vant l’installation de l’eau courante, les bains livrés à domicile permettaient, dans [les] groupes sociaux aisés, de prendre son bain mensuel. On imagine l’organisation que cela supposait, d’autant plus qu’il fallait descendre les eaux usées ». Voir Monique Eleb, « La mise au propre en architecture. Toilette et salle de bains en France au tournant du siècle (1880-1914) », Techniques et Culture, vol. 13, no 54-55, 2010, p. 593, en ligne, <https://journals.openedition.org/tc/5023>, consulté le 15 novembre 2017. Nous soulignons.

[I]l n’est pas question, pour l’heure, de salle de bains, d’hygiène corporelle, strictement limitée à quelques catégories très précises; seuls, ou presque, se baignent les mineurs, les chauffeurs souillés par la poussière du charbon, et certains domestiques en étroit contact avec les élites. Il s’agit de dégraisser, de désimprégner, de décrotter, et tout au plus de « débarbouiller »93.

Malgré quelques réalisations marquantes, notamment dans les cités ouvrières – où les classes prolétaires ont accès à des installations hygiéniques –, Corbin soutient que « cette savante visée sanitaire et morale, très significative, ne concerne alors que des effectifs infimes94 ». La disparité des pratiques hygiéniques et cosmétiques entre les classes est donc toujours bien réelle sous le Second Empire, tandis que l’apparition du cabinet de toilette, bien qu’initiée depuis longtemps, demeure parcellaire dans bon nombre de quartiers parisiens, et ce, jusqu’à la toute fin du siècle.

Dès lors, une question se pose : pourquoi Émile Zola a-t-il autant cherché à montrer le cabinet de toilette et son usage dans ses romans, alors que ce dernier est toujours un espace rare, en pleine mutation, et qu’il se voit plus ou moins employé à l’époque de la rédaction des Rougon-Macquart (1871-1893)?