• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE II PAR-DELÀ LES CORPS : CE QUE DIT LE CABINET DE TOILETTE

2.2 Intimité, virilité, Empire : quand les hommes vont au cabinet de toilette chez Zola

2.2.2 La Fortune des Rougon : roman des hygiènes ou critique de l’Empire?

2.2.2.1 Distinctions hygiéniques : l’ambition et l’appétit zoliens

C’est d’abord la description du premier descendant légitime de la famille des Rougon-Macquart, Pierre Rougon, par opposition à celle de son demi-frère, issu de la branche

208 Nous soulignons.

209 Comme l’a montré Alain Corbin, « [s]’endimancher, c’est se montrer accessible à la morale de la

bâtarde de la famille, Antoine Macquart, qui nous renseigne sur la valeur symbolique des soins apportés au corps dans ce premier volume du cycle. Fils de paysan devenu marchand d’huile, Pierre Rougon éprouve « des besoins irrésistibles de jouissances bourgeoises » (F, 94) que traduisent à la fois ses attributs physiques et sa toilette au fil de sa quête d’ascension sociale. Le narrateur le présente comme un homme progressivement ventru, signe d’une lente évolution vers la consécration bourgeoise sous la plume zolienne210, tandis que ses maigres frais de toilette, au temps de sa relative pauvreté, confirment sa prédisposition toute naturelle au poste de receveur particulier : « Lorsqu’il se rasait, le dimanche, devant un petit miroir de cinq sous pendu à l’espagnolette d’une fenêtre, il se disait que, en habit et en cravate blanche, il ferait, chez M. le Sous-Préfet, meilleure figure que tel ou tel fonctionnaire de Plassans. » (F, 120) Parce qu’il possède à la fois le ventre et la « toilette » de l’emploi, le personnage peut obtenir le poste attendu dans le roman : Pierre est nommé receveur particulier à la fin du récit, à la suite de l’avortement des rébellions républicaines orchestrées par sa femme et lui. Mais Pierre Rougon n’est pas le seul descendant de la famille qui se prête au jeu des apparences bourgeoises dans ce roman. Son demi-frère, Antoine Macquart, est lui aussi montré comme un personnage oscillant entre des débuts malpropres et une réussite sociale établie sous le sceau de la propreté.

Contrairement à Pierre, Antoine ne semble pas hygiéniquement « prédisposé » à l’ascension sociale. Seule sa situation financière, qui lui permet dans les meilleurs jours de veiller à sa toilette, est tributaire de son apparence bourgeoise dans la sphère publique. Le narrateur rappelle que Macquart « jou[e] au monsieur tant qu’il [a] de l’argent en poche » (F, 194), notamment lorsqu’il vit aux crochets de sa femme et de ses enfants. Il est alors décrit comme « [s]oigneusement rasé » (F, 94) et « devenu presque gras » (F, 194), ce qui le rapproche de la description faite du bourgeois en devenir qu’est Pierre Rougon. Mais, dès que le personnage se voit privé des ressources pécuniaires gagnées par sa famille, il perd de sa propreté et donc de sa respectabilité : « Il ne fut plus “monsieur” Macquart, cet ouvrier rasé et endimanché tous les jours, qui jouait au bourgeois; il redevint le grand diable malpropre

210 Le narrateur indique en effet que, « [q]uant à Pierre Rougon, il avait pris du ventre; il était devenu un très respectable bourgeois, auquel il ne manquait que de grosses rentes pour paraître tout à fait digne » (F, 120).

qui avait spéculé jadis sur ses haillons. » (F, 226211) Ce sont jusqu’à ses choix vestimentaires qui trahissent sa nature « faussement » bourgeoise, ses haillons ne s’accordant pas aux produits cosmétiques qu’il affectionne : « Bien qu’il portât des pantalons rapiécés, il aimait à s’inonder d’huile aromatique. » (F, 392) Si les prédispositions physiques et hygiéniques constatées par la narration chez le personnage de Pierre Rougon accordent à son ascension sociale un caractère foncièrement « naturel », Macquart demeure pour sa part marqué par le caractère trompeur des apparences hygiéniques : le terme de « jeu » est employé à deux reprises dans son portrait social, ce qui marque la théâtralité et la fausseté de l’apparence chez ce personnage, tandis que l’ensemble de sa toilette présente un aspect contradictoire – que montre, dans l’exemple cité plus haut, la concessive « bien que » – qui souligne l’inadéquation du personnage au statut qu’il convoite. Cette nuance dans la représentation hygiénique des deux frères est loin d’être anodine. Comme le soulève Colette Becker,

[l]e partage entre les membres de la famille se fait […], plus que par leur appartenance à la branche légitime ou à la branche bâtarde, par cette distinction que Zola fait dans le texte entre appétit et ambition, satisfaction immédiate et satisfaction méthodique, gloutonnerie et jouissance tranquille212.

Pierre Rougon « a une ambition sournoise et rusée » ainsi qu’« un besoin insatiable d’assouvissement213 », tandis qu’Antoine Macquart fait plutôt preuve d’hypocrisie et de lâcheté : le narrateur indique dans La Fortune des Rougon qu’« Antoine appart[ient] à sa mère par un manque absolu de volonté digne, par un égoïsme de femme voluptueuse qui lui fai[t] accepter n’importe quel lit d’infamie, pourvu qu’il s’y vautrât à l’aise et qu’il y dormît chaudement » (F, 87). Par sa monstration des soins de toilette de ces personnages, Zola marque une distinction non seulement entre les différentes classes sociales, mais aussi entre les différentes ambitions qui animent les deux frères, le discours hygiénique établissant un système

211 Nous soulignons.

212 Colette Becker, « Zola, un déchiffreur de l’entre-deux », Études françaises, vol. 39, no 2, dossier « Zola, explorateur des marges », 2003, p. 21.

213 Voir la fiche « Rougon (Pierre) », disponible sur Le Compagnon des Rougon-Macquart, en ligne,

<https://www.rougon-macquart.fr/dictionnaire-des-personnages/personnages-r/rougon-pierre/>, consulté le 16 juillet 2019.

évaluatif où se trouve valorisée l’ambition, « version “supérieure” de l’appétit214 ». Les corps des deux personnages deviennent ainsi, dans cette confrontation de portraits, « un texte dont le sens prolifère mais où le vrai et le faux s’entremêlent215 », pour reprendre la formule de l’historien Philippe Perrot. Si les frères profitent tous deux d’une toilette plus ou moins approfondie qui leur donne une apparence de prospérité (ils n’appartiennent ni l’un ni l’autre aux classes privilégiées pouvant se permettre des soins plus avancés), leur véritable disposition sociale transparaît néanmoins au travers de leurs ablutions : Pierre est au fond un « vrai » bourgeois, du fait de son ambition, tandis qu’Antoine n’en emprunte que les traits, du fait de son seul « appétit ». Dans La Fortune des Rougon, l’hygiène sert donc encore une fois à distinguer l’essence profonde des personnages présentés, un constat qui, nous le verrons, s’avère essentiel pour comprendre la scène de traîtrise politique qui marque, de façon symbolique dans la suite du récit, l’avènement du Second Empire.