• Aucun résultat trouvé

Le bien inconditionné comme bonne volonté

II. Détermination du concept de souverain bien

6. Le bien moral inconditionné

6.1 Le bien inconditionné comme bonne volonté

Kant recherche d’abord le bien inconditionné parmi les qualités personnelles que l’on tient habituellement pour bonnes et désirables. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, là où la Première section examine un certain nombre de « biens » estimés par la plupart des hommes, Kant ne fait aucun cas des choses qui ne peuvent pas devenir la propriété d’individus, mais que pourtant la majorité, Kant y compris, valorisent : la justice, la vérité, la paix, etc. Le bien intrinsèque constitue la valeur d’une personne car, dans cette théorie, si la valeur de ce bien est inconditionnée, il doit être une chose qui dépend immédiatement et uniquement du sujet, une chose dont le sujet peut être par lui seul « l’auteur ou le maître », selon la formule de V. Delbos. Mais Kant commence par disqualifier toutes les qualités personnelles évoquées, en arguant

qu’elles sont bonnes avec restriction seulement, au sens où elles peuvent devenir

mauvaises. Platon, dans Hippias mineur ou Aristote, dans Ethique à Nicomaque,

ont déjà fait remarquer qu’une personne qui possède une capacité particulière peut

toujours mal utiliser son aptitude, comme le boulanger qui peut nourrir ou empoisonner, le médecin qui peut guérir ou tuer, le soldat qui peut guérir ou agresser. A son tour, Kant refuse de juger bonnes sans restriction les qualités personnelles qui nous ont été données par la nature, puisque les « talents de

l’esprit [die Talente des Geistes] » (intelligence, vivacité, faculté de juger, etc.) et

les « qualités du tempérament [Eigenschaften des Temperaments] » (courage, décision, persévérance, etc.) « peuvent devenir aussi extrêmement mauvais et funestes si la volonté qui doit en faire usage (…) n’est pas bonne »304. Lorsque les dons de la nature sont la propriété d’un individu dont la volonté est mauvaise et

qu’ils sont mal utilisés, ils peuvent être jugés en tant que moyens en vue de fins

moralement mauvaises comme « extrinsèquement moralement mauvais », selon

l’expression de J. Silber305

: de même que le bien inconditionné confère une valeur morale à des biens moraux conditionnés, le mal inconditionné ou intrinsèque rend mauvais tous les maux moraux conditionnés ou extrinsèques. Il

304Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 250-251 305 Silber (1982), p. 424

en va de même des qualités personnelles qui nous sont données par la fortune et qui constituent des éléments du bonheur, comme « le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé » : elles peuvent elles aussi devenir extrinsèquement moralement mauvaises si l’individu qui les possède n’est pas pourvu d’une bonne volonté et qu’il est donc capable de s’en servir comme de moyens en vue de fins mauvaises.

Il est intéressant de remarquer que Kant désigne un autre cas dans lequel les dons de la fortune deviennent mauvais. C’est le cas où ils rendent l’âme présomptueuse, au sens kantien de « l’estime de soi-même » dont « les prétentions

(…) précèdent la conformité de la volonté à la loi morale »306

: « le bien-être complet et le contentement de son état, ce qu’on nomme le bonheur, engendrent une confiance en soi qui souvent aussi se convertit en présomption »307. Dans le cas évoqué ici, les biens envisagés sont mauvais parce qu’ils sont la cause d’une

présomption, d’une « estime pragmatique de soi d’après les règles de la

prudence », dans laquelle « les hommes (…) croient être meilleurs que certains de leurs semblables » et qui « est alors une forme de faveur et de partialité envers soi-même »308. Ils sont mauvais parce qu’ils produisent une qualité personnelle qui fait obstacle à la pratique de la vertu, dans la mesure où elle incite l’arbitre à préférer ses fins personnelles toutes les fois que la loi morale lui présente en même temps des fins morales qui représentent le bonheur d’autrui. A cet égard, ils sont à nouveau extrinsèquement moralement mauvais, non plus en tant que moyens d’actions moralement mauvaises, mais en tant que causes lointaines

d’effets moralement mauvais. Qu’il s’agisse des dons de la nature ou des dons de

la fortune présentés par Kant dans ces exemples, ce ne sont pas des biens inconditionnés parce que, en l’absence d’une bonne volonté, ils peuvent être liés à une mauvaise volonté, tantôt au sens de mal utilisés, tantôt au sens de favorisant

l’émergence d’une mauvaise volonté.

Quant aux vertus des stoïciens, « la valeur inconditionnée que leur ont conférée les Anciens » semblent se justifier par le fait qu’elles sont « bonnes à

beaucoup d’égards » : par exemple, « la modération dans les affections et les

passions, la maîtrise de soi, la puissance de calme réflexion (…) paraissent

306

Critique de la raison pratique, p. 697

307

Cf. Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 251

constituer une partie même de la valeur interne de la personne »309. En d’autres termes, les qualités stoïciennes peuvent être jugées bonnes si elles contribuent à la présence, parmi les attributs de la personne, du bien inconditionné. Mais, selon la théorie kantienne, les Anciens ont tort d’accorder à ces « vertus » une valeur absolue puisqu’elles peuvent elles aussi devenir mauvaises sans les principes

d’une bonne volonté. Kant donne l’exemple du scélérat chez qui ces traits de

caractère seraient associés aux dispositions d’une volonté mauvaise pour montrer que, dans cet individu, les « vertus » stoïciennes seraient des maux. Ainsi, le sang- froid du scélérat peut être jugé comme un bien à certains égards. Si on le considère seulement du point de vue de son essence et qu’on l’envisage ainsi comme le pouvoir de maîtriser ses passions et ses inclinations spontanées, on peut même le voir comme un auxiliaire de la bonne volonté : dans la mesure où il

permet de diminuer l’influence des passions et des désirs lorsque ceux-ci entrent

en conflit avec le devoir, il permet de contourner les obstacles dressés devant

l’accomplissement du devoir. Mais si on considère cette qualité du point de vue des conséquences des actes qu’il va permettre au scélérat d’effectuer, on peut le

juger comme mauvais depuis au moins deux points de vue. Premièrement, « le sang-froid d’un scélérat (…) le rend (…) beaucoup plus dangereux » au sens de potentiellement nuisible pour le bonheur des autres êtres raisonnables. Iago aurait

infligé beaucoup moins de souffrances s’il n’avait pas fait preuve d’autant de

« vertus » : non seulement sang-froid, mais aussi intelligence, esprit, pouvoir de persuasion, connaissance de la nature humaine, etc. Il n’aurait été qu’un pion entre les mains du puissant général Othello. Deuxièmement, le sang-froid contribue à rendre la volonté du scélérat moralement pire qu’elle ne le serait si elle commettait ses forfaits dans un état de stress émotionnel : il « le rend aussi

immédiatement à nos yeux plus détestable encore que nous ne l’eussions jugé sans

cela »310. Le degré d’imputation de la faute doit être mesuré en fonction du degré de la liberté exercée. La responsabilité de la volonté est donc d’autant plus grande que sa liberté est plus grande puisque, plus la liberté d’un agent est grande et plus les obstacles naturels qui se dressent devant l’accomplissement du devoir par cet agent sont diminués. Or, nous l’avons remarqué, la liberté d’un individu est

d’autant plus grande que son sang-froid est plus grand. Kant peut donc en toute

309Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 251 310Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 251

conformité avec sa théorie de l’imputation morale considérer que le sang-froid

d’un scélérat rend sa volonté d’autant plus blâmable d’un point de vue moral. A

nouveau, les « vertus » doivent être considérées comme des biens seulement

conditionnés parce qu’ils ne sont pas bons sans restriction mais peuvent devenir

moralement mauvais sans une bonne volonté.

Les prétendants au titre de bien inconditionné que nous venons d’examiner sont donc tous illégitimes. Mais l’examen de leur illégitimité permet de voir se dessiner en filigrane la figure du bien inconditionné. Si ces biens sont bons avec restriction seulement, c’est parce qu’ils peuvent devenir mauvais si l’individu qui les possède ne possède pas aussi une bonne volonté. Ce qui conditionne leur valeur, c’est donc la bonne volonté car ces « qualités (…) supposent toujours une bonne volonté qui restreint l’estime, que nous leur accordons justement

d’ailleurs »311

. D’où la formule célèbre de Kant : « il n’est rien qui puisse sans

restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une BONNE VOLONTE »312

. On peut reconnaître dans cette conception la transposition, dans des termes philosophiques, de la doctrine chrétienne qui fonde la moralité sur la pureté du

cœur ou de l’intention et qui affirme l’intériorité de la vie morale. Mais la morale

kantienne se défend de présupposer la religion chrétienne. Elle prétend plutôt y

conduire en établissant, au moyen d’arguments moraux, les principaux dogmes du

christianisme. A vrai dire, cette conception du bien inconditionné dans les termes

d’une qualité intérieure au sujet est plus antique qu’il n‘y paraît au premier abord.

On la trouve déjà chez Aristote, là où ce dernier définit ce qui est beau et bon

comme ce qui entretient une relation avec la vertu, qu’il soit une cause, un effet

ou un signe de la vertu : « les choses qui produisent la vertu sont belles (…) ; de même pour les choses qui dérivent de la vertu, tels les signes (sèmeia) de vertu et les réalisations (erga) de celle-ci, vertu », « les signes de vertu » regroupant « tout ce qui relève de la vertu, à savoir ce qu’on fait [belles actions ou activités] ou éprouve [bons sentiments] de bien »313. De la même manière, le bien kantien est ce qui entretient une relation avec la bonne volonté, que la chose bonne soit la « cause » de la bonne volonté (comme les vertus stoïciennes lorsqu’elles favorisent ce genre de volonté), l’effet de la bonne volonté (action morale ou

311Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 251 312

Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 250

réalisation d’une fin morale), ou le signe de la bonne volonté (comme lorsque tel

acte de bienfaisance peut être considéré comme une marque de bienveillance morale).

On a pu dire que Kant présentait la thèse de la valeur absolue de la bonne volonté comme une évidence de la raison commune, une simple proposition de la morale populaire. Cependant, même si la méthode adoptée dans les Fondements de la métaphysique des mœurs consiste bien à partir de la manière de juger commune, elle consiste aussi à dépasser les limites de la philosophie morale populaire en justifiant les thèses de cette dernière par des argumentations. C’est pourquoi Kant propose une démonstration de la dignité de la bonne volonté qui

procède, nous l’avons vu, par élimination du faux. Mais cette argumentation, si

elle peut emporter la persuasion, ne semble pas pouvoir emporter la conviction,

puisqu’elle n’explique pas pourquoi les prétendants au titre du bien inconditonné

se limitent à ceux qui sont examinés par Kant. Il semble donc s’agir d’une démonstration purement rhétorique qui appelle une démonstration, plus philosophique, qui déduise sa conclusion d’un simple concept, en l’occurrence celui du bien. Or, nous avons défini en effet le bien kantien comme ce que nous pouvons juger bon parce que le principe pratique qui nous détermine à le vouloir

nous détermine sans la médiation d’un objet agréable. Cela signifie que le bien est ce qui peut être jugé bon parce qu’il est voulu sans cette médiation, dans une

bonne volonté. La bonne volonté est donc la condition de tout ce qui peut être jugé bon. Partant, sa valeur ne dépend d’aucun autre bien, puisque tout bien dépend d’elle pour sa valeur : la valeur de la bonne volonté est inconditionnée, et elle est le bien inconditionné.

La définition du bien inconditionné dans les termes de la bonne volonté fournit ainsi une nouvelle définition du bien et un nouveau critère du jugement moral. Le bien est ce qui peut être jugé bon eu égard au fait qu’il est voulu par une

bonne volonté, c’est-à-dire dans une bonne volition. Et, lorsque nous devons juger

de la valeur d’une chose, nous devons seulement nous demander si la personne qui la possède ou cherche à la posséder fait preuve, ou a fait preuve, de bonne volition dans sa poursuite. On retrouve ici le critère que nous avons présenté précédemment comme celui du jugement sur un objet de la volonté pure :

lorsqu’il s’agit de savoir si quelque chose peut être jugé un objet de la raison pure

est permis de vouloir une action qui aurait pour but l’existence d’un objet, alors que celui-ci serait en notre pouvoir »314. En d’autres termes, il s’agit de décider si la volition qui prend cette chose pour objet est permise au sens de conforme à la loi morale, ce qui revient à décider si cette volition est celle d’une bonne volonté.

Dans la théorie kantienne de l’évaluation comme dans la morale populaire, « c’est l’intention qui compte », au sens où Kant emploie le terme Absicht, i. e. le sens de

volition. Il est peut-être plus facile de juger de la valeur de quelque chose lorsque la personne qui veut la chose évaluée et la personne qui juge ne sont pas un seul et même individu. Kant définit « l’amour de soi » comme la « tendance à se faire soi-même, d’après les principes déterminants subjectifs de son ‘arbitre’, principe déterminant objectif de la volonté en général »315 : par amour de lui-même, le sujet du désir est toujours enclin à juger bon le « principe déterminant subjectif » de son propre désir, l’objet qu’il désire selon une fin subjective, et ce même si la volition concernée est mauvaise. Mais, si le sujet d’une mauvaise volition adopte

le point de vue d’ « un spectateur raisonnable et impartial »316

, il peut abandonner cette partialité envers soi-même qui définit l’amour de soi et juger mauvais l’objet de son désir.