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La langue française dans l'entreprise sous le regard du juge

Dans le document Le bilinguisme, coûte que coûte (Page 85-91)

David MÉTIN

Avocat en droit social, France Xavier NORTH

L'affaire Général Electric Medical Systems (Gems) a défrayé la chro-nique, à l'instar de l'affaire d'Épinal. David Métin est avocat au barreau de Versailles, spécialisé dans le droit administratif et pénal du travail. Il a plaidé en faveur des organisations syndicales et a joué un rôle majeur dans l'indemnisation des salariés de Gems.

David MÉTIN

Je précise avoir plaidé en faveur du syndicat CGT, en l'absence d'inter-syndicale au procès. La CGT et des institutions représentatives du per-sonnel telles que le CE et plusieurs comités d'hygiène et de sécurité (CHSCT) étaient présentes.

Cette affaire risque de vous interpeller. Jacques Toubon ne m'a absolu-ment pas convaincu, notamabsolu-ment en affirmant que nous ne devons pas engager d'action au risque de perdre en Cour européenne. En tant qu'avocat, je considère qu'il n'a pas entièrement tort, car un procès est synonyme d'échec des négociations. Or, le dialogue a été engagé chez General Electric (GE) en 2004. Toutes les institutions représenta-tives du personnel demandaient l'application de la loi depuis 1998. Malgré des débats et des interventions en CE et CHSCT, la direction n'a jamais voulu appliquer le droit. Nous étions alors contraints d'en-gager une procédure judiciaire longue. Elle a abouti à un arrêt magni-fique de la cour d'appel de Versailles qui dépasse le texte. Il s'agit d'une grande victoire pour les travailleurs. Je suis un avocat travailliste qui ne défend que les salariés, les syndicats et les représentants du personnel par éthique. Je tiens ainsi un discours homogène ; il m'est inconcevable de défendre la loi aujourd'hui puis de défendre ensuite un

employeur qui licencierait un employé parce qu'il ne connaît pas l'an-glais. Certains employés de GE ont été scandaleusement licenciés pour ce motif.

Le cadre légal de l'usage du français au travail

Le droit du travail n'a pas cédé au monolinguisme grâce à la loi Toubon. Toutefois, d'autres dispositions normatives existantes auraient peut-être permis d'éviter cette loi, dont l'alinéa 2 constitue une ineptie. Il précise aux travailleurs français que les documents en provenance de l'étranger n'ont pas à être traduits. Si nous devions scrupuleusement respecter la loi, le pack Office de Microsoft resterait en anglais. Des décisions de justice ont évidemment contredit ce principe.

La loi Toubon préconise la primauté du lieu du travail, ce qui semble logique au regard de l'article 2 de la Constitution, précisant que le fran-çais est la langue de la République. Cependant, nous constatons que la langue du marché du travail s'applique. Le code du travail prévoit que les offres d'emploi doivent être rédigées en français lorsque l'emploi est offert par une entreprise française. Il indique également que les tra-vailleurs étrangers voulant s'installer durablement en France doivent justifier d'une connaissance suffisante du français, sanctionnée par la validation des acquis. En outre, la lutte contre l'illettrisme et l'appren-tissage du français font partie des objectifs de la formation profession-nelle, et les conventions et règlements intérieurs doivent être rédigés en français. Nous disposons déjà d'un arsenal juridique préconisant le français. Pourquoi avons-nous intégré au code du travail la loi Toubon, créée sur la base de l'exception culturelle ?

Un seul article y figure. L'article L 122-39-1 rappelle que « tout docu-ment comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire à celui-ci pour l'exécution de son travail doit être rédigé en français. Il peut être accompagné de traductions en une ou plusieurs langues étrangères ». Beaucoup d'entreprises préfè-rent ignorer cette obligation et présument de la capacité de leurs employés à lire en anglais des logiciels, des notes de services et des

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documents techniques. La maîtrise de l'anglais devient une condition d'accès et de maintien dans tous les emplois, même les plus modes-tes. Un récent article des Échos démontre d'ailleurs la part de l'anglais dans les entreprises.

Historique du procès

Nous avons dû saisir les tribunaux face aux problèmes de l'emploi et de la sécurité. GE compte 300 000 salariés. La division Gems à Buc dans les Yvelines regroupe 1 800 salariés et 144 nationalités. Par conséquent, la direction souhaitait une langue universelle, bien évidem-ment l'anglais. Il existe un risque potentiel dû au manieévidem-ment des rayons X, à l'instar de l'affaire d'Épinal. Or, GE estime que le caractère particulièrement concurrentiel du secteur de la haute technologie exige l'usage de l'anglais, qui doit être la seule langue de communication pour tous. À Buc, les formations se déroulent en anglais et tous les salariés reçoivent les documents en anglais sur leur messagerie. Avant le procès, certains salariés ne comprenaient rien et demandaient la traduction des courriels. La direction n'a jamais accepté de l'entendre, bien que la question ait été soulevée en CE.

Nous avons décidé d'agir rapidement lorsque la CGT m'a sollicité, car des discussions étaient engagées depuis 1998. Nous voulions engager une procédure d'urgence sans toutefois utiliser le référé, qui n'aurait pu résister à une contestation sérieuse. Nous avons invoqué l'urgence, sur la base du rapport d'un expert. Celui-ci pointait le risque de conta-mination à cause de l'éventuelle incompréhension des communica-tions en anglais. Le juge arrêta très rapidement une date pour plaider le dossier, deux mois après la décision d'engager une action. Un dispo-sitif lourd fut mis en place pour apporter les palettes entières de copies des documents en anglais non traduits, ni même fournis en français. Il est demandé à des ingénieurs français du site de Buc de rédiger une notice en anglais pour une machine construite sur place. Il est para-doxal que nous devions saisir une juridiction pour faire appliquer la loi du lieu d'exécution du contrat de travail dans pareilles conditions. Le

processus étonne d'autant plus qu'il ne correspond pas à l'exception de l'article L 122-39-1, car les documents sont élaborés en France. En cas de condamnation, GE risquait de faire exécuter la documentation en anglais dans les filières suisse ou belge. Malgré la lourde condam-nation, les traductions sont réalisées et aucune externalisation n'est signalée.

Le tribunal nous a donné raison via des attendus lapidaires, mais clairs. Il semble que le juge défendait vigoureusement l'utilisation du français. Par conséquent, après avoir changé d'avocat, GE décida de maintenir l'appel et nous livra 80 pages de conclusions démontrant la nécessité du monolinguisme anglais dans une société dénombrant 144 nationa-lités. Je suis revenu plaider devant la cour d'appel, qui avait déjà saisi la difficulté du cas. Elle dépassa la loi en déclarant que tout document destiné à des Français devait être traduit. En effet, GE demandait aux salariés français de rédiger les notices en anglais, car elles sont mon-dialement diffusées. J'opposai l'argument que si un seul Français devait recevoir ce document, celui-ci devrait être rédigé en français. La cour nous approuva et souligna un risque potentiel.

L'obligation de sécurité pèse sur l'employeur et relève de la loi commu-nautaire sans exception possible. Je pense alors que la loi Toubon n'était pas nécessaire dans le droit du travail, d'autant plus que je crains l'exception de l'article L 122-39-1. Si toutes les entreprises externalisent la traduction, cela ne sera plus applicable aux Français travaillant en France. Un véritable risque pèse sur les travailleurs. L'arrêt de la cour de Versailles a fait l'objet d'un pourvoi en cassation. Nous ignorons ce que cela signifie, bien que tout soit mis en œuvre pour qu'il n'y ait jamais d'arrêt en cassation sur le dossier Gems. Le risque existe, dans la mesure où la cour de Versailles est allée au-delà de la loi. La cour de cassation pourrait déclarer que l'arrêt n'est pas conforme à l'article L 122-39-1.

Cet arrêt, incarnant une victoire pour les travailleurs, suscite une véri-table volonté de négocier de la part des représentants du personnel et des directions. Nous devons garder l'arrêt et la loi à l'esprit pour

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ter les directions à négocier. En cour d'appel, GE a demandé quels documents nous souhaitions traduire et consentait volontiers à y pro-céder. Nous avons refusé, car le texte porte sur « tout document com-portant des obligations pour le salarié ». La cour reprit notre argumen-tation en indiquant que l'employeur doit connaître les documents nécessaires à la compréhension du travail. Nous avons refusé de lui fournir une liste, au nom du principe général de la langue française. L'arrêt vise la traduction de tous les documents, même obsolètes, et prévoit une astreinte de 20 000 euros par document non traduit. Il est conséquemment possible de faire voter par les organisations syndica-les des accords collectifs négociés avec l'employeur et désignant syndica-les documents relevant de l'exception. Cela se conçoit dans de grandes sociétés où certains documents obsolètes ne nécessitent pas de tra-duction.

Je préfère la négociation au procès, et certains documents, destinés à une minorité de cadres dirigeants quasi-polyglottes, peuvent ne pas être traduits. Les sanctions risqueraient de ne pas tomber. Or, certains salariés sont isolés, car la documentation est en anglais. Certains peu-vent être licenciés parce qu'ils ne connaissent pas suffisamment cette langue, alors qu'ils travaillent en France et peuvent prétendre à obtenir les documents en français et à s'exprimer en français. Entre le tribunal et la cour d'appel, GE a déclaré qu'il appartenait aux salariés de venir réclamer le pack Office en français. Cette requête était perverse, car le salarié devait s'exposer et cette demande se répercutait sur le budget des managers. Il fallut imposer à la société de fournir le logiciel à l'en-semble des salariés. Face à la réalité du terrain, nous devons continuer à nous battre sans nécessairement emprunter la voie judiciaire. En effet, le tribunal peut être saisi par une action civile ou pénale. Or, l'action pénale peut entraîner la condamnation de l'employeur par une contravention de quatrième classe de quelques milliers d'euros, et sur-tout l'infraction doit être constatée par procès-verbal par un inspecteur du travail ou un officier de police judiciaire pour saisir la juridiction dans les cinq jours suivant le constat. En revanche, le juge civil peut

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et doivent être traduits. J'ai ainsi soutenu que le logiciel en anglais uti-lisé par l'assistante pour commander un billet d'avion au PDG devait être traduit. GE a rétorqué que cela n'était pas nécessaire. Il s'agit pourtant d'une obligation, car le salarié peut être sanctionné si le billet n'est pas fourni.

Il est important de faire valoir la loi. Or, la loi est interprétation et mieux vaut éviter les contentieux. Ils sont peu nombreux avec GE ; le juge-ment d'Europ Assistance fut définitif et un autre est en cours. D'autres contentieux se préparent faute de négociation dans certaines sociétés. Jacques Toubon a affirmé après son intervention qu'il ne fallait pas déposer l'amendement Marini-Legendre au risque d'attirer l'attention de la Commission : l'information remonterait à la Cour et notre loi pour-rait disparaître. Je ne pense pas que nous devions nous satisfaire de cette réponse. Nous resterions alors sur nos acquis au motif que de grands pontes européens risquent de nous nuire. À l'inverse, des peti-tes sociétés vont externaliser aux porpeti-tes de l'Europe aux dépens des travailleurs. Je ne suis pas favorable aux contentieux, mais je ne suis pas pour autant partisan de l'inaction.

Xavier NORTH

Cela nous promet une table ronde particulièrement animée, où l'affai-re Gems sera certainement citée. Notl'affai-re mission étant de sensibiliser l'opinion publique, nous admirons la façon dont vous avez conduit cette affaire et dont vous l'avez portée devant elle.

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