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Le bilinguisme coûte (que coûte)

Dans le document Le bilinguisme, coûte que coûte (Page 41-47)

Laurence METTEWIE et Luk VAN MENSEL

Chargée de cours et chercheur aux Facultés universitaires de Namur (FUNDP), Belgique

Xavier NORTH

Nous retournons en Europe afin d'observer les pratiques des entrepri-ses bruxelloientrepri-ses grâce à Laurence Mettewie, chargée de cours de langue et de linguistique néerlandaise à Namur. Ses recherches s'arti-culent autour de l'enseignement et de l'acquisition des langues étran-gères dans le contexte communautaire belge, un sujet actuellement brûlant. Elle est assistée par Luk Van Mensel, qui est chercheur dans la même unité.

Luk VAN MENSEL

Il n'est plus nécessaire de vous présenter la Belgique, ni Bruxelles, connue pour ses institutions européennes, la Grand-Place, l'Atomium et ses communautés linguistiques parfois divergentes.

Quelques particularités bruxelloises ont pu influencer les résultats de notre étude. Bruxelles est une région bilingue néerlandais-français encadrée par la Flandre néerlandophone et la Wallonie francophone. Elle accueille aussi plusieurs institutions et entreprises internationales, dont la Commission européenne et l'OTAN. Pourtant, diverses enquê-tes commandées par des unions d'employeurs et agences de recrute-ment confirrecrute-ment que la maîtrise d'une seconde langue à la sortie de l'enseignement secondaire ne répond pas aux attentes du marché de l'emploi.

Présentation de l'étude

Notre étude, financée par le ministère de l'Économie et de l'Emploi de Bruxelles-Capitale, analyse la réalité des pratiques et des besoins en langues étrangères des entreprises bruxelloises. Nous avons tenté d'évaluer le coût lié au manque éventuel de multilinguisme, et avons

44 recueilli les propositions des entreprises pour y pallier.

Notre étude relève d'une double approche, quantitative et qualitative. Nous avons diffusé un questionnaire en ligne en trois langues : anglais, français et néerlandais. Face aux lacunes de cette méthode, nous avons en outre mené des entretiens semi-directifs en face à face avec des responsables de ressources humaines, des représentants secto-riels et des agences de recrutement, d'intérim et d'externalisation. La taille et le secteur d'activité des entreprises sont les principaux para-mètres pris en compte. Cette double approche nous permet d'obtenir un échantillon représentatif.

Analyse des résultats

Le constat des pratiques

Laurence METTEWIE

Notre première interrogation concernait les langues ou combinaisons de langues utilisées dans les entreprises bruxelloises. Nous en avons recensé 22 dans l'échantillonnage, dont les principales sont le fran-çais, le néerlandais, l'anglais, l'allemand et dans une moindre mesure, l'espagnol et l'italien. Le français domine pour les communications interne et externe. Étonnamment, le néerlandais occupe une place importante à Bruxelles, pourtant considérée comme une ville majoritai-rement francophone. En interne, le français et le néerlandais sont dominants face à l'anglais, utilisé dans moins de 50 % des cas. L'anglais rattrape son retard en représentant plus de 80 % des commu-nications externes. En interne, quelques irréductibles n'utilisent encore qu'une seule langue. La majorité des entreprises en emploie deux ou trois, soit le français, le néerlandais et l'anglais, voire l'allemand en quatrième langue. Le monolinguisme disparaît quasiment en externe. Le bilinguisme ne suffit plus et le multilinguisme s'impose comme norme commune. En effet, le marché bruxellois est interrégional et international. En outre, il s'internationalise en interne : un plombier ou un livreur de pizza doit connaître plusieurs langues pour survivre face à la concurrence.

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L'implication des langues lors du recrutement

Près de 90 % des entreprises ont récemment cherché à embaucher du personnel multilingue, de combinaison français, néerlandais et anglais dans 80 % des cas, et ce pour toutes les fonctions, quel que soit le niveau. Cependant, les entreprises bruxelloises manquent étonnam-ment moins de multilingues que de bilingues français et néerlandais. Ce manque de bilingues est lié à un apprentissage problématique de la langue de « l'autre communauté » en Belgique. Plusieurs études ont confirmé que l'attitude négative envers la langue de l'autre bloque l'apprentissage linguistique, ce qui apparaît évident dans le cas du fran-çais et du néerlandais, tandis que l'anglais reste valorisé. Pareilles atti-tudes témoignent des tensions actuelles entre les deux communautés linguistiques. Une étude montre que les Bruxellois n'utilisent générale-ment que leur première langue et limitent ainsi les contacts avec « l'autre » langue et communauté.

Les fonctions critiques par manque de connaissances linguistiques

Toutes les annonces d'une agence d'intérim type exigent des candidats bilingues, voire trilingues. En effet, la maîtrise de la deuxième langue représente une condition à l'emploi et une preuve de flexibilité. Cette plus-value témoigne d'un engagement sur le marché du travail national et international. Le degré de multilinguisme demandé dépend logique-ment du marché de l'entreprise et du poste : les exigences sont diffé-rentes entre un cadre et un chauffeur. Les fonctions de cadre, cadre administratif, commercial, responsable de projet demandent le plus souvent des compétences linguistiques et ne sont dès lors pas toujours pourvues. Toutefois, les postes administratifs, les emplois peu quali-fiés, certaines fonctions commerciales et techniques, même de haut niveau, manquent aussi fortement de candidats bilingues et multilin-gues.

Les réponses des entreprises au manque de candidats multilingues

Les entreprises affirment chercher un équilibre entre compétences techniques et linguistiques. 60 % d'entre elles favorisent les compéten-ces techniques uniquement pour les postes très spécialisés en cas de

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administratives, 25 % des entreprises préfèrent embaucher un candidat multilingue sans connaissance particulière, puis le former au métier. Elles ne consentent à investir dans la formation linguistique que lorsque le candidat possède un haut niveau technique et maîtrise au moins une langue étrangère.

L'évaluation du niveau linguistique des candidats

La majorité des entreprises se contentent d'un court entretien pour déterminer le niveau linguistique des candidats. Elles n'appliquent pas ou rarement des critères objectivables dans l'évaluation linguistique et n'utilisent pas les outils existants, comme l'Europass ou le Cadre euro-péen commun de référence pour les langues (CECR). Les entreprises sollicitent dans les entretiens d'embauche avant tout les compétences communicatives, mais aussi interculturelles.

Le coût du manque de multilinguisme

40 % des entreprises interrogées affirment perdre des contrats par manque de multilinguisme de leur personnel, contre 11 % à l'échelle de l'Europe. Le risque de perte augmente d'autant plus que le multilinguis-me est faible, surtout lorsque la deuxièmultilinguis-me langue régionale n'est pas maîtrisée. Les petites entreprises sont les plus vulnérables, car elles disposent de ressources plus faibles pour des besoins similaires. Moins de 30 % des PME investissent dans des formations linguistiques contre 75 % des grandes entreprises.

Il est difficile d'évaluer le coût du manque de multilinguisme. La problé-matique est d'autant plus sensible que certains chefs d'entreprises eux-mêmes monolingues refusent de le savoir, ou que des responsa-bles des ressources humaines déclinent la question. La dispersion des coûts dans divers postes incluant la traduction, la formation, les dépla-cements, empêche une vision globale. Cependant, la majorité des coûts générés sont liés à la gestion du personnel : il est plus difficile de remplacer un salarié multilingue malade qu'un monolingue. D'autres coûts, tels que la perte de temps, de productivité, de qualité, d'oppor-tunités ne sont pas chiffrables, ou bien les sommes indiquées sont

astronomiques. Enfin, les entreprises doivent inclure l'investissement en matériel ou en services. Ainsi, les entreprises bruxelloises investis-sent entre 300 et 2 000 euros par employé et par an, en cours de langues. Dans les grandes entreprises, la note peut s'élever à 400 000 euros en frais réels par an, uniquement pour les formations linguistiques.

Conclusions et recommandations Luk VAN MENSEL

En somme, le français se maintient à Bruxelles face à l'anglais, en concurrence avec le néerlandais. Le français est incontournable dans un contexte de bilinguisme officiel, de présence d'entreprises interna-tionales, de proximité des marchés francophones et de prédominance du secteur tertiaire. Plus de 90 % des entreprises utilisent le français, qui est présenté comme un outil de mercatique. Simultanément, les acteurs économiques ont cependant conscience de la plus-value du multilinguisme. Nous pouvons relever des similitudes entre Bruxelles et d'autres contextes multilingues, tels que la Suisse ou la frontière franco-allemande. D'autres situations, par exemple une entité monolin-gue incluse dans une région monolinmonolin-gue, relèvent en revanche de dynamiques différentes.

Il conviendrait de soutenir l'enseignement des langues à tous les niveaux, y compris pour les filières qualifiantes de haut niveau. Il fau-drait développer la maîtrise d'une langue étrangère chez les francopho-nes sans craindre la cohabitation avec le français, qui reste un mar-queur identitaire en opposition avec les néerlandophones. L'orientation des marchés ne changera pas, même en cas de scission de la Belgique. Nous conseillons de « vendre » le français aux non-fran-cophones comme une langue économique à valeur ajoutée, plutôt qu'uniquement littéraire et culturelle. Il serait en outre nécessaire de renforcer les échanges et stages dans les zones frontalières, de facili-ter aux PME l'accès aux outils de formation, et enfin de diffuser des 47

48 outils d'évaluation communs tels qu'Europass, un passeport de langue

très peu utilisé. Xavier NORTH

La connaissance de la langue de l'autre reste un atout considérable pour l'entreprise et, me semble-t-il, une invitation à l'optimisme. J'observe que la logique des marchés ne va pas dans le sens de la séparation des communautés linguistiques.

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Le français au travail dans la Suisse

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