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Langage et Performativité

2.6 Le langage, dehors du sujet

Malgré le caractère historique des discours qu’elle étudie, ou plutôt en vertu même de ce rapport, l’archéologie n’est pas dépourvue de prises sur le présent actuel puisque le jeu de son analyse semble lui aussi produire réflexivement des effets performatifs quant au statut du sujet et de son langage. D’abord, lorsque Foucault se dote d’un critère d’identification de l’énoncé, il fait allusion à un rapport singulier surpassant les seules règles d’utilisation : «une série de signes deviendra énoncé à condition qu’elle ait à autre chose (...) un rapport spécifique qui la concerne elle-même, - et non point sa cause, non point ses éléments.»125 La fonction projetée du discours se veut ainsi opération qui agit sur son altérité propre, qu’elle soit fait de langage, objet matériel, institution ou encore substance subjective. Si l’énoncé, pris comme fonction, tend vers son extérieur, il semble également dessiner la limite même du langage et épouser en quelque sorte sa nature,126 sans doute parce qu’en nous affichant le fait brut du discours, l’énoncé nous dévoile du même coup son mode d’inscription à même le langage. En effet, de façon analogue, le langage renvoie toujours à autre chose, lieu du manque et de l’autre, «n’est-il pas le lieu d’apparition d’autre chose que de soi, et en cette fonction, sa propre existence ne semble-t-elle pas se dissiper?»127 Si alors le langage et l’énoncé sont tous deux des fonctions projetées vers un dehors

et une altérité autre, c’est parce que l’énoncé ne visait rien d’autre que le dévoilement de l’instance propre du langage: «Le langage, dans l’instance de son apparition et de son mode d’être, c’est l’énoncé; comme tel, il relève d’une description qui n’est ni transcendantale ni anthropologique».128 C’est donc l’atteinte de la primordialité du langage qui permet à

124 Dans l’Archéologie, Foucault affiche clairement l’impossibilité de son application à des discours contemporains

du fait de leur proximité à l’archéologue.

125 Michel Foucault. L’Archéologie du savoir. Paris, Gallimard, 1969, p. 117

126 «Ni caché, ni visible, le niveau énonciatif est à la limite du langage». Ibid., p. 147 127 Ibid., p. 146

l’archéologie de contourner toute anthropologisation du discours et toute mobilisation transcendantale. La puissance anonyme du langage permet ici de briser l’apriori de l’intériorité subjective puisque la présence à soi du sujet fondateur se voit mise en péril par un langage toujours voué à son bord, limite extérieure au-delà de laquelle le sujet risque de ne plus être. Énoncer, faire aller et délier le langage, c’est donc fondamentalement éroder peu à peu son individualité, voire générer des discours qui en viennent à échapper au sujet. Or, pareille vision du langage n’est pas sans rappeler les conclusions d’Austin qui, rejetant la distinction entre perfomatif et constatif, appelaient elles aussi à revoir la position du langage.129 Peut-être alors

est-ce là le propre du concept de performativité que de redéfinir non pas simplement le statut de quelques énonciations isolées, mais les frontières mêmes du langage en nous offrant une reconfiguration historique entre les concepts de signification, d’action et de sujet.

Dans ce repositionnement du langage, Foucault apercevra donc le pouvoir discursif de dissolution le sujet. Puisque le langage correspond à cette fonction signifiante creusant le dehors par-delà elle-même, c’est jusqu’à l’enveloppe même du locuteur qu’il remet en question. Ainsi, l’énonciateur croyant plier le langage à sa volonté en vient à lier son être à son discours: il est ce qu’il prononce, les discours qu’il défend, les positions qu’il tient. Or, ce langage mine jusqu’à la frontière du sujet précisément parce qu’à la fois projeté au dehors et participant de la constitution de la subjectivité, il retire à l’intériorité toute possibilité de repli. Le sujet est autant formé par le discours qu’il génère du discours, sa substance est donc littéralement traversée de langage sans qu’il soit possible de l’assigner à une région isolée. Dans ce déplacement langagier des frontières «une forme surgit -moins qu’une forme, une sorte d’anonymat informe et têtu- qui dépossède le sujet de son identité simple [...] c’est sentir soudain croître en soi le désert à l’autre bout duquel [...] miroite un langage sans sujet assignable.»130 Ce langage anonyme constituera l’angle

d’attaque privilégié pour restituer la complexité historique de chaque événement discursif.

129 Ces problèmes l’avaient ainsi poussé «à ne plus voir seulement deux types de speech acts à l’intérieur du

langage, ce qui nous amène à reprendre dans son ensemble notre conception du langage.» Austin avait ici comme objectif de ne plus le concevoir comme pure expression de représentation, mais comme continuum ralliant une série de fonctions opératoires diverses. J. L. Austin, Performatif-constatif, in Cahiers de Royaumont. La philosophie

analytique. (Philosophie, cahiers no.IV), Paris, Éditions de Minuit, 1962 (1958).

130 Michel Foucault. La pensée du dehors. Montpellier, Fata morgana, 1986, pp. 47-48. Paru précédemment dans le

Ainsi donc, alors même que le sujet se prête au jeu du discours, alors même qu’il croit plier sa parole selon sa décision, le langage rattrape cette volition et efface peu à peu ses contours, affirmant par là sa fonction désubjectivante. C’est que celui qui croyait parler selon son bon vouloir ne fait que suivre les lois de possibilités du discours, son propos est régi par l’énoncé de son époque, amalgame historique complexe de fonctions discursives accumulées. Reconnaitre l’aspect désindividualisant du langage, s’adonner à cet excès de sens et de fonctions qu’il comporte, c’est aussitôt reconnaitre que sa subjectivité, sa personne, est vouée à s’y dissoudre pour un temps, laissant parler l’anonymat du discours, «comme si, en ce retrait, en ce creux qui n’est peut-être rien de plus que l’érosion invincible de la personne qui parle, l’espace d’un langage neutre se libérait [...] le dehors de toute parole et de toute écriture, et qui les fait apparaître, les dépossède, leur impose sa loi, manifeste dans son déroulement infini leur miroitement d’un instant, leur étincelante disparition.»131 Ce dehors de toute parole que nous

offre cet hommage à la pensée de Blanchot, ne faut-il pas l’associer au champ énonciatif, vaste région de conditions de possibilités discursives? En ce sens, la méthode qui en caractérisera la forme nous offrira davantage qu’un outil d’analyse, mais ira jusqu’à porter notre regard non pas sur la naturalité d’un sujet, mais sur le phénomène originaire et constant de sa fabrication, soit la procédure discursive de sa subjectivation.

Partie III