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L’Indigent Philosophe et Le Cabinet du Philosophe accordent une grande place à la

question du langage et de l’éloquence. Les périodiques proposent effectivement une réflexion métadiscursive souterraine, parfois liée à la pensée morale. L’activité littéraire procède de deux projets en ce sens : « ceux d’une communication transparente et d’un langage parfaitement efficace417 ». Si les périodiques de Marivaux souhaitent traiter ces idées, l’exposé du narrateur indigent et du narrateur du cabinet reposent sur une expérience trompeuse et fausse de la langue, celle du langage mondain. Les périodiques s’adonnent ainsi à la dénonciation du langage mondain dans ses emplois hypocrites et mystificateurs.

La philosophie comme la littérature se nourrissent du bavardage mondain pour le décoder et le dénoncer. Le discours poétique des périodiques est de ce fait fortement marqué par « un malaise vis-à-vis de la parole mondaine, de ses mensonges sociaux, de son ‘babillage’418

». Ainsi, les périodiques ne cessent de mettre en lumière et d’analyser cet usage mondain et mystificateur de la langue. « La société en général triche et triche avec le langage, elle le parle à l’envers, en abusant de ses ressources et en jouant de l’hiatus entre

417 GILOT, Michel. L’esthétique de Marivaux, Paris, Édition SEDES, 1998, Chap. IV : La destination de la littérature, p. 95.

418 DENEYS-TUNNEY, Anne. Les Journaux de Marivaux et la critique du langage, in Marivaux et les

les mots et les choses419 ». Dès la première feuille de son périodique, le gueux philosophe évoque de la sorte ces gens

« qui moralisent d’une manière si sublime que ce qu’ils disent n’est fait que pour être admiré […]. Les gens d’esprit gâtent tout, ils vont chercher tout ce qu’ils disent dans un pays de chimère, ils font de la vertu une précieuse qui est toujours en peine de savoir comment elle fera pour se guinder bien haut, pour se distinguer.420 »

Le narrateur indigent dénonce les façons artificielles et irréalistes des auteurs qui ne pensent qu’à l’effet qu’ils vont produire par le langage qu’ils emploient, et prêtent une attention bien moindre à la pensée. Leurs manières sont ainsi comparées à celles des enfants lorsqu’ils jouent :

« Les hommes avec toutes leurs façons ressemblent aux enfants : ces derniers s’imaginent être à cheval quand ils courent avec un bâton entre les jambes ; de même les hommes : ils s’imaginent, à cause de certaines belles manières qu’ils ont introduites en eux pour flatter leur orgueil, ils s’imaginent en être plus considérables, et quelque chose de plus grand ; les voilà à cheval.421 »

Le langage mondain est ridiculisé dans cette comparaison de jeu enfantin. Il n’est qu’invention vaine. De la même manière, dans Le Cabinet du Philosophe, « le jargon à la mode de la mondanité sert de travestissement burlesque à une condamnation cruelle422 ». Dans le fragment intitulé ‘Le Chemin de la Fortune’, la déesse dirigeant les lieux renvoie la coquette éplorée qui veut un mari au moyen du langage dont usaient les mondains et les critiques de l’époque :

« Ah quel verbiage ! Renvoyez cette femme-là, renvoyez-la : elle tient des discours d’une fadeur, d’une platitude qui me donne des vapeurs.423

»

Le langage mondain mis en scène permet de montrer l’inefficacité de ce discours. Il n’est pas, pour Marivaux, un langage conforme à la réalité ni capable de toucher les lecteurs. C’est un langage vidé de toute signification : le signe et le signifié ne se recouvrent plus, les échanges se réduisent à de pures formes, de purs rituels de politesse. « La communication sociale n’est qu’échange de signes vides, sans signifiés ou dont le sens ne peut s’étendre que par une inversion, une transposition, un décodage, bref une écoute, une lecture qui permet d’aller au-delà du contenu explicite et mondain du discours pour atteindre le contenu latent, vrai, réel424 ». Cette traduction, nécessaire pour trouver le naturel des tons, des gestes et des regards, est mise en place dans ‘La Voyage dans le Monde Vrai’. Double du nôtre, ce monde userait d’un autre usage de la langue, conforme à

419 DENEYS-TUNNEY, Anne. Article cité, p. 95. 420

IP, Première feuille, p. 278. 421 Op.cit., Septième feuille, p. 323.

422SERMAIN et alii. Journaux de Marivaux, Paris, Édition Atlande, 2001, Chap. Actes de Pensée, p. 93. 423 CP, Quatrième feuille, p. 361.

424

la réalité de la pensée. Il existerait donc deux usages du langage ou deux langages selon Marivaux : un usage faux, trompeur, celui de la politesse mondaine qui n’est que faux semblant, et un usage du langage par conséquent vrai qui est le fait de la littérature et qui doit permettre de faire entendre le véritable discours de l’âme. Le passage du langage faux au langage vrai nécessite une traduction ou un apprentissage qui permet de « régresser du dit au vouloir dire, en suivant le fil compliqué des mots menteurs425 ». L’utopie morale que constitue le ‘Voyage dans le Monde Vrai’ est en réalité une utopie linguistique. Marivaux souhaite un usage authentique de la langue comme expression directe de la pensée et de l’âme.

Cette recherche du vrai langage par la littérature poursuit l’idéal mythique et régressif d’une transparence au sein de laquelle les âmes communiquent directement entre elles. Marivaux fait partie de ces auteurs comme Rousseau qui recherchent la transparence de l’âme mais qui se heurtent au problème de la langue. En effet, depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, « les penseurs de la langue (grammairiens, remarqueurs, académiciens) prônent un idéal de la transparence qui ne veut pas laisser de place à l’équivoque426 ». Les travaux des grammairiens de Port-Royal sur les rapports des pensées et des mots exercèrent une influence sans égal au XVIIe et tout au long du XVIIIe siècle. Deux ouvrages ont principalement compté : La grammaire générale et révisée d’Antoine Arnauld et Claude Lancelot et La logique ou L’art de penser d’Antoine Arnauld et Pierre Nicole. Le premier enquêtait sur les principes de l’éloquence et la nature de la langue tandis que le second structurait l’art de penser selon quatre points : comprendre, juger déduire, ordonner. Au XVIIIe siècle demeure essentiellement de ces études l’exigence de clarté en littérature, qualité recherchée tant par les Modernes que les Anciens. Cependant, « confondue avec la netteté du style, la clarté recherchée par les puristes est dénoncée par Marivaux qui ne voit là qu’une écriture myope, laborieuse, trop marquée par le désir d’ôter à l’écrivain de son inventivité427

». Marivaux, lui, défend le principe d’une langue vivante et audacieuse dans ses textes. Il refuse le didactisme pédagogique et « cette clarté pédantesque qui peut être une surexplication de la pensée qui conduit à un tarissement de l’attention vraie428

». La notion de clarté, telle que Marivaux la définit, laisse à l’auteur la

425

DENEYS-TUNNEY, Anne. Article cité, in Marivaux et les Lumières, Op.cit., p. 95. 426SERMAIN et alii. Journaux de Marivaux, Op.cit., Chap. Style, p. 191.

427 Op.cit., p. 192.

428 BENREKASSA, Georges. Marivaux et le style philosophique dans les Journaux, in Marivaux et les

liberté de donner un visage nouveau à la langue. L’idée d’expression naturelle convoquée dès les incipits des périodiques devient alors une « sorte de traduction profane de ce que l’éloquence chrétienne appelle le ‘cœur’ : il ne faut pas écrire selon des convenances mais selon son cœur, après avoir médité et s’être délivré du poids de bien dire429

». Le ‘naturel’ doit refléter le langage du cœur qui est « par définition muet, opaque430

». Marivaux apporte alors un correctif à la conception de l’époque de la clarté. Pour lui, les objets de la communication « ne se laissent pas tous aisément saisir et les thèmes dont s’occupe l’écrivain (ce qui touche le cœur, […] aux relations amoureuses et sociales) 431

» ne sont pas rendus de manière directe ni dans leur complexité car le langage institutionnel n’est pas assez riche, ni divers ou puissant. Marivaux milite pour « une indépendance de la langue et de l’écrivain, pour la réintroduction du moi créateur, du génie personnel432

». Pour Marivaux comme pour Port-Royal, la narration doit être établie de manière claire, sans ambiguité et elle ne peut laisser place à aucun idiolecte. Un style personnel inhabituel n’est pas, pour Marivaux, un idiolecte. En effet, « les idées inhabituelles et peu conformistes exigent que les mots soient utilisés dans une construction inhabituelle433 ». Marivaux propose donc une utilisation nouvelle de la langue.