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Laccaria amethystina, une espèce eurasiatique ou une spéciation cryptique entre Europe et Asie ?

Discussion générale et perspectives

IV.2. Laccaria amethystina, une espèce eurasiatique ou une spéciation cryptique entre Europe et Asie ?

IV.2.1. Délimitation des espèces fongiques

La plupart des espèces fongiques ont d’abord été décrites en regard du concept d’espèce morphologique, sur des critères taxonomiques visuels tels que les morphologies macro- et

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microscopique des structures de reproduction, voire des appareils végétatifs (Hawksworth et

al. 1995). Par la suite, de nombreuses espèces cryptiques ou complexes d’espèces ont été

identifiés au sein de ces taxons, à travers des critères fonctionnels (infectivité, métabolisme, résistances) mais surtout par les incompatibilités sexuelles, révélant des « groupes de

populations naturelles interfertiles effectivement ou potentiellement, isolées reproductivement d’autres groupes semblables » (Mayr 1940), c’est-à-dire des espèces biologiques distinctes.

Cependant, la reconnaissance des espèces biologiques n’est pas applicable { tous les taxons : certains champignons homothalliques sont capables de produire des méiospores sans jamais d’allofécondation. Inversement, des structures de reproduction sexuée n’ont jamais été observées pour 20% des espèces fongiques (Hawksworth et al. 1995), et beaucoup de champignons ne sont pas cultivables in vitro. Pour ces champignons, il est alors impossible de tester par ce moyen l’existence de différentes espèces biologiques. D’autre part, dans le cas d’espèces allopatriques de milieux disjoints, l’interfertilité en laboratoire peut persister, bien que les populations naturelles soient tout à fait isolées dans leur reproduction (Mayr 1940 ; Brasier 1987 pour les champignons). Les outils de phylogénie peuvent alors être un moyen puissant de reconnaissance des espèces, contournant les lacunes des critères taxonomiques morphologiques ou reproductifs. Après un événement de spéciation, les séquences géniques des nouvelles espèces divergent au cours du temps, et leurs changements peuvent souvent être détectés avant que des modifications ne soient apparentes dans leurs systèmes de reproduction ou leur morphologie (Cracraft 1983). Différentes études ont comparé les critères de reconnaissance biologique et phylogénétique des espèces chez les champignons. Par exemple, Dettmann et al. (2003) ont réalisé une phylogénie multi-locus (4 loci nucléaires) de

Neurospora spp. Le critère de reconnaissance phylogénétique des espèces leur a permis

d’identifier huit espèces, dont cinq correspondaient aux espèces décrites biologiquement. Cette étude montre la robustesse du critère phylogénétique par rapport à la reconnaissance biologique des espèces dans ce genre, révélant de nouveaux clades au sein d’espèces biologiques d’une part, et précise leurs relations phylogénétiques d’autre part. Aujourd’hui, le critère phylogénétique est très couramment utilisé pour définir les espèces, et révèle fréquemment des clades cryptiques au sein d’espèces décrites sur des critères biologiques ou morphologiques (Giraud et al. 2008 ; Vincenot et al. 2008 ; Hughes et al. 2007 ; James et al. 2006 ; 81 articles répertoriés au 15 octobre 2009 dans l’ISI Web of Knowledge traitent d’espèces cryptiques fongiques reconnues phylogénétiquement).

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Chez les espèces ectomycorhiziennes, les premières phylogénies ont été réalisées sur un seul gène, généralement le locus nucléaire de l’ITS (e.g. Bidartondo et Bruns 2002 ; Selosse et al. 2002), ou un locus mitochondrial de sous-unité ribosomique (Bruns et al. 1998 ; Aanen et al. 2000). Mais ces phylogénies monogéniques ne permettent pas toujours de montrer l’existence d’espèces cryptiques, une généalogie déduite d’un seul locus ne reflétant pas forcément l’évolution générale d’un génome. D’autre part, si les marqueurs phylogénétiques choisis évoluent trop lentement, ils témoigneront des caractères ancestraux persistants (symplésiomorphie), mais permettront peu de différencier les nouvelles lignées. Les développements biotechnologiques, donnant le choix de marqueurs variés et permettant la production plus rapide et à moindre coûts de séquences nucléotidiques, ont permis par la suite la réalisation de phylogénies multi-locus de divers genres ectomycorhiziens, et révélé l’existence d’espèces cryptiques. Par exemple, Sato et al. (2007), { l’aide d’une phylogénie multi-locus (gènes nucléaires et mitochondriaux) ont montré l’existence de 14 lignées au sein de 4 espèces de Strobilomyces spp. décrites sur des critères morphologiques et biologiques, suggérant l’existence d’espèces cryptiques dans ce genre jusque-là considéré comme peu diversifié. De façon comparable, Hedh et al. 2008 ont exploré la diversité de l’espèce Paxillus

involutus, dont la variabilité dans l’Hémisphère Nord et l’interstérilité entre différents groupes

fait supposer l’existence d’un complexe d’espèces. Les auteurs ont réalisé une phylogénie de P.

involutus basée sur 5 loci, avec laquelle ils ont identifié 4 espèces, dont 3 correspondaient à des

espèces décrites.

IV.2.2. Hypothèse de spéciation cryptique transcontinentale chez L. amethystina

Différents indices biologiques et moléculaires, synthétisés dans notre étude (Vincenot et al. en préparation), suggéraient une différenciation entre les populations européennes et japonaise de L. amethystina (Tableau 8), comme le manque de transférabilité de marqueurs moléculaires mis au point pour l’espèce L. amethystina en Europe ou au Japon, et difficilement amplifiables chez des individus de l’autre population (Donges et al. 2008 ; Roy et al. 2008 ; Vincenot et al. en préparation).

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Tableau 8 : Différences au sein de L. amethystina entre Europe et Asie

Critères L. amethystina en Europe L. amethystina au Japon (Mont Fuji)

Morphologie Pas de différence macro- ou microscopique évidente (G. Mueller, communication personnelle) Écologie Stratégie R / S, en forêts matures Stratégie R, en succession primaire Hôtes Fagacées, Pinacées, Betulacées Salix reinii (Salicacée)

Cultivabilité in vitro

Non réussie (D. Mousain, G. Mueller, MA. Selosse, communications personnelles)

Maîtrisée (K. Nara, communication personnelle)

Transférabilité de microsatellites

Pas d’amplification des loci La07, La12, La14 (Donges et al. 2008 ; Roy et al. 2008 ; observations personnelles) publiés comme « spécifiques à L. amethystina » par Wadud (2006a) au Japon

60% de mésamplification du locus La171 (Vincenot et al. en préparation),

développé pour des populations françaises de L. amethystina (Roy et al. 2008)

Divergence moléculaire

Variation de l’ITS : 2,5% de divergence, 3 indels

Deux clades monophylétiques : Europe et Japon, fortement soutenus (> 0,97)

Une phylogénie préalable à notre étude, basée sur les séquences de l’ITS de L. amethystina d’Europe et du Japon déposées dans Genbank montrait déjà une variation de l’ITS entre ces deux groupes (2,5% de divergence nucléotidique sur 600 pb, 3 indels, contre 0,3% de variation au sein du clade européen). Cependant, comme l’a { nouveau montré le manque de résolution des phylogénies basées sur un seul locus dans notre étude (voir notamment les phylogénies mitochondriales ou la phylogénie générale de Laccaria spp. basée sur l’ITS), ces observations de divergence devaient être confirmées par une analyse moléculaire robuste, basée sur des marqueurs variés et reproductibles. Notre approche de génétique des populations (Vincenot et

al. en préparation) a révélé une différenciation extrême (FST = 0,43) et un isolement par la

distance hautement significatif entre la population globale européenne de L. amethystina et la population japonaise du Mont Fuji. L’analyse phylogénétique multilocus complémentaire confirme cette différenciation, sans la résoudre : les séquences des échantillons du Japon forment, de manière fortement soutenue, un clade distinct de celui, monophylétique, des séquences de L. amethystina d’Europe. L’ensemble de ces données met en évidence un isolement reproducteur par interruption des flux de gènes entre populations européennes et

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japonaise de L. amethystina, soulevant l’hypothèse d’une spéciation cryptique de part et d’autre de l’aire de répartition de ce champignon ectomycorhizien. Des spéciations cryptiques ont été récemment détectées chez d’autres champignons ectomycorhiziens par une approche semblable, couplant génétique des populations et phylogénie, par exemple par Carriconde et al. (2008) chez T. scalpturatum ou par Sanon et al. (2009) chez Scleroderma spp.

L’absence d’échantillonnage intermédiaire entre l’Europe et le Japon ne nous permet pas de situer les barrières géographiques créant potentiellement un isolement reproducteur. Un moyen de tester l’existence de telles barrières serait d’utiliser le critère de reconnaissance biologique. Cependant, la culture in vitro de L. amethystina d’Europe n’est pas maîtrisée { présent. D’autre part, l’interfertilité au laboratoire de souches européennes et japonaises ne permettrait pas de rejeter complètement l’hypothèse de spéciation cryptique : l’isolement reproducteur observé entre les populations peut ne pas être post-zygotique (après la fécondation ; Orr et Coyne 1989), mais simplement pré-zygotique (avant fécondation ; Mayr 1940), dû { l’isolement entre les populations naturelles, prévenant la rencontre entre les gamètes des deux populations. Dans ce cas, une seule espèce biologique serait identifiée, la divergence génétique n’ayant pas (encore) affecté les capacités d’hybridation des espèces.

Une autre interrogation qui reste en suspens est celle des facteurs ayant pu causer la spéciation au sein des populations eurasiatiques de L. amethystina. Le fait que les deux espèces ne soient pas présentes en sympatrie sur la zone échantillonnée suggère une spéciation allopatrique. L'absence d'échantillonnage intermédiaire entre l'Europe et le Japon ne permet pas de placer une éventuelle barrière géographique au sein de l'aire de répartition, et laisse donc trois hypothèses possibles : (i) une spéciation parapatrique (en anneau), avec un continuum de populations interfertiles de proche en proche, mais isolées entre les extrémités de l'aire de distribution de l'espèce (i.e. entre l'Europe et le Japon) ; (ii) une spéciation péripatrique, avec franchissement d'une barrière géographique (par exemple un désert ou une mer) par des spores, colonisation d'un nouvel habitat favorable, et isolement par dérive génétique (effet fondateur); ou (iii) une spéciation vicariante, avec mise en place d'une barrière géographique (désertification...) au milieu de l'aire de répartition de l'espèce et évolution séparée des

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populations de part et d'autre de la barrière. Cependant, malgré l’adaptabilité environnementale apparente des populations de L. amethystina { l’échelle européenne, l’hypothèse de parapatrie semble peu vraisemblable. En effet, notre échantillonnage européen était exempt de barrière géographique pouvant créer une discontinuité de milieu parmi les populations, et limiter la dispersion des spores de proche en proche ou à longue distance. Mais à l’échelle du continent eurasiatique, l’isolement des populations par la distance géographique peut encore être accentué par différentes barrières géographiques, telles que des chaînes montagneuses, des déserts ou des mers. Cette hypothèse de spéciation vicariante entre les populations d’Europe et du Japon semble plausible. Pour mieux comprendre l’événement de spéciation chez L. amethystina en Eurasie, un échantillonnage complémentaire sera nécessaire, afin (i) d’explorer la structure génétique des populations { l’échelle transcontinentale, et (ii) identifier les éventuelles barrières géographiques à la dispersion.

IV.3. Complémentarité des études de populations de Laccaria amethystina, du suivi local