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CHAPITRE 2 LA RELATION DE SOIN ASYMÉTRIQUE ET SES COMPOSANTES

2.1. La relation de soin asymétrique

2.1.1. La vulnérabilité

La vulnérabilité, première composante de notre analyse, peut être perçue comme « une affaire réservée à certaines catégories de personnes »17, celles qui se trouvent dans le besoin ou celles qui sont responsables de répondre aux besoins d’autrui. Cette connotation négative risque non seulement de réduire la notion de vulnérabilité à cette représentation, mais aussi de provoquer une réaction de rejet18. Toutefois, certaines personnes la distinguent autrement. C’est notamment le cas des théoriciennes du care que nous avons choisi d’étudier, soit Tronto, Paperman, Molinier, Le Goff et la philosophe Garrau. Ces dernières élucident la vulnérabilité et certaines d’entre elles l’explicitent à partir de la voix des personnes actrices du care. Elles invitent les personnes œuvrant dans les milieux de soins à considérer pleinement la valeur relationnelle de la vulnérabilité, mais en même temps, elles interpellent l’ensemble de la société.

Dans ses travaux, Tronto a plutôt décrit que théorisé la notion de vulnérabilité, et ce, par le biais des activités de care et de l’expérience des personnes qui le dispensent. La

13 Frédéric WORMS. Le moment du soin […], p. 70. 14 Ibid., p. 71.

15 Ibid., p. 79. 16 Ibid., p. 118.

17 Patricia PAPERMAN. « Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel […] », p. 330. 18 Ibid., p. 330.

vulnérabilité ramène la personne à un besoin qui apparaît comme un élément constitutif de la vie. Pour examiner la notion de vulnérabilité, Tronto recourt au vocabulaire des besoins. Sa réinterprétation des besoins « comme des choses en soi »19 plutôt que « comme une marchandise » désigne les besoins toujours spécifiques de la personne. Ainsi, le besoin change selon la particularité du contexte et les détails particuliers à la situation dans lesquels se retrouve une personne. Dès lors, un besoin ne peut être défini ou fixé au préalable par des institutions. Selon le philosophe Stéphane Haber, Tronto se réfère à une « anthropologie des besoins »20. Le besoin qui détrône l’autosuffisance individuelle devient intersubjectif de maintes façons21. Il appelle le care qui « définit même l’espace (politique) où l’écoute empathique des besoins devient possible. »22 Également, Haber considère que Tronto présente plus exactement « une anthropologie de la vulnérabilité »23. En fait, « [l]a

personne est vulnérable : c’est ce principe qui ouvre en définitive l’espace des besoins et de

leur prise en compte. »24. Dans les sociétés libérales, le besoin qui découle de la fragilité existentielle symbolise une perte de capacité et de pouvoir et il est même perçu comme une menace pour l’autonomie.

Le besoin étant conçu comme une menace pour notre autonomie, ceux qui ont davantage de besoins que nous paraissent moins autonomes et donc comme disposant de moins de pouvoirs et de capacités. […] De plus, les destinataires du soin étant perçus comme pitoyables, il devient plus difficile aux autres de reconnaître leurs besoins en tant que tels. Cette construction contribue en outre à établir une distance entre les besoins des "vrais nécessiteux" et les personnes ordinaires qui présument de leur propre absence de besoins.25

Chez la personne autonome, avouer un besoin équivaut à confesser sa fragilité face aux autres. Les personnes relativement privilégiées semblent incapables d’admettre que leurs besoins soient satisfaits par d’autres. « L’indifférence des privilégiés »26, pour reprendre

19 Joan TRONTO. Un monde vulnérable […], p. 185.

20 Stéphane HABER. « Éthique du care et problématique féministe dans la discussion américaine actuelle. De C. Gilligan à J. Tronto », dans Patricia PAPERMAN et Sandra LAUGIER (dirs.), Le souci des autres. Éthique et

politique du care, Coll. « Raisons Pratiques » no16, Nouvelle édition augmentée, Paris, Éditions de l’École des

Hautes Études en Sciences Sociales, 2011, p. 201. 21 Ibid., p. 201.

22 Ibid., p. 201. 23 Ibid., p. 202. 24 Ibid., p. 202.

25 Joan TRONTO. Un monde vulnérable […], p. 166. 26 Ibid., p. 194.

l’expression de Tronto, se traduit concrètement par un déni du travail de care qui est effectué pour eux. Molinier, Laugier et Paperman disent que « notre autonomie dépend du travail des autres. »27 Le care ne s’adresse pas uniquement aux personnes vivant une situation affligeante. Il concerne chacune, chacun et demeure essentiel à la vie du monde. Dans les sociétés libérales contemporaines, l’autonomie et l’indépendance constituent des conditions qui contribuent à la dévalorisation de la vulnérabilité et des travaux concernant les soins. « Le care interroge fondamentalement l’idée selon laquelle les individus sont entièrement autonomes et indépendants. »28 Selon Tronto, « [ê]tre dans une situation où l’on doit recourir au care revient à être dans une position de vulnérabilité. »29

Tronto constate que la vulnérabilité représente le lot de toutes les personnes sans exception. Cette idée de vulnérabilité commune dérive de l’existence marquée par la fragilité. Personne ne peut prétendre vivre en autarcie et subvenir seule à ses propres besoins. Dès le début de la vie, la personne se révèle vulnérable. L’enfance, la maladie, la vieillesse ou des changements dans les conditions matérielles apparaissent comme autant de facteurs menant la personne à expérimenter la vulnérabilité. Au cours de l’existence, les femmes, les hommes, les enfants se trouvent confrontées à des degrés plus ou moins marqués par l’adversité et par la vulnérabilité. Il n’en reste pas moins « que chaque jour nous avons besoin de soin pour préserver nos vies. »30 Une baisse de la capacité d’agir ou la difficulté à réaliser des activités de la vie quotidienne renvoie à la vulnérabilité, cette « condition partagée d’êtres dont l’existence est temporelle, incarnée et relationnelle de part en part. »31 Ainsi, les théoriciennes du care Garrau et Le Goff proposent d’imaginer la vulnérabilité comme « une sorte d’invariant anthropologique »32. Nussbaum, pour sa part, « énonce l’idée d’une vulnérabilité constitutive ».33 Celle-ci apparaît « comme une

27 Pascale MOLINIER, Sandra LAUGIER et Patricia PAPERMAN. « Introduction. Qu’est-ce que le care? […] », p. 25.

28 Joan TRONTO. Un monde vulnérable […], p. 181. 29 Ibid., p. 181.

30 Joan TRONTO. « Care démocratique et démocraties du care », Traduit de l’anglais par B. Ambroise, dans Pascale MOLINIER, Sandra LAUGIER et Patricia PAPERMAN (dirs.), Qu’est-ce que le care? Souci des autres,

sensibilité, responsabilité, Coll. « Petite Bibliothèque Payot », Paris, Éditions Payot et Rivages, 2009, p. 51.

31 Marie GARRAU et Alice LE GOFF. Care, justice et dépendance […], p. 8. 32 Ibid., p. 8.

dimension irréductible d’un rapport au monde marqué par l’exposition à la "fortune" et la finitude. »34

L’analyse du care faite par Tronto déconstruit le mythe selon lequel les personnes sont entièrement autonomes et potentiellement égales. De fait, toute personne expérimente alternativement des périodes d’autonomie et de dépendance lors de son existence. D’ailleurs, la vulnérabilité met en relief le rapport d’asymétrie d’une relation de soin : par l’autonomie relative d’une personne et la vulnérabilité de l’autre. Tronto propose d’accéder à un type d’égalité qui peut naître de l’inégalité assumée dans une relation de soin. Dès lors, « le constat des inégalités deviendrait plus difficile à occulter. »35 Subséquemment, ceci empêcherait que des frictions interpersonnelles dégénèrent en injustice.

La vulnérabilité constitue une des sources de l’asymétrie présente dans la relation de soin, l’autre source étant représentée par le pouvoir. Cependant, la vulnérabilité telle qu’elle est conceptualisée par les théoriciennes du care invite à ne pas entrer dans une logique de relations asymétriques parce que cette logique est celle de la hiérarchie, de l’affrontement et de la concurrence. La vulnérabilité appelle plutôt à une activité de care. Le care est préoccupé par les situations de vulnérabilité et d’inégalité engendrées entre les personnes. Le care transforme ces situations concrètes de la vie de tous les jours en un travail direct et concret sur le terrain. Du reste, la vulnérabilité se laisse découvrir par le biais des activités qui cherchent à lui répondre. « C’est en situation qu’elle doit être appréciée ».36

Élément caractéristique de l’existence, la vulnérabilité est la cause de la dépendance des uns envers d’autres. Ainsi, la vulnérabilité amène la personne à dépendre des activités de

care d’autrui, c’est-à-dire de l’attention et des actions posées par d’autres personnes afin de

satisfaire le besoin qui ébranle l’autonomie et dévoile la vulnérabilité. Abordons maintenant une seconde composante, celle de la dépendance pour analyser de plus près les liens qu’elle tisse au sein d’une relation asymétrique et son rapport avec le care.

34 Marie GARRAU et Alice LE GOFF. Care, justice et dépendance […], p.127. 35 Joan TRONTO. Un monde vulnérable […], p. 215.

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